La réforme du régime de change au Maroc, par Mehdi Aboulfadl et Yasser Tamsamani
Mehdi Aboulfadl
et Yasser Tamsamani
Economistes
La démarche entreprise par Bank Al Maghrib (BAM) pour expliquer les tenants
et les aboutissants de la réforme du régime de change est certainement fort
louable, en permettant de préparer les acteurs économiques à amortir le choc de
la transition et à s’adapter à la nouvelle donne. Elle s’inscrit également dans
la lignée de conduite des banques centrales, à l’échelle internationale, qui
mobilisent la stratégie de communication en tant qu’instrument de stabilisation
de la psychologie des marchés et d’ancrage des anticipations des agents.
Néanmoins, certaines omissions ou incohérences semblent pénaliser ces
efforts, ce qui participe à exacerber les incertitudes et craintes des agents
économiques quant à, d’une part, l’opportunité de cette réforme et les raisons
réelles qui la sous-tendent et, d’autre part, les retombées potentielles en
termes de coûts additionnels sur leur activité.
La
politique monétaire et la communication
La communication par une Banque Centrale de ses objectifs et de la
stratégie pour les atteindre, tout en expliquant de manière convaincante la
justification et la cohérence de ses décisions, permet aux ménages et
entreprises de comprendre comment les politiques sont susceptibles d’évoluer,
en réponse à des changements au niveau des conditions économiques et
financières. L’influence ainsi exercée sur les anticipations impacte les
actions des agents et, par conséquent, contribue à déterminer les conditions
économiques actuelles ainsi que la production globale et la dynamique des prix.
Il en découle donc qu’une communication adéquate peut renforcer l'efficacité
des politiques et des marchés, en réduisant l'incertitude économique et
financière, contribuant ainsi à la prospérité économique.
Comme le souligne Woodford (2001) ,
la capacité d'une Banque Centrale à affecter l'économie dépend fondamentalement
de sa capacité à influencer les anticipations de marché, à savoir la
trajectoire future des taux. Dans ce contexte, la communication est un élément
central en ce qu’elle permet de gérer ces anticipations de deux manières
possibles : la création de nouvelles et/ou la réduction du bruit (ou
distorsions). Malheureusement, et tel qu’il apparait des diverses présentations
et communications de BAM autour du sujet de la flexibilisation du régime de
change, les efforts de clarification semblent créer plus de distorsions qu’ils
ne participent à stabiliser les anticipations.
En l’absence d’un argumentaire cohérent et clair concernant les
sous-jacents et les impacts potentiels d’une telle décision, il demeure difficile
à ce stade de comprendre le rationnel derrière un tel changement de régime
(voir la section III). Et lorsque les agents sont obligés d’approximer le
comportement de la Banque Centrale, il n'y a aucune garantie que l'économie
converge vers l'équilibre à anticipations rationnelles tant recherché par
l’Autorité monétaire, car le processus d'apprentissage des agents affecte la
dynamique de convergence. Dans ce cas, « l'effet rétroactif de
l'apprentissage sur l'économie peut conduire à des résultats instables ou
indéterminés », (Alan S. Blinder, Michael Ehrmann,
Marcel Fratzscher, Jakob De Haan, David-Jan Jansen, 2008) .
Le
choix du régime de change : une histoire incomplète
Le choix d'un régime de change approprié reste un défi politique important
pour nombre d'économies en développement et émergentes, notamment en raison de
l'intensification de la mondialisation et de l'accès croissant aux marchés
financiers internationaux. Cependant, il ne semble pas qu'il existe une règle
de sélection claire et arrêtée pour choisir le régime le plus adapté, comme le
stipule Frankel (1999) : « Aucun régime
de change n'est approprié pour tous les pays ou en toutes circonstances ». Le
type de régime dépendra des circonstances spécifiques du pays en question, en
lien avec les différents facteurs et critères identifiés dans la littérature
comme des déterminants essentiels.
Tout d’abord, et contrairement à l’impression qui se dégage de la
communication autour du projet de flexibilisation au Maroc, il n’y a pas de
supériorité absolue du régime flexible par rapport au régime fixe en termes de
bien-être social. A chaque régime sont associés des avantages et des inconvénients
majeurs.
