Chronique d’un gouvernement aux
forceps : les leçons d’un processus et les scenarios possibles
Abdelmoughit BENMESSAOUD TREDANO
La promptitude avec
laquelle le Roi a nommé le leader du PJD A. Benkirane, soit trois jours après
les résultats des législatives, contraste avec l’enlisement que le processus de
négociation pour la formation d’un gouvernement connaît.
En attendant Godot : Une chronologie rocambolesque teintée par "Al
Abath"
- 7 octobre : organisation des élections
législatives
- 8 octobre 5 partis (RIN, Istiqlal, MP,
USFP, PAM) se seraient réunis pour préparer une riposte à la victoire du PJD
Objet : écrire une lettre au Roi signifiant leur
refus de s’associer au sein d’une majorité avec le PJD et élire un président du
parlement, opération qui aurait été programmée le 11 octobre. L’heureux élu
pressenti était le responsable de l’USFP Habib El Malki.
- 10
octobre le Roi nomme A. Benkirane comme chef de gouvernement
- Pendant plus de deux mois le MP et l’USFP
et surtout le RIN louvoient et campent sur leur position : écarter
l'Istiqlal de la majorité.
- 24 décembre le Roi Mohammed VI envoie deux
de ses conseillers au Chef de gouvernement désigné : mission débloquer la
situation
- 24 décembre Hamid Chabat fait une
déclaration sur la Mauritanie et complique la tâche au Chef de gouvernement
désigné
- Benkirane obligé de lâcher l’Istiqlal .Dans le même sillage, ce dernier accepte de soutenir la future majorité sans faire partie du gouvernement.
- Benkirane propose de reconduire l’ancienne
majorité
- Le RNI sort d’autres conditions : intégrer l’USFP et l’UC dans la future majorité
- 8 janvier, les quatre partis (RNI, MP, UD
et l’USFP) demandent à Benkirane d’être reçus tous les quatre et lui
proposent d’élargir la majorité.
- Soir même du 8 janvier Benkirane sort son
fameux communiqué où il assure que les négociations sont terminées (Intaha Alkalam), la fin de la parole ou du
propos)
- 10 janvier le Roi Mohammed VI préside une
réunion du conseil des ministres consacrée à la question du retour du Maroc à l’UA
et appelle à la réunion du parlement pour l’adoption du traité d’admission
- L’admission du Maroc à l’UA : un nouveau saut d’obstacle pour Benkirane
- Benkirane propose à Aziz Akhannouch de
présenter un candidat pour la présidence du parlement afin d’ éviter un dysfonctionnement entre
cette dernière et la future majorité gouvernementale. Le président du RNI
refuse.
- Benkirane, en raison de la sensibilité de la question nationale, accepte de procéder
à l’élection du président du parlement et la constitution de ses structures
avant la constitution de la majorité
- 13 janvier ; Réunion de Benkirane avec
les 9 partis représentés au parlement. L’objectif étant d’élire le président du
parlement et mettre en place ses structures et ce pour l’adoption dudit traité
même si la raison est ailleurs
- Le même jour, Abdelwahad Radi, ancien
président du parlement, convoque les députés pour une réunion du parlement
- 16 janvier, Habib El Malki est élu
président du parlement et les structures constituées
- Le même jour, une nouvelle majorité est née
avant terme (celle qui a voté pour Habib
El Malki, composé de tous les partis dits administratifs et l’USFP devenu allié
obligé )
- La constitution du gouvernement est restée
dans les limbes à la date du 1 fevrier janvier 2017 soit presque 4 mois après
le scrutin
Le syndrome de 2011
Une
abstention de plus en plus importante, une grande partie des citoyens ne
sent pas concernée par le politique et la question
électorale[1] , traduite, entre autres, par une
défiance croissante des citoyens vis-à-vis d’un personnel politique défaillant
et peu représentatif ; voici les
ingrédients d’un système politique qui se trouve à la croisée des chemins ;l’épisode
des tractations infructueuses pour constituer
un gouvernement constitue le paroxysme d’AlAbath .
