Les
économistes Fathallah Oualalou et Mohammed Germouni ont consacré deux longs
articles à l‘intervention de la Banque mondiale au Maroc durant la période 1962-1992.
Leurs analyses qui ne
manquent pas d’intérêt prêtent toutefois le flanc à la critique. A défaut d’une
approche méthodologique robuste et d’une information riche et pertinente, ces
deux auteurs ont été conduits à surestimer l’ampleur des concours financiers de
la BIRD, donner une image simpliste de leur répartition sectorielle et en
minimiser le coût effectif, etc. Une radioscopie minutieuse de ses activités
qui ne se réduisent pas au financement permet de déduire que la Banque mondiale
n’a que partiellement rompu avec la vision néocolonialiste de «l’aide au développement»,
ce qui revient à hypothéquer les chances de développement du Maroc. Il suffit
pour cela de remarquer qu’à la différence d’autres nations, le Royaume
Chérifien qui dispose pourtant d’atouts considérables figure toujours parmi les
pays à revenu intermédiaire tranche inférieure. On s’en rend bien compte: le gouvernement d’alternance (1998-2002) qui
avait suscité beaucoup d’espoir a raté l’occasion de repenser sur de nouvelles
bases les relations du Maroc avec ses principaux bailleurs de fonds en général
et la Banque mondiale en particulier, autrement dit l’occasion de mettre le
pays sur les rails du développement durable.
Les économistes Fathallah Oualalou et Mohamed Germouni sont co-auteurs
d’un article datant de 1988 et traitant «de la problématique des rapports avec
les organismes financiers internationaux» durant la période 1962-1985 (1). Quelques années plus tard, le professeur F. Oualalou s’est
employé avec plus ou moins de succès, dans le cadre d’un autre article publié
en 1994, à actualiser (1962-1992) et approfondir «la question de l’endettement
extérieur du Maroc et le PAS» (2).
Cet auteur s’est
notamment évertué à dresser l’inventaire des prêts directs (Trésor) et garantis (entreprises publiques) octroyés par
la Banque mondiale au Maroc entre 1962 et 1992. Il a également pris soin de mettre
au clair la philosophie sous-jacente à l’action de la BIRD, l’ampleur et
l’évolution de ses prêts résumées dans plusieurs tableaux ainsi que leur
répartition sectorielle par sous-période (1962-1972; 1973-1979; 1980-1985;
1962-1982; 1983-1992). Au final, F. Oualalou ne s’est pas empêché de décerner
un satisfecit à la Banque mondiale pour ses interventions dans le royaume.
A partir du moment où la source de la masse des
données chiffrées examinées figure en bas de chaque tableau, on est enclin à
prendre pour argent comptant les idées développées dans ces textes académiques ainsi
que les tendances lourdes qui en ressortent et les grandeurs qui s’y
rapportent. Pour se donner bonne conscience, il suffit donc aux chercheurs d’indiquer
les références, selon la formule consacrée, dans des notes de bas de page:
Banque mondiale, citée par F. Oualalou, etc. Cette façon de faire ne se
justifie toutefois
que lorsqu’on est en manque d’informations économiques et financières
suffisantes, pertinentes et crédibles ou pressé par le temps, et encore. Autrement,
il va falloir d’abord s’assurer de la paternité et de la fiabilité des
statistiques dont fourmillent les articles soumis à l’analyse. En puisant les
informations à la source, on y découvre justement un assez grand nombre d’erreurs
(I). On se rend compte par ailleurs de l’absence de nombreuses données significatives
pourtant nécessaires à une bonne compréhension des interventions financières de
la Banque mondiale au Maroc entre 1962 et 1992 (II). Résultat: le regard jeté
par F. Oualalou sur la contribution de la BIRD au financement de l’économie
marocaine est empreint de naïveté, voire de complaisance (III). Preuves à
l’appui: cette institution financière planétaire n’a réussi à se départir que
partiellement de la vision néo-colonialiste de «l’aide au développement».
I. Des textes truffés d’erreurs en tout
genre
Les erreurs relevées dans ces deux articles portent d’abord sur les
prêts accordés par la Banque mondiale à l’Etat marocain entre Décembre 1962 et
Mars 1992 (prêts directs et garantis). Elles portent aussi sur les taux
d’intérêt imposés par la BIRD sur ses lignes de crédit. Cela ne fait pas
l’ombre d’un doute: la qualité de ces deux textes s’en ressent grandement.
I.1. Prêts
On peut
regrouper les erreurs décelées dans ces deux articles en trois catégories:
erreurs d’omission, erreurs d’imputation, erreurs d’appellation et de double emploi.
Il importe
de relever en premier des erreurs
d’omission. Certaines lignes de crédit de la Banque mondiale au Maroc ne
figurent guère dans les tableaux élaborés par ces deux auteurs qui croient
pourtant n’avoir rien laissé au hasard. Citons, en se limitant aux plus
importantes: 1) Project Housing Development (prêt n° 2245-0 d’un montant de 60
M$ approuvé le 15 Mars 1983, F. Oualalou, tableau 5, p.210); 2) Industry and
Trade Policy Adjustment Loan (prêt
n° 2377-0 d’un montant de 150 M$ approuvé le 31 Janvier 1984).
