Qui
gouverne le Maroc ?
Voilà une question vaste et épineuse qui se pose toujours avec
acuité dès que l'on évoque le système politique caractérisé, historiquement,
par une prééminence de la monarchie. S'agit-il d'un système démocratique fondé
sur le pluralisme qui s'inscrit aux antipodes d'un mode de gouvernement
makhzanien ancré dans l'histoire du royaume chérifien ? Dans cette optique,
serions-nous ainsi en train de vivre une ère de développement politique qui
pourrait favoriser la construction d'un «pacte social» démocratique entre
gouvernants et gouvernés ? Dans le cas contraire, serions-nous encore empêtrés
dans les méandres d'un système de gouvernement patrimonialiste et centralisé
caractérisé par la persistance de réseaux notabiliaires, clientélistes et
népotiques relevant d'une culture de sujétion[1] ?
Alors que le discours officiel met en relief l'engagement du
royaume dans un processus irréversible de «transition démocratique», les
acteurs politiques, eux, toutes tendances confondues, tentent de participer à
l'exercice du pouvoir, chacun à sa manière et en fonction de son agenda et ses
ressources, dans l'espoir d'accaparer des rôles de leadership souvent
«négociés» dans la confidentialité[2].
Dans des contextes de crises et de conflits, l'étude du leadership
politique revêt, nous semble-t-il, une importance capitale dans la mesure où
elle permet d'apporter un éclairage nouveau sur des problématiques de fond qui
traversent l'ensemble du système politique marocain. Parmi celles-ci, on peut
évoquer, notamment, les difficultés de démocratisation, les modalités de
distribution de l'autorité et de la prise de décisions, les limites de la
modernisation des institutions et de la culture politiques, les implications
des compétitions idéologiques et religieuses, le relâchement du «lien social»
entre gouvernants et gouvernés, le déclin de la participation politique, la
montée des mouvements sociaux de contestation et de protestation, la
recrudescence des radicalismes et des extrémismes, les dynamiques de renouvellement
des élites et des leaders, les transformations des systèmes des normes et des
valeurs, ainsi que les modes et les perspectives du changement.
Pour aller plus loin, l'on peut ainsi s'interroger sur l'identité
politique de ceux et celles qui nous gouvernent, c'est-à-dire les détenteurs du
pouvoir décisionnel au Maroc et dans les grandes villes tout particulièrement.
On peut en effet se demander qui sont ces individus qui dirigent la chose
publique, prétendent représenter la collectivité, agissent sur ses choix
politiques et décident de ses affaires quotidiennes au nom de «l'intérêt
général» de la cité ? Saurait-on identifier nos Hommes politiques afin de mieux
comprendre, notamment, leurs carrières politiques, leurs modes de recrutement,
leurs ressources, leurs comportements, leurs stratégies d'action, leurs réseaux
d'influence, leurs cultures politiques et leurs idéologies?
Concrètement, serions-nous en face de chefs politiques dont le
pouvoir découle d'une autorité formelle, d'un statut notabiliaire ou bien d'un
système patrimonialiste ? Vu sous un autre angle, pourrait-on affirmer que l'on
dispose effectivement de «leaders politiques» qui bénéficient d'une légitimité
démocratique «légalo-rationnelle» émanant d'un consentement volontaire des électeurs
de la collectivité ou de partisans ? À l’heure des «printemps arabes»,
caractérisés notamment par «un réformisme étatique», l'on peut bien se demander
d’ailleurs si le système politique marocain est gouverné par un leadership de
type «démocratique» ou bien dirigé par un leadership de type «autoritaire» ?
Pour essayer de répondre à ces questions, et à bien d'autres, nous
nous sommes inspirés d'une conception processuelle et dynamique du leadership.
Celui-ci est considéré ainsi par McGregor Burns comme «un processus réciproque
de mobilisation, par des personnes avec certains motifs et buts, des ressources
économiques, politiques et autres, dans un contexte de compétition et de
conflit, en vue de réaliser des buts indépendants ou tenus mutuellement par les
leaders et les partisans.» (Burns, 1978:18). La littérature politique fonde
donc le leadership sur l'obtention de l'adhésion volontaire de partisans dans
le cadre d'une approche «interactionniste» mettant en relation le leader, les
followers et l'environnement de leadership.
Cette étude s'insère dans l'ensemble de ces travaux en explorant le
problème de l'influence politique sous deux angles différents. Le premier
objectif est de déterminer les facteurs décisifs de l'influence exercée par des
meneurs sur les choix et les priorités des followers. Le deuxième objectif est
d'identifier les leaders potentiels qui influent sur le processus décisionnel
local au sein de la collectivité.