Les
"stratèges" du pouvoir donnent l’impression
de vouloir fonctionner avec un champ politique sans citoyens !
Les leçons de 4 mois de tractations et d’attente
Il ressort de quatre mois
de contacts et d’attente, plus que crispés, entre
le Chef de gouvernement et le RNI et ses "alliés" (MP, UC et un allié
de circonstance à savoir l’USFP) les leçons suivantes :
-
Un
gouvernement Benkirane II n’est pas
désiré en haut lieu surtout avec la personne du leader du PJD dont la
personnalité devient de plus en plus populaire et dérangeante.
-
Le
syndrome de 2011 doit être effacé
-
Les partis dits
administratifs confortent leur réputation et l’étiquette qu’ils portent semble indélébile.
-
Le clivage entre partis disposant d’une certaine autonomie
et ceux qui n’en disposent pas est conforté (avec toutes les limites de ce
clivage)
-
Le regain d’intérêt que
les élections ont réussi à arracher depuis 2011, risque de se perdre pour de bon.
-
La conviction et la perception d’une bonne majorité de
la population qui consistent à considérer que les élections ne servent à rien et qu’une
majorité ne sert à rien, se consolident
-
La désaffection des
citoyens vis-à-vis du politique et de l’acte électoral ne peut que se renforcer
-
L’absurde (Al Abath) est le sentiment qui taraude tous les esprits du moins de ceux qui considèrent
désormais que le politique n’a aucune utilité
-
Un gouvernement constitué,
même présidé par A. Benkirane, serait handicapé par les conditions
de sa naissance et la nature de sa composition
-
La question de
l’application de la constitution de 2011 est foncièrement posée
-
L’image et la crédibilité
du Maroc comme pratiquant une expérience d’une certaine originalité risquent
de prendre un coup sérieux (sachant par ailleurs que les puissances commencent
à exprimer, de plus en plus, des réserves sur les ingérences dans les
situations politiques internes des pays non- démocratiques)
L’ensemble
de l’argumentaire n’est pas fait pour légitimer quoi que soit ; le
gouvernement Benkirane ( I et II) avait
et a aujourd’hui une majorité dans un champ politique ultra minoritaire ;
en effet, durant et avant les législatives du 7 octobre 2016, entre
non-inscrits et abstentionnistes et bulletins nuls il y a à peu près 19
millions de citoyens soit 3 sur 4 qui ne se sont pas sentis concernés par
l’acte politique et électoral.
Si ce questionnement et cette
interpellation du politique sont posés c’est tout simplement dans l’esprit de
repérer les dysfonctionnements ou plutôt l’impasse -même si d’aucuns font
semblant de l’ignorer, oubliant par-là que l’accélération des choses et l’imminence
des crises ne préviennent personne - et explorer les pistes de la nécessaire
mutation et l’impératif dépassement.
Le Maroc ou le pouvoir
politique sont tiraillés entre le maintien du statu quo et la tentation de réformer
sous contrôle.
Que faire ?
Avant de
voir le/ ou les scenario(s), il y a des préalables à poser :
Même
si les « intégristes »
de l’analyse dite académique -souvent insipide incolore et inodore- nous
invitent à éviter les formules « il n’y a qu’à » et « il
faut », parce que les mutations en matière politique ne s’opèrent pas par
les souhaits et des vœux, il n’est pas inutile de proposer les conditions de la
transformation du politique dans le contexte actuel du Maroc.