Les erreurs
d’imputation et donc de chiffrage sont encore plus nombreuses. Le Prêt Education 1 est d’après l’économiste F. Oualalou de 7,3 M$ (p.252;
tableau1, p.201). Il totalise par contre
11 M$ (BIRD, Le Maroc et le groupe de la Banque Mondiale, Septembre
1972, Washington, D.C., pp. 13 et 17). La même remarque vaut pour le premier
projet routier (Octobre 1969) de 14,6 M$ financé à part égale par la BM (7,3
M$) et l’Association internationale de développement (7,3 M$). Par ailleurs, contrairement
à ce qui est indiqué, le montant de la participation de l’AID est non pas de
7,5 M$ mais de 7,3 M$. Le prêt associé au 4e projet routier nous fournit
un autre exemple de dérapage statistique (prêt n° 2254-0, 29/3/1983). Son
montant varie d’un tableau à l’autre. Il se chiffre à 42 M$ à la lecture du tableau page 266 (F.Oualalou)
et à 60 M$ d’après le tableau 5, page 210 (F. Oualalou). Dans les faits, ce prêt s’élève
à 85 M$. Une autre illustration de ce type de dérive porte sur la ligne de
crédit réservée à la petite et moyenne irrigation (Sm&Med-Scale Irrigation,
n°2253-0, 29/3/1983). Son volume est tantôt de 60 M$ (tableau page 266) tantôt
de 30 M$ (tableau n°5, page 210). A vrai dire, il est de 42 M$. Un dernier
exemple correspond à un prêt accordé au CIH avec la garantie de l’Etat (Housing Development, n°2245-0, 15/3/1983).
Tel qu’il est mentionné dans le tableau page 266, cette ligne de crédit
totalise 30 M$. D’après la BIRD (que F.Oualalou cite aussi comme
source !!!), elle s’élève en revanche à 60 M$.
Aux erreurs d’imputation s’ajoutent des erreurs d’appellation, ce qui
conduit à confondre un secteur avec un autre. En parcourant le
tableau n°5, page 210, on y découvre un prêt de 49 M$ visant à développer le
secteur ferroviaire. En réalité, ce prêt est plutôt destiné au secteur
forestier (2nd Forestry Development, n° 3156-0, approuvé le 9 Janvier 1990). Le
même tableau comporte une erreur d’un autre genre, à savoir celle du double emploi. Elle consiste à y
faire figurer à deux reprises une même ligne de crédit allouée à la santé
publique et donc le montant correspondant. Dans le tableau n°5, il est effectivement
question de deux lignes de crédit d’un montant égal: 1. Développement santé,
06/06/1986, 28,4 M$; 2. Santé, 17/01/1986, 28,4 M$. En fait, il s’agit d’un seul
et même prêt (n°2572-0, 06/06/1985- et non 1986: approbation; 17/01/1986:
agrément; 28,4 M$).
Conclusion,
le montant total ou moyen des crédits indiqué pour chaque sous-période est
erroné en raison des nombreuses imprécisions que comportent les tableaux
statistiques dressés par F. Oualalou et dont il attribue paradoxalement la
paternité à la Banque mondiale.
I.2. Taux d’intérêt
Les taux d’intérêt dont il est fait mention
dans l’article collectif de 1988 appellent pour leur part un certain nombre de
remarques critiques, à commencer par des indications erronées.
Primo, tel qu’il ressort du tableau page
252 (1962-1972), les quatre dernières opérations supportent un taux d’intérêt
réduit de 0,75% par an. En fait, il s’agit plutôt d’une commission d’ouverture appliquée
par l’AID à seule fin de lui permettre de couvrir ses frais administratifs.
Secundo, le tableau page 256 relatif à la
période 1973-1979 renferme quant à lui plusieurs données incorrectes. Il en est
ainsi tout d’abord du prêt Third Education
soumis à un taux d’intérêt fixe de
8,50%/an au lieu de 4,50% comme indiqué (n°1220-0, 25 M$). C’est également le
cas du prêt Phosphate Fertilizer Expansion
octroyé à un taux d’intérêt non pas de 7% mais de 7,35% (n° 1625-0, 50 M$).
Enfin, contrairement au chiffre présenté dans ce tableau (7,9%) le taux
d’intérêt imposé par la Banque mondiale sur la ligne de crédit Small Scale Industry Integ Dev n’excède
pas 7% (n°1687-0, 25 M$).
Tertio, à partir de la seconde moitié du
mois de mars 1983, la Banque Mondiale, soucieuse avant tout des intérêts stratégiques de ses principaux
actionnaires, rompt avec la politique de taux
d’intérêt fixes et marque sa préférence pour une politique de taux d’intérêt variables. Ce fut déjà
le cas des trois premiers crédits octroyés au CIH avec la garantie de l’Etat en
1962 (prêt n° 0329-0; 15,0 M$), 1966 (prêt n° 0447-0; 17,50 M$) et 1968 (prêt n° 0571-0;
15,0 M$). Dans l’article cité, on ne trouve guère trace de ces précisions
d’importance. F. Oualalou, mal informé, s’est contenté de balancer des chiffres
en partie erronés.