Les taux de change fixes sont particulièrement attrayants car ils
permettent de réduire les coûts de transaction et le risque de change (qui peut
décourager le commerce et l'investissement), participent à la promotion de la
discipline de marché et fournissent un ancrage nominal crédible pour la
politique monétaire. Toutefois, les préférences relatives à l'inflation doivent
être globalement semblables à celles du ou des pays auquel(s) la monnaie locale
est rattachée. Mais, surtout, la capacité d’adaptation des marchés domestiques
est cruciale afin de permettre un ajustement rapide des coûts de production et
du taux de marge en cas de choc défavorable. En effet, si les prix évoluent
lentement, il devient alors coûteux de déplacer le taux de change nominal en
réponse à un choc nécessitant un ajustement du taux de change réel. Dans ce cas
un taux de change flexible semble plus approprié.
La facilité de l'ajustement aux chocs réels, en présence de rigidité des
prix, est l’argument traditionnel avancé pour justifier l’adoption d’un régime
flexible (Mundell, 1963) : les chocs
réels généreront des mouvements de taux de change qui produiront le changement
nécessaire dans l'allocation des ressources, ce qui réduira l'impact sur la
production et l'emploi. Mais pour prouver sa validité, il est nécessaire pour
la Banque Centrale de communiquer sur la nature et l’ampleur des chocs qui
caractérisent l’économie marocaine (voir la
section III pour plus de détails).
Un autre argument en faveur de la flexibilité découlant du modèle de
Mundell-Fleming réside dans le fait que les autorités conservent toute la
latitude pour utiliser la politique monétaire comme outil de stabilisation,
essentiellement la possibilité de mener des politiques monétaires contra-cycliques.
La crédibilité est un facteur clé de son efficacité, qui peut être obtenue avec
une Banque Centrale indépendante. Sur ce point crucial, il est indéniable de
souligner que la communication de BAM a été satisfaisante, en explicitant le
souhait de tendre vers un système de ciblage d’inflation grâce à l’évacuation
du taux de change des objectifs de la politique monétaire (satisfaction du
Principe de Tinbergen). Cependant, cet objectif d’indépendance de la politique
monétaire est mis à mal par les éléments mêmes qui ont été mobilisés pour
justifier la flexibilité, à savoir l’ouverture commerciale et l’intégration
financière. Edwards (2015) démontre, sur des
données de pays d’Amérique Latine qui ont opté pour un régime de change
flexible, que la politique monétaire dans une petite économie ouverte reste
plus ou moins dépendante de celle menée au sein d’une grande économie, relativisant
de ce fait ce que stipule la théorie.
Par rapport aux orientations actuelles en termes de cadre de gestion
macroéconomique au Maroc, le choix d’un régime flexible est conforme aux
principes de base adoptés sur le plan international en matière de politique
monétaire, à savoir les principes de la Nouvelle Synthèse. Mais à ce sujet, il
y a lieu d’indiquer que ce choix est loin d’être « neutre ». Il
repose en effet sur plusieurs convictions théoriques : le ciblage de
l’inflation, en limitant les fluctuations du niveau général des prix, minimise
l’instabilité financière du fait d’une allocation des ressources effectuée
sur la base de critères économiques, et non spéculatifs (limitant ainsi la
sévérité des périodes d’instabilité) ; la supériorité de la politique
monétaire sur la politique budgétaire, en se fondant sur l’efficacité de la
première à court et moyen termes ; l’importance des agents privés dans la
création de richesse et la croissance ; l’impact plus ou moins négatif des
rigidités sur l’activité, et le rôle dévolu à la régulation ; etc.
Enfin, et en l’absence de mésalignement persistent du Dirham (dixit FMI) ou
de déficit structurel au niveau des avoirs (mesures ARA communiquées par BAM),
un dernier élément pouvant légitimer le choix d’un régime flexible semble
distillé dans la communication de BAM ; il s’agit du transfert du risque de
change de l’Etat vers les agents privés. Cet argument est en soi logique, car
les risques associés à des choix individuels ne peuvent être supportés par la
communauté ; mais son corollaire consiste en des coûts potentiellement
importants pour les agents économiques. Et au risque de nous répéter, le rôle
de la Banque centrale est capital pour aider à réduire ces coûts, en minimisant
la durée du processus d’apprentissage des agents économiques à travers une
communication transparente et cohérente.