Malgré le rôle dominant que joue la monarchie dans la configuration
du champ politique et des comportements des acteurs, il y a une question que
nous paraît plus pertinente c’est
la question de la réforme en général ; cette
interrogation nous conduit à une autre aussi importante que la première : pourquoi la société ne parvient pas à créer
les conditions du changement ? [2]
Les préalables
Pour
ce faire, il importe d’inscrire le processus de réforme, le véritable, dans une
lignée de rupture ;
d’où l’intérêt de réfléchir sur les cinq ruptures suivantes :
Le
pourquoi
de cette logique de rupture ?
-
Culturelle :
on sait que la culture du makhzen est dominante depuis des siècles, à laquelle
est venue se greffer depuis deux décennies, la culture intégriste ; la
vision moderniste apparaît dans ce champ comme étant minoritaire.
-
Organique :
il s’agit là de la liberté et de l’autonomie des individus de groupes et
évidemment de l’élite par rapport à toutes les sources du pouvoir ; aucune
réforme n’est possible sans la libération de l’homme marocain.
-
Rupture politique et institutionnelle :
une réforme qui ne pose pas les vrais termes de ce débat ne peut constituer
qu’un replâtrage et au mieux qu’un pis -aller.
-
Programmatique : toute proposition ne peut
constituer un attrait que si elle s’inspire de cette idée de rupture et se
démarque par rapport à des idées générales et généreuses.
-
Rupture comportementale : la pédagogie de
l’exemple des hommes politiques, des responsables publics, la participation des
citoyens, la responsabilisation et la culture de l’évaluation sont autant de
conditions pour toute politique publique saine, productive et mobilisatrice.
En plus de cette nécessité de rupture,
il importe de réfléchir aussi sur les forces sociales et politiques qui
pourraient constituer la clef de voûte système politique reposerait demain ?
Mobilisation du stock électoral (élection de 2015 et 2016)
En dehors des péripéties que la constitution du gouvernement
Benkirane II, la question de la composition du champ politique de demain
inscrit dans le sillage de la réforme, doit prendre en considération les
considérations et les paramètres suivants :
-
La donne politique risque
de connaître une nouvelle configuration car les campagnes se vident et la
population urbaine augmente ; le champ politique de demain dépendra, entre
autres paramètres, de cette nouvelle répartition démographique dans l’espace
géographique et territorial ;
-
Le système politique
marocain – et donc la cohésion sociale souhaitée et nécessaire pour toute
stabilité politique- ne peut soutenir pour longtemps ce face à face PJD / PAM
ou partis du sérail et le reste ;
-
Sur la base des résultats
du scrutin de 2015 et 2016, les 8 premiers grands partis (et les 4 premiers
parmi les huit) ne sont pas très représentatifs lorsque on prend en
considération le corps électoral - les Marocains en âge de voter- et le taux
d’abstention ;
-
Depuis 2002, une moyenne
de 7 à 8 millions de non - inscrits et une moyenne de 50% d’abstention
(situation gravissime pour des élections locales car elles expriment la
proximité) sachant les modifications démographiques et le changement de l’âge
de vote (de 21 ans à 18 ans) ;
-
Une force sociale et
politique ne se décrète pas ; les mouvements de gauche et l’Islam
politique comme idée et idéologie puis comme partis politiques ont
mis plus d’un siècle et demi pour les premiers et un siècle pour le
second (depuis au moins 1928 date de la création de la société des frères
musulmans) pour exister d’abord et gouverner ensuite et on connait la suite.
-
A la faveur de
l’alternance en 1998, des forces sociales et politiques dépendant du mouvement
national ont été intégrées dans la gestion des affaires publiques.
-
Depuis une dizaine
d’années, le PJD est intégré d’abord dans le champ politique ensuite dans la
gestion gouvernementale depuis 2011/12. Dans cinq à dix ans, il sera surement
question d’intégrer -si on ne le prépare pas déjà-Jamaat Al Adl WalIhssan.
Et après la nature a peur
du vide.