Il convient de préciser dans le même ordre
d’idées que les taux d’intérêt imposés
par la BIRD sont fixés uniformément d’une période (ou sous-période) à l’autre,
c’est-à-dire sans distinction aucune entre les activités financées (santé,
éducation, hôtellerie de luxe, transport, mines, industrie, barrages, grands
périmètres irrigués, petite et moyenne hydraulique, forêts, eau- électricité,
habitat, etc.). Ils ont également tendance à être supérieurs au taux d’intérêt
moyen de la dette publique extérieure du Maroc (dette directe & dette
garantie). Ils sont de surcroît souvent grevés par des commissions d’engagement
associées aux retards de déblocage des prêts approuvés.
II. Des articles basés sur une documentation
incomplète et donc d’un intérêt informatif et analytique limité (3)
A moins d’ignorer le b.a.ba de l’économie
politique de la dette publique, les informations livrées par F.Oualalou sont, en dépit de leur diversité, loin d’être
suffisantes et pertinentes. Elles prêtent notamment à discussion dans la mesure
où elles cachent l’essentiel, c’est-à-dire ne représentent que la partie
émergée de l’iceberg. Les informations non rendues publiques par la Banque
mondiale, qui se pose pourtant
en championne de la transparence financière, présentent en revanche plus
d’intérêt. Elles couvrent des aspects importants à considérer en prévision
d’une analyse du volume réel et de l’efficacité des prêts de la BIRD. Pour
pouvoir y accéder, il a fallu cependant compter sur le patriotisme de hauts
fonctionnaires éclairés et le souci qu’ils ont de ne pas fouler aux pieds les
règles budgétaires de base. Justement, la partie immergée de l’iceberg nous
renseigne sur une série de grandeurs financières significatives exprimées non
pas en arabe-qui est pourtant la langue officielle du Maroc- ou en français
mais dans la langue de Shakespeare que l’écrasante majorité des économistes et
des cadres marocains ne maîtrisent pas.
Les documents internes Detail Statement of
Loans, gardés jalousement secrets, comportent des informations chiffrées
riches d’enseignements. En plus des taux d’intérêt (taux, évolution, etc.), il
importe d’être particulièrement attentif aux grandeurs suivantes ainsi définies:
- Original
principal: «value of the loan originally
committed and approved”. Il s’agit concernant le volume des prêts de la BIRD de l’unique donnée
prise en compte par F.Oualalou. Les autres grandeurs caractéristiques mais
totalement ignorées par cet économiste se résument ainsi:
- Cancellations: «the portion of the undisbursed balance which has been cancelled”.
- Due IBRD: “the amount disbursed and outstanding expressed as a stock of debt
in historical U.S. Dollars”.
- Undisbursed: “value at the exchange rate applicable on the date of this report”.
- Exchange
adjustment: “the increase (decrease) in value
of disbursed and outstanding amount due to the exchange rate fluctuations. This
amount added to ‘Due IBRD’ yields Borrower’s Obligation which is the current
market value of the loan outstanding”.
- Borrower’s obligation: “the current market value of the disbursed and outstanding amount
of the loan. Reflect the sum of the historical value of net disbursements (Due IBRD/IDA)
plus the exchange adjustment”.
A un premier niveau d’analyse, deux
tendances lourdes se dégagent des documents chiffrés de la BIRD : 1)
s’agissant particulièrement des prêts projets d’investissement, les crédits
effectivement décaissés se situent le plus souvent bien en deçà des crédits
approuvés à l’origine; 2) outre leur faiblesse, les décaissements de prêts accusent
régulièrement des retards plus ou moins longs.
II.1. Crédits approuvés versus crédits effectivement décaissés
Dans les deux articles cités, F. Oualalou
parle indistinctement de crédits ouverts, crédits accordés, crédits alloués,
accords de crédits pour décrire les interventions de la BIRD au Maroc (4, FMI,
pp. 258,264). Or, il se révèle qu’une fois approuvés bon nombre de prêts de cette
institution financière internationale subissent des coupes drastiques. Les
annulations de crédit, il vaut la peine de le souligner, est une pratique
courante au Maroc. Celle-ci affecte notamment les prêts projets, c’est-à-dire
d’investissement. L’efficacité des interventions de la Banque mondiale s’en
trouve dès lors singulièrement réduite. Cet auteur est toutefois resté muet sur cette
question majeure.
Les chiffres tirés du document Statement of
Loans arrêté au 31 Mai 1992 nous apprennent que les annulations relatives aux «Non-Pooled Loans» y figurent à hauteur
de 12,10% (169,85/1.403,0 M$; cancellations/original principal; page 329).
Cette proportion atteint 8,97% pour ce qui est des suppressions de crédit
associées aux «Fully-Disbursed Pooled
Loans» (209,81/2.338,10 M$, page 332).
En se basant sur un document lui aussi
confidentiel mais plus récent (Detail statement of Credits arrêté au 31
Décembre 2002), il ressort que 12,18% du total des “Non-Pooled loans”
entièrement remboursés (Fully-Repaid
Non-Pooled Loans) correspondent à
des annulations de prêts (160,81/1.320,30 M$, page 37). Cette part remonte même
à 26,84% s’agissant des amputations des «Fully-Repaid
Pooled Loans», soit plus d’un dollar américain sur quatre, ce qui pose problème
(696,72/2.596,53 M$, page 20).