Une
discussion détaillée de la communication de Bank Al-Maghrib[1]
Voici, en quelques points, une lecture critique de la présentation de BAM concernant
la réforme de flexibilisation du régime de change au Maroc :
1/ Contrairement à la physique où l’expérimentation est permise,
l’évaluation des retombées d’une réforme économique, son étalement dans le
temps ainsi que ses répercussions redistributives, se passe par un jeu de
simulations de scénarii basé sur un ou des modèles reproduisant le plus
fidèlement possible les caractéristiques de l’économie marocaine. Bien que la
réforme ne date pas d’aujourd’hui et était dans les plans depuis 2007, aucune
évaluation de ce genre n’a été malheureusement rendue publique.
2/ La tonalité globale du discours se révèle de nature alarmiste et fataliste,
consistant à dire que si le Maroc ne fait pas le choix aujourd’hui d’une
flexibilité graduelle et ordonnée de son régime de change, il se soumettra demain
à « un passage forcé » au flottement. Ceci serait dû au postulat
selon lequel les régimes de change qui manquent de flexibilité sont de nature instable,
et mènent inéluctablement à une crise de change :
·
D’abord, ce postulat ne tient plus face à la longue expérience de terrain de
plusieurs pays qui n’ont connu ni de régime flexible ni de crises de change. Et
le Maroc fait partie de ces pays en optant depuis 1973 pour un ancrage de sa
monnaie sur un panier de devises étrangères. Mieux encore, le Maroc semble aujourd’hui
plus que jamais prémuni d’une éventuelle crise de change, si l’on se fie à la
« résilience »[2] des fondamentaux de l’économie marocaine telle
qu’elle a été paradoxalement supposée dans la présentation de BAM.
·
Ensuite, cette tonalité fataliste du discours est une source d’incertitude
et d’instabilité pour les acteurs économiques, dès lors que le coût de la
réforme à supporter, à la fois par les ménages (en termes d’inflation importée)
et les entreprises (en termes de couverture contre le risque de change), est
certain et de court terme. Tandis que les potentiels bienfaits, en termes
d’amélioration de compétitivité et de dynamisme de l’économie, sont pour leurs
parts incertains et étalés sur le moyen et long termes. Elle l’est également à
partir du moment où le socle de l’argumentaire de BAM semble mettre les acteurs
économiques face à un choix binaire, entre le fait de supporter un coût supplémentaire
lié au risque de change, étalé dans le temps, ou bien de subir un coût élevé, en
un seul coup, en cas de crise de change. Sachant la pro-cyclicité des
investissements et des flux de capitaux étrangers, un argumentaire intégrant les
gains potentiels en termes de croissance économique (qui restent à démontrer[3]), associés à une telle réforme, aurait pu aider à la
formation d’anticipations favorables si l’on se réfère au référentiel théorique
sous-jacent.
·
Enfin, expliquer l’avènement des crises de change par un manque de
flexibilité dans la détermination de la parité d’une monnaie est dépassé, au
regard du fait que les régimes intermédiaires et fixes ne sont pas intrinsèquement
instables (Agnès
Bénassy-Quéré et Benoit Couré, 2002) . D’ailleurs, le Fond Monétaire International (FMI) a
lui-même changé de position entre les trois études d’envergure qu’il a pu mener
durant les deux dernières décennies. Alors que les deux premières études (2000
et 2004), qui ont suivi la vague des crises de change des années 90 et la crise
Argentine de 2002, concluaient à la supériorité des régimes flexibles, la
dernière étude en date de 2010 met en exergue, en revanche, l’opportunité du
maintien des régimes intermédiaires dans le cas des pays en développement. Cette
conclusion découle du constat selon lequel ces régimes présentent l’avantage de
pouvoir rallier les bienfaits des deux régimes de coin, à savoir la stabilité
pour les régimes fixes et la compétitivité pour les régimes flexibles.
En pratique, les crises de change ne sont pas dues à
un quelconque manque de flexibilité de la parité d’une monnaie, mais plutôt à
une défaillance au niveau du contrôle des flux de capitaux spéculatifs
conjuguée à une grande versatilité de la psychologie des marchés financiers
(pays d’Asie Sud-Est, Turquie), à la dépendance économique vis-à-vis des
marchés de matières premières très volatiles (Amérique Latine, Nigéria) ou au
risque d’instabilité politique (Egypte). D’ailleurs, les pays ayant subi des
crises de change, notamment en Asie, n’ont pas fait par la suite le choix du
flottement comme ajustement structurel, mais ils se sont plutôt lancés dans une
course d’accumulation de réserves de change afin de pouvoir gérer de facto la
parité de leur monnaie.