-
Avec les résultats obtenus
par le PJD dans les villes et ceux obtenus par le trio PAM/RNI/MP dans les
campagnes[3], en 20015 et 2016, le clivage et la recomposition des champs
politiques sont vite faits. Et comme il a été déjà soutenu, les non-inscrits et
les abstentionnistes posent un problème de représentativité et donc de
légitimité.
Partant de ces chiffres et surtout de l’appréciation faite sur
les le scrutin local et régional du 4 septembre 2015 et des législatives du 7
octobre 2016 deux approches uniquement quant aux scénarios possibles dans la
future configuration du champ politique et de l’évolution, à court et moyen
terme, du système politique pourraient être envisagées.
Le scénario résultant uniquement de ce noyau dur qui vote et qui
ne risque pas de changer de sitôt, ne peut que confirmer les résultats en
progrès constant du PJD depuis 1997 et les alliances n’auraient qu’une
importance secondaire. Durant le même mandat (Benkirane I), on a bien changé le
parti de l’Istiqlal par le RNI sans état d’âme sachant que ce dernier avait
conduit, avec le PAM, une alliance de huit partis à la veille des élections
législatives de novembre 2011 pour contrer les velléités de domination du PJD.
Ce scénario n’a besoin d’aucune réforme ; on a qu’à
reconduire la même majorité avec les mêmes logiciels dans la conduite du
politique au Maroc. En effet, le bras de fer observé durant la constitution du
gouvernement Benkirane II a montré que le pouvoir politique se cramponne au
statu quo.
Le deuxième scénario plus courageux, plus volontariste plus
complexe mais nécessaire pour l’évolution de l’Etat et de l’entité/Maroc ;
cette hypothèse ne peut venir que de l’implication des non-inscrits et des
abstentionnistes et dont le but est de rationaliser le champ politique, les
comportements des acteurs et le changement de culture politique et in fine
rétablir la confiance.
Sur la base des chiffres résultant des deux dernières échéances électorales et de notre
argumentaire sur les scenarios possibles pour ne pas dire souhaitables
,il faudrait faire preuve d’imagination et d’audace
en matière de prospection politique ; l’hypothèse de travail, nous semble
-t-il, devrait être fondée sur une mobilisation des non-inscrits et des
abstentionnistes dans le cadre d’une perspective qui fera du politique quelque chose de plus attractif
parce plus transparent, plus utile aux citoyens et ayant un sens.
Ainsi, pour éviter que le
politique ne produise que des monstres [4], pour
que le politique ne se réduise pas à « l’art de se servir des gens
… » [5], pour
faire en sorte que la bêtise ne commence pas à penser [6], il fallait et il faut réinventer d’autres
formes d’engagement et surtout allier l’éthique à la politique, adopter la
pédagogie de l’exemple, conditions seules à même de pouvoir faire revenir le citoyen au champ
politique et ce en rétablissant la confiance. Seules les sociétés de confiance
réussissent[7]Tout le reste n’est que
littérature
[1]
Durant et avant les législatives
du 7 octobre 2016, entre non-inscrits et abstentionnistes et bulletins nuls il
y a à peu près 19
millions de citoyens soit 3 sur 4 qui ne sont pas sentis concernés par l’acte
politique et électoral.
[2]
Voir sur cette dimension l’ouvrage de Mohamed Chiguer, Le projet de société intégré et le
triangle vertueux, Edition Confluences, 2003,144 pages.
[3]
Le scrutin de référence est
les locales et régionales
du 4 septembre 2015, voir notre ouvrage, Les élections au Maroc, op.cit., pp. 65-80.
[4]
Saint juste disait : « Tous les arts ont produit des merveilles,
seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ».
[5] « La politique est l’art de se servir des hommes en leur faisant croire qu’on les sert. » Disait l’écrivain et dramaturge Louis Dumur.
[6] Jean Cocteau disait : « Le drame de
notre temps, c'est que la bêtise se soit mise à penser ».
[7]
Alain Peyrefitte, « La société de confiance », Ed. Odile Jacob, 1995.
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