Par ailleurs, il est nécessaire de faire
remarquer que les annulations de crédits affectent surtout et dans des
proportions beaucoup plus élevées les secteurs sociaux et les PME, plus
précisément le monde rural et une grande partie de la population qui y vit.
Les annulations ont concerné plus de la
moitié (54,40%) des crédits approuvés entre 1978 et 1982 par la BM en faveur de
quatre projets de développement rural
intégré (85,96/158,00 M$). Plus grave, cette part frôle même les deux tiers
lorsqu’on étend le raisonnement aux contributeurs locaux, à savoir l’Etat, la
CNCA et les paysans «bénéficiaires» (64,86%: 276,80/426,80 M$). Elle oscille entre
46,30% (projet Karia-Tissa, prêt n°1602-0, 65 M$) et 71,30% (projet
Oulmès-Rommani, prêt n°2217-0, 30 M$) tout en étant fréquemment supérieure à
67,90% (trois projets sur quatre). Dans le même ordre d’idées, le premier prêt forestier d’un montant de 27,50 M$ a
subi une réduction de 17,68 M$, c’est-à-dire plus précisément de 64,29% (First
Forestry Development, prêt n°2110-0-S).
Dans le secteur de l’éducation en milieu rural, le taux d’annulation du prêt le plus
important approuvé en 1991 par la BM en faveur de l’enseignement collégial (n°3295-0-A-S) s’élève à 62,40%
(90,50/145,00 M$). En effet, sur un montant total de crédit de 145 M$ seuls 54,5
M$ furent effectivement débloqués. S’agissant toutefois d’un projet financé
conjointement, mais à des degrés divers, par la BIRD et la BAD, la question se
pose de savoir si le prêt du second bailleur de fonds
étrangers a connu un meilleur sort. La réponse est malheureusement
non. Sur un volume de crédit initialement accordé par la BAD de 37 millions
d’unités de compte (45 M$ environ), les annulations ont porté sur 26,983 MUC,
ce qui correspond à 72,93%.
Le prêt relatif au second projet d’électrification rurale (n°3262-0-S)
de loin plus élevé (114 M$) que le
premier (42 M$, n°1695-0) a fini, quant à lui, par être
en grande partie annulé. Le montant initial du crédit consenti par la BIRD à
l’ONE avec la garantie de l’Etat a été amputé de 77,50 M$, soit une proportion de
68%.
Sans grande surprise, deux prêts destinés
au financement du développement urbain
n’ont pas été épargnés par la pratique courante de suppression de crédits aux
effets dommageables. Il en est ainsi de la ligne de crédit Rabat Urban
Development (n°1528-0) qui a subi une amputation de 10,07 M$ sur un total de 18
M$, ce qui représente plus de la moitié (55,94%). La deuxième ligne de crédit a
connu elle aussi une contraction qui s’est révélée toutefois nettement plus prononcée
(Second Urban Development, n°1944-0). Le couperet est tombé à concurrence de
26,21 M$ sur ce prêt d’un montant global de 36 M$, ce qui équivaut à 72,81%.
Le secteur des entreprises industrielles de petite taille (PEI), pourtant réputé prioritaire, n’a pas échappé
lui aussi à cette tourmente baissière. Le premier prêt qui remonte à 1979
s’élève à 25 M$ (Small-Scale Industry, n°1687-0). Sur ce total, 7,89 M$,
c’est-à-dire 31,56%, sont toutefois passés à la trappe. Le taux de suppression
atteint 62,21% (43,545 M$) s’agissant du second prêt au secteur des PEI d’un
montant plus substantiel (Second Small-Scale Industry, 70 M$, n°2038-0). Un
prêt dont le volume n’excède pas 9,5 M$ réservé au secteur des petites
entreprises minières a, pour sa part, été amputé presque de moitié (49,68%)
suite à l’annulation de 4,72 M$ (Small-Scale Mining, n°2109-0-S).
II.2. Faiblesse et lenteur du taux de
décaissement des prêts projets d’investissement
On apprend également que les crédits d’investissement présentent une autre
faiblesse, à savoir la lenteur excessive des décaissements. Ainsi qu’il est souligné dans un document de la BIRD, resté
longtemps confidentiel, “investment loans disbursed extremely slow, with
Morocco falling far bellow Bank average, and among the weakest performers of
all Bank borrowers” (p.38). Effectivement, durant la période 1982-1990, le taux de déboursement
moyen des prêts d’investissement de la Banque mondiale au Maroc n’a pas dépassé
24,4% (315,7/1.295,0 M$) contre 39,9% dans l’ensemble. A la lecture du tableau
suivant relatif à la période 1981-1991, on constate que ce taux est encore plus faible dans des
secteurs importants comme l’eau et l’urbanisme (12,9%), l’agriculture (14,5%),
l’éducation et la santé (23,6%).
Tableau 1:
IBRD disbursement ratios by Projects and Sector for Investment Loans
(excluding FILs): 1981-1991
Source: IBRD, Financial Data base
II.2 Les prêts de la BIRD coûtent
trop chers à l’Etat
Ce fait bien établi s’explique en relation avec
des taux d’intérêt prohibitifs (cf. supra) et les évolutions défavorables des
taux de change. L’effet conjugué, d’une part, d’un endettement excessif qui
laisse entier le problème de l’allocation optimale des ressources et, d’autre
part, de taux de change négatifs se
traduit à la longue par une sortie de devises- au titre du service de la dette
publique extérieure envers le Banque Mondiale- supérieure aux tirages sur les
prêts accordés par cette institution financière internationale à l’Etat
Chérifien.
II.2.1. Charges financières additionnelles
inhérentes au risque de change
L’impact négatif des variations du taux de
change, un autre grand absent des analyses de F.Oualalou , se traduit par un
alourdissement du poids de la dette extérieure envers la Banque mondiale, donc
par un surcoût pour l’Etat (Trésor et EEP) et, in fine, pour les cochons de
contribuables. Une situation détaillée des emprunts de cette catégorie arrêtée
au 31 Mai 1992 permet d’en apporter la preuve.
Total for fully-disbursed non pooled loans: original principal (991,50 M$); cancellations (143,31 M$);
disbursed (848,19 M$), repaid IBRD (521,43 M$), due IBRD (317,69 M$), exchange
adjustment (+129,20 M$), borrower’s
obligations (446,89 M$). Comme on peut le relever, à la date précisée l’encours de cette variante
de dette publique vis-à-vis de la BIRD se monte à 317,69 M$ (due IBRD). En
incluant la charge comptabilisée au titre du risque de change (exchange
adjustment=+129,20 M$), les obligations de l’Etat grimpent à 446,89 M$. Le coût supplémentaire pour
les finances publiques s’élève donc à 40,67% (129,20/317,69 M$). Cette part est
même tirée vers le haut dans de nombreux cas. Elle dépasse légèrement 52%
s’agissant des deux lignes de crédit Gharb-Sebou-Irrigation (n°0643-0:
13,32/25,22 M$) et Doukkala II Irrigation (n°1416-0, 12,40/23,78 M$). Elle se
situe à 48,67% pour ce qui est du prêt Second Water Supply (n°1724-0,
11,19/22,99 M$), à 47,81% en ce qui concerne le prêt Casablanca-Rabat Water
Supply (n°0850-0, 9,06/18,95 M$) et à 45,30% quant au crédit Petroleum
Exploration (S018-0, 8,68/19,16 M$).
Total for fully-disbursed pooled loans: original principal (2.338,10 M$); cancellations (209,81 M$); disbursed
(2128,29 M$); repaid IBRD (445,66 M$); due IBRD (1682,63 M$); exchange
adjustment (+287,76 M$); borrower’s
obligations (1970,39 M$). La charge supplémentaire découlant du
risque de change (+ 287,76 M$) porte de ce fait les obligations de l’Etat à
l’égard de la BIRD à 1970,39 M$ au lieu de 1582,63 M$. Relativement à cette seconde catégorie d’emprunts, la surcharge financière liée
au risque de change exprimée en valeur relative atteint donc 17,10%
(287,76/1682,63 M$). Il ne s’agit là toutefois que d’une moyenne. La proportion
du surcoût oscille entre 24,42% et 63,64% dans plusieurs cas; à savoir: Agricultural
Sector Adjustment Loan avec 24,42% (n° 2590-0, 21,17/86,66 M$); Fourth Hotel
Development Loan avec 34,78% (n°1943-0, 16/46 M$), Second Industry &Trade
Adjustment Loan avec 36,11% (n°2604-0, 62,61/173,37 M$), Petroleum Exploration
Loan avec 40,70% (n° 2271-0, 16,34/40,14 M$); Fifth Agriculture Credit avec
46,77% (n°2367-0, 37,41/79,98 M$); enfin Industry & Trade Policy Adjustment
Loan avec 63,64% (n°2377-0, 66,31/104,19 M$).
II.2.2 Apport net négatif de capital
Une autre dimension complètement perdue de
vue par F. Oualalou a trait au service de la dette publique extérieure du Royaume
à l’égard de la Banque mondiale. Il importe de souligner à ce propos que les
paiements effectués au titre du principal et des intérêts hors commissions n’ont
cessé d’augmenter au point de dépasser à partir de 1990 et pour longtemps les
tirages opérés sur les crédits de la BIRD, ce qui se traduit pour le Maroc par
un jeu à somme négative, c’est-à-dire concrètement par une sortie nette de
capitaux. Une série de données chiffrées
fiables et détaillées couvrant la période quinquennale 1990-1995 laisse
apparaître que le paiement du service de la dette publique extérieure directe envers
la BIRD coûte au Trésor Chérifien l’équivalent en devises exprimé en monnaie
nationale (Dirham) de 1,45DH (1990:2.274/1.570MDH) et 2,75DH (1994:3.661/1.331MDH)
pour chaque nouveau dirham emprunté.
Tableau 2 : Evolution des tirages et service de la dette du Trésor
envers la Banque Mondiale (1990-1995)*
Montants exprimés en millions de dirhams
courants.
Source: tableau construit à partir de
données internes recueillies au siècle dernier auprès du service de la
centralisation statistique et de l’informatisation de la dette (CSID, ministère
des finances).
Graphique 2: Evolution des tirages et du service de la
dette du Trésor envers la Banque Mondiale (1990-1995)

Lorsqu’on y intègre la dette garantie par l’Etat (amortissement +intérêt
y compris commissions rapportés aux tirages), cette proportion atteint même 8,11$ pour chaque nouveau
dollar emprunté comme en 2002 (425,7/52,7
M$). Cela va de soi, l’hémorragie de devises
qui en résulte n’est pas sans conséquences négatives sur la situation du
financement de l’économie et des paiements extérieurs du Maroc. Dit autrement,
les interventions de la Banque mondiale, au lieu de financer la croissance, conduisent
depuis longtemps à saigner à blanc les finances publiques et l’économie du
Royaume.
Ce cycle destructeur de ressources aussi diverses que variées est
totalement passé sous silence, y compris par F.Oualalou une fois désigné
ministre des finances et de la privatisation (1998-2007). Sa dangerosité est
pourtant avérée. Sur la période 1990-2004, les transferts nets (décaissements moins service de la dette) sont restés,
à une année près (1992 transfert net positif de 22,0M$), en territoire négatif.
Ils ont enregistré un déficit global de 3.491
M$ (cf. tableau n°3), soit
environ l’équivalent des recettes en devises et en monnaie locale procurées par
la cession, dans des conditions qui restent à élucider, au groupe français
Vivendi de 53% du capital de Maroc-Télécom (5).
A eux seuls, les remboursements
du principal (4.295,1M$) dépassent
les tirages sur les prêts de la BIRD à l’Etat (4.040,7M$). A défaut d’une réelle amélioration de la compétitivité
de l’économie en général et des exportations marocaines en particulier, l’Etat
a donc dû consacrer l’équivalent des rentrées en devises des deux principales
opérations de privatisation (Maroc-Télécom,
Régie des Tabacs) pour combler l’énorme gap causé par des dépenses au titre
du service de la dette largement supérieures aux tirages. Le tableau ci-après,
élaboré à partir de divers documents
internes de la BIRD, permet d’en prendre la mesure.
Tableau 3: Evolution
des prêts* nets de la Banque Mondiale au Maroc (1990-2004)
Les exercices débutent le 1er
juillet de l’année N et prennent fin de 30 juin de l’année N+1
Montants exprimés en millions de dollars
courants
Prêts*publics directs et garantis
Intérêts** (y compris les commissions)
Source: tableau construit à partir de
différents rapports, pour la plupart non rendus publics, de la BIRD sur le
Maroc.
1. Les rapports annuels de l’Office des
changes (ODC) comportaient jusqu’en 1997 des données détaillées sur la dette
publique extérieure du Maroc. A partir de 1998, en revanche, l’ODC s’en tient à
une présentation agrégée, ce qui revient à brouiller les cartes.
2. Le rapport
sur la dette publique accompagnant le projet de loi de finances souffre lui
aussi d’un déficit informationnel de même nature.
Graphique 3: Evolution des tirages et du service de la
dette publique extérieure du Maroc envers la Banque Mondiale
III. Appréciation générale
F. Oualalou s’est hasardé d’affirmer que «l’action
de la BIRD au Maroc au cours des années soixante dix est le reflet des nouveaux
centres d’intérêt de la Banque tels que définis par son président M. McNamara:
s’attaquer aux problèmes liés à la lutte contre la pauvreté et donc s’ouvrir
sur les branches non directement productives. Ainsi, la Banque mondiale tout en
continuant à financer l’infrastructure traditionnelle (hydraulique, énergétique
et routière) s’est intéressée également à la question de la satisfaction des besoins
sociaux fondamentaux (éducation, eau potable, habitat populaire) et au
lancement des projets agricoles intégrés» (p.203). F. Oualalou n’a pas
également hésité à soutenir que la Banque mondiale manifeste «un grand intérêt
pour les petites et moyennes entreprises» (Cf. article 1988, p.265).
Cela étant, à partir du moment où il est
établi que les prêts projets d’investissement ayant connu une issue favorable constituent
l’exception plutôt que la règle, le regard porté par F. Oualalou sur
l’intervention de la BIRD au Maroc pendant trois décennies (1962-1992) ne
résiste guère à l’examen. Il s’agit à n’en pas douter d’analyses non pas
raisonnées mais naïves, voire même complaisantes.
La masse d’éléments fiables déclinés prouve
que l’intérêt attaché par la BIRD aux secteurs sociaux et à la PME est non
seulement tardif mais négligeable. Des annulations de crédits d’une ampleur insoupçonnée
signifient concrètement que les réalisations demeurent en deçà des prévisions
initiales et que la tendance lourde est à
sacrifier le qualitatif au quantitatif. A cela s’ajoute un dépassement des
délais d’exécution. Il s’écoule fréquemment dix à quinze ans entre
l’identification d’un projet et sa clôture. Les mêmes causes produisant les
mêmes effets, il faut y voir le résultat combiné d’une série de facteurs
structurels, à savoir: une centralisation excessive des appareils d’Etat; un
manque de coordination intra et interministérielle, BIRD/BAD; l’incurie et
l’impéritie administratifs; l’insuffisance des fonds de contrepartie en monnaie
locale; etc. Plus fondamentalement, il y a tout lieu de penser que du temps de
la guerre froide les prêts de la BIRD obéissaient à des critères
idéologico-politiques.
L’alignement du Royaume
du Maroc sur les positions pro-occidentales lui ouvrait automatiquement l’accès sans cesse renouvelé aux prêts de la Banque
mondiale en faveur surtout des activités économiques, et ce indépendamment des
résultats obtenus. Le fait pour cette institution financière internationale de
se concentrer plus sur le «quoi» (what) et moins sur le «comment» (how) s’inscrit
dans cette logique.
Considérés dans leur ensemble, les divers éléments
factuels et analytiques apportés nous amènent à penser que dans de nombreux
domaines stratégiques les interventions de la Banque mondiale ont plutôt
hypothéqué les chances de développement du Maroc, un pays qui figure souvent parmi
ses principaux clients en Afrique (6).
«C’est dans l’enseignement que réside
l’obstacle majeur au développement du Maroc. Le nombre d’abandons est élevé, les
programmes sont mal adaptés aux nécessités du développement économique et les titulaires des diplômes sont, trop
souvent, incapables d’utiliser les connaissances qu’ils ont acquises» (7). Ce diagnostic
lucide et critique dressé en 1972 par la BIRD laissait présager une forte
implication de cette institution financière dans le redressement de ce secteur,
qualifié à juste raison de locomotive du développement durable. Vingt ans
après, on ne pouvait cependant que constater l’échec patent de plusieurs projets
auxquels la Banque mondiale a largement contribué (montage, mise en œuvre,
financement, etc.). Il suffit de lire le tableau ci-après pour s’en convaincre.
Quatre prêts sur sept sont jugés insatisfaisants quant à leurs résultats,
négligeables quant à leur impact institutionnel et incertains quant à leur
pérennité, ce qui leur a valu d’être mal notés (4/10 dans trois cas et de
4,5/10 dans le cas restant).
De l’aveu non rendu public de cette institution
financière internationale, outre la modicité des ressources extérieures
destinées à l’enseignement public en milieu rural, l’accent est mis sur les
réalisations physiques plutôt que qualitatives (formation des enseignants,
équipements didactiques et pédagogiques, etc.). L’enseignement au rabais qui y
est dispensé condamne prématurément au chômage et/ou à des emplois indécents
(ou indignes) un grand nombre de jeunes ruraux. L’accès ainsi que les chances
de rétention des filles à l’école demeurent également forts réduites et les
objectifs modestes du reste arrêtés dans le cadre des prêts projets de la BIRD
sont rarement atteints. Les infrastructures scolaires en milieu rural posent
également question en raison de leur éloignement, leur nombre manifestement
insuffisant et leur mauvaise qualité. Il faut savoir que plusieurs milliers de salles de
classes construites en préfabriqué à la faveur de prêts étrangers (BIRD/BAD)
sont restées trop longtemps privées d’eau, d’électricité et de latrines. Elles présentent
en outre de nombreux défauts ainsi résumés par des experts étrangers: «a) la
mauvaise isolation thermique et phonique entre les salles de classe; b) la mauvaise luminosité ; c) la
mauvaise fixation du faux plafond et l’absence d’isolation de toit et d)
le renforcement insuffisant des dalles de béton de terre plein qui entraine
leur fissuration». Cela va de soi, des infrastructures éclatées et en mauvais
état ne permettent pas aux élèves d’étudier dans de bonnes conditions quand
elles n’incitent pas les familles à envoyer leurs enfants à l’école…. (8).
Notons
aussi que l’Etat autant que la BIRD et la BAD ne se sont guère souciés des
dangers de bâtiments amiantés sur la santé des élèves et du personnel
enseignant et administratif. Par contre, il n’y a pas lieu d’en douter: les
marchés correspondants ont fait le bonheur de deux hommes d’affaires marocains imbus
de patriotisme économique… La comptabilité de caisse aidant, de hauts
fonctionnaires n’ont pas, pour leur part, manqué d’occasions de se laisser
corrompre sans crainte d’être inquiétés. En l’absence d’une comptabilité en
droits constatés, que valent réellement les statistiques budgétaires du royaume
chérifien et les analyses «savantes» qui en découlent (9)?
Les effets des dépassements des délais de
réalisation des infrastructures scolaires conjugués à des annulations de crédits
se sont par ailleurs fait durement sentir sur plusieurs plans. Sur le plan
financier, ils se sont traduits par un accroissement supplémentaire des coûts
de construction et d’acquisition de matériel ainsi que par le paiement de frais
élevés au titre des commissions d’engagement. Sur le plan pédagogique, il en
est résulté un fort coût d’opportunité dans la mesure où un grand nombre de
jeunes ont été empêchés d’avoir accès à l’éducation ou de poursuivre leurs
études primaires et secondaires. Les filles rurales en particulier payent le
plus lourd tribut à ces dérapages institutionnels. Les signaux alarmants ne
manquent pas et la BIRD ne peut pas s’en laver les mains, c’est-à-dire se
comporter en Ponce Pilate.
En moyenne, à la fin de la période étudiée,
c’est-à-dire presque quatre décennies après l’accession du Maroc à
l’indépendance (1956), trois filles sur dix en âge de scolarisation arrivent
difficilement à trouver une place à l’école, 10 filles sur 100 parviennent à terminer
le cycle d’études primaires et 4 filles sur cent à poursuivre un enseignement
collégial essentiellement par manque de moyens, de bourses ou d’établissements
secondaires ruraux (10).
Tableau 4: Prêts à l’éducation et
à la formation professionnelle* accordés par la BIRD au Maroc entre 1979 et
1991 (1)
1. Les montants des prêts exprimés en millions de Dollars -et qui sont reproduits également
par F.Oualalou- correspondent aux approbations et non aux décaissements
effectifs. La BIRD ne fournit aucune précision
à cet égard, ce qui fausse l’ampleur réelle de ses interventions financières.
Comme nous l’avons déjà montré, chiffres à l’appui, les annulations de crédits
constituent une tendance lourde au Maroc (cf. note n°10).
Jusqu‘à preuve du contraire, la Banque
Mondiale ne s’est que partiellement départie de la vision néocolonialiste de ce qu’on
désigne par euphémisme «l’aide au développement». Celle-ci consiste à
privilégier outre mesure le financement des activités qui «s’amortissent
d’elles mêmes» par rapport à celles qui «ne s’amortissent pas d’elles mêmes» (11).
Le mérite de cette distinction pertinente revient à W.A. Lewis. Celui-ci n’a
pas manqué d’attirer l’attention sur deux faits majeurs: 1) «les facilités
d’emprunt actuellement offertes aux gouvernements sont liés à des projets
s’amortissant d’eux-mêmes», c’est-à-dire rapportant un revenu qui permet de
faire face, sans grandes difficultés, au service de la dette extérieure. 2)
Par
contre, «ce qui manque, ce sont les fonds pour financer l’expansion des
dépenses productives mais ne s’amortissant pas d’elles mêmes», c’est-à-dire
« l’infrastructure des services publics» (12). Or justement, W.A.Lewis
croit fermement, en parlant des «pays moins développés», qu’«une bonne partie
du développement nécessaire de ces pays consiste pour l’instant en dépenses ne
s’amortissant pas d’elles mêmes pour l’enseignement, les routes, la santé
publique, la recherche, les services de vulgarisation agricole, le
développement communautaire; et beaucoup d’autres projets ne s’amortissant
d’eux-mêmes que partiellement: par exemple l’alimentation des campagnes en eau
(13), la conservation ou assèchement du sol. Il se trouve que ces projets
correspondent aux besoins prioritaires les plus urgents dans la plus part des
pays moins développés», et là réside le nœud du problème. Il est en effet
établi que les difficultés qu’éprouvent ces pays à emprunter des fonds pour développer ces
activités productives mais ne s’amortissant pas d’elles mêmes ne sont pas étrangères
aux obstacles auxquels ils se heurtent pour pouvoir mener à terme les projets
s’amortissant d’eux-mêmes.
«D’une façon générale, relève W.A.Lewis à juste
titre, tout investissement est conditionné par l’existence d’une infrastructure
de services publics suffisante. Plus particulièrement, dès qu’on veut
accélérer l’investissement, les moyens d’éducation et de formation professionnelle
se trouvent immédiatement soumis à une tension. Il faut des ingénieurs, des
hommes de sciences et des administrateurs pour élaborer les plans et les mette
en œuvre, ainsi qu’un personnel qualifié à tous les échelons: maçons,
charpentiers, soudeurs, etc.». «Même si la pénurie de personnel qualifié est en
une certaine mesure compensée par l’assistance technique fournie par les
Nations-Unies» et les gouvernements occidentaux ou du bloc de l’Est…,
«c’est une nécessité fondamentale pour ces pays de former leur propre
population. Il leur faut consacrer des sommes considérables à l’éducation
sous toutes ses formes, et tant qu’ils ne peuvent pas trouver des fonds
nécessaires, ils restent peu aptes à utiliser des prêts s’amortissant d’eux-mêmes».
S’agissant
du cas du Maroc, la BIRD et la Banque Africaine de développement (BAD) se sont
intéressées tardivement à ce secteur d’activité d’importance vitale et n’ont réellement
consacré que peu de fonds à l’éducation en milieu rural; elles ont par ailleurs
fait souvent preuve de laxisme vis-à-vis des entités publiques bénéficiaires de
prêts extérieurs et toléré la gabegie; elles n’ont pas cherché non plus à
coordonner leurs actions chaque fois qu’il est question de projets financés
conjointement, il s’agit là d’une défaillance majeure qui engendre des coûts de
transaction excessifs. La Banque mondiale a fait montre d’une grande discrétion
à cet égard. Elle a toutefois fini par admettre que
«each donor went its own way without at any point seeking to discuss what was
needed to ensure better implementation”.
La Banque Africaine de développement par contre
n’a cessé de déplorer le manque de coordination avec la BIRD et les retombées
négatives d’actions en ordre dispersé sur les projets cofinancés. Elle laisse
surtout entendre que la responsabilité en incombe à la Banque mondiale qui