3/ Selon BAM, les motivations derrière cette réforme sont au nombre de cinq,
sans pour autant fournir davantage de précisions sur leur validité dans le
cas de l’économie marocaine, et l’opportunité donc de la réforme. Cette
dernière vise à :
·
accompagner l’ouverture commerciale et l’intégration financière du Maroc :
dans les faits, l’ouverture commerciale et l’intégration financière ne sont pas
des déterminants discriminants dans le choix d’un régime de change. Plusieurs
pays intégrés commercialement et financièrement dans l’économie mondiale continuent
ainsi de gérer leur taux de change (Danemark, Hong-Kong, Qatar), au même titre
que d’autres pays (Norvège, Pologne, Suède) qui sont au même niveau
d’intégration mais dont la valeur de la monnaie est définie librement sur le
marché de change.
·
améliorer la compétitivité : pour que l’on puisse juger du bienfondé
de cette motivation, il est nécessaire de s’assurer que la sensibilité des
importations et des exportations, aux variations du taux de change, est
supérieure à la réaction de l’inflation suite à une variation similaire de taux
de change (cette condition est connue sous le nom de la condition de Marshall-Lerner).
Cet élément n’a pas été abordé dans la communication de BAM. Dans un pays comme
le Maroc, le compte courant étant structurellement déficitaire, une flexibilisation
de la monnaie devrait se traduire par une dépréciation nominale du Dirham qui
ne peut améliorer la compétitivité-coût de l’appareil productif national que, si
et seulement si, l’effet volume améliorant la balance commerciale (par plus d’exportations
et moins d’importations) l’emporte sur l’effet inflationniste dû au
renchérissement des prix à l’import.
·
atténuer les chocs externes : il est admis qu’un régime de change
flexible est adapté dans le cas de chocs externes réels (sur le volume des
exportations par exemple), car il est capable de les amortir par un ajustement
automatique des prix, en dépréciant (en cas de choc négatif) ou en appréciant (ou
positif) la valeur nominale de la monnaie. En revanche, face à des chocs
externes nominaux (sur les prix à l’import), un régime de change fixe est plus
approprié, car il permet de stabiliser le pouvoir d’achat des ménages et le
coût des intrants importés par les entreprises. A ce stade, aucun élément n’a
été avancé concernant, d’une part, l’ampleur des chocs (si leur variance
dépasse un certain seuil) et, d’autre part, leur nature qui, pour justifier
l’adoption d’un régime flexible, doivent être réels.
·
limiter la pression sur les réserves de change : à notre avis, ce
point constitue le seul argument sur les cinq qui se suffit en lui-même, sans
davantage d’analyses, pour justifier le passage à la flexibilité. Mais, la
pression sur les réserves de change n’est pas d’actualité et le Maroc semble
jouir aujourd’hui d’une situation confortable en termes de réserves disponibles,
si l’on se fie aux mesures ARA présentées par BAM. En outre, la maitrise du
stock des avoirs de réserve peut se faire autrement comme, par exemple, via un contrôle
de mouvement des capitaux et des produits importés.
Bibliographie
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Edwards, S.
(2015). monetary Policy Independence Under Flexibile Exchange Rates: An
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Woodford, M.
(2001). Monetary Policy in the Information Economy. NBER Working Paper(8674).
[1]
Présentation publique de BAM sur la réforme : http://www.bkam.ma/Actualites/Presentation-deroulee-lors-des-ateliers-sur-le-regime-de-change
[2] Cette
notion de résilience de l’économie marocaine a été discutée dans un post antérieur
publié sur le blog Farzyat : http://farzyat.org/la-resilience-de-leconomie-marocaine-est-sur-le-banc-de-touche
[3]
La littérature empirique reste d’ailleurs très sceptique sur l’impact que pourrait
avoir le choix du régime de change sur la croissance économique de long terme.
Dans le cas des pays en développement, en particulier, vous pouvez vous
rapporter, entre autres, au travail de De Vita et Kyaw (2011) concluant à une
certaine neutralité des régimes de change en termes de leurs effets sur la
croissance économique.