L'étude montre à ce propos que la ville de Casablanca ne dispose
pas de leaders politiques à même de conduire un processus de démocratisation
locale. Ce constat s'explique notamment par la persistance des notabilités
traditionnelles, désengagement des partis politiques, des syndicats et de la
société civile, hégémonie de la bureaucratie locale et centralisation de la
prise de décisions, effacement des stratégies de followership et de
communication politique, et absence d'agenda ou de programme politique,
décrépitude de l'action locale, polarisation des conflits et manque de cohésion
du gouvernement local, et prééminence d'un style de leadership «charismatique».
Cette conclusion est nuancée toutefois par certaines tentatives de
leadership qui surgissent, sporadiquement et parfois souterrainement, à travers
les comportements de certains chefs politiques visant à influencer le processus
de prise de décisions au sein du conseil élu de la métropole.
Cette influence s'explique principalement par la centralité des
ressources personnelles, institutionnelles et contextuelles d'un leadership fonctionnel,
lesquelles sont marquées par des variations dans l'origine, la forme, les
cheminements et la répartition. À ce niveau, l'étude conclut à l'importance de
quatre ressources stratégiques d'influence, à savoir : le statut social, la
fortune, le savoir-faire organisationnel et les réseaux de relations. Ces
ressources sont parfois mobilisées pour influer sur le processus décisionnel
local caractérisé, notamment, par la persistance de «solidarités
notabiliaires», une démobilisation des populations et un manque de
participation politique, et l'interventionnisme des fonctionnaires dans les
décisions des conseils élus.
Dans un contexte polyarchique, l'étude atteste par ailleurs de
l'émergence d'un «leadership islamiste local» en construction soutenu par des
«entrepreneurs politiques» et «contrôlé» de prés par la monarchie. Ainsi,
certains conseillers islamistes légalistes du parti Justice et Développement
(PJD) parviennent à exercer des rôles de leadership à travers l'élaboration et
la diffusion d'un discours identitaire. C'est le cas notamment lorsqu'ils se
sont opposés à l'organisation du festival de Casablanca, en 2004, arguant que
«la programmation artistique occidentale du festival tend à propager une
culture musicale urbaine déliquescente qui s'avère antinomique avec les valeurs
traditionnelles de la société marocaine». La construction d'un «leadership
islamiste» se caractérise surtout par une rationalisation discursive de
l'action s'opérant à travers une modernisation du «référent idéologique» qui privilégie
l'usage du «droit positif» (lois et conventions) par rapport au «droit
islamique» (la chariâ ou le fiqh).
Le leadership politique local est analysé ici à l'aide d'un modèle
théorique qui met en évidence deux conclusions principales : la première renvoie
à une «personnalisation» de l'influence qui s'explique par une théorie
webérienne de l'autorité mettant en relief les qualités exceptionnelles et
providentielles d'un «grand homme». La deuxième est inhérente à l'émergence
d'un leadership «culturel» qui s'explique par une «rationalisation axiologique»
inspirée de la théorie cognitive boudonnienne de l'idéologie.
Aziz Chahir
Enseignant chercheur en sciences politiques à l’IRFC Rabat
[1] Almond et Verba analysent la culture
politique en fonction de trois types de culture : une culture paroissiale où
les rôles sont non spécialisés, une culture de sujétion faisant appel un
système différencié, mais où le citoyen est réduit à l'état passif de sujet, et
une culture de participation au processus de prise de décision collective. Voir
G. Almond et S. Verba, The Civic Culture.
Political attitudes in Five Countries, Princeton, Princeton University
Press, 1963.
[2] L'expérience dite d'«alternance
démocratique» est une parfaite illustration des modes de négociation entre le
pouvoir central et ses opposants. Enclenchée officiellement en 1997, cette
expérience émane d'un «consensus de compromis» entre l'ex-premier secrétaire de
l'USFP, Abderrahman El Youssoufi, et le roi Hassan II. Ce faisant, la monarchie
a permis à l'ex-opposition (koutla démocratique) de participer à la direction
des affaires en s'assurant, entre autres, le «bon déroulement» de la succession
du trône alaouite. A la même époque, le palais est parvenu à convaincre Dr
Abdelkrim Khatib (MPPC) d’intégrer les “islamistes” du PJD dans le jeu
politique institutionnel pour la première fois de l’histoire du pays. En 2001,
la monarchie s’est mise d’accord avec Mohamed Chafiq et des responsables
associatifs amazighes pour créer l’IRCAM. Aziz Chahir, leadership politique
amazigh in Hassan Rachik eds. Usages de
l’Identité amazighe au Maroc, Casablanca 2006, p 225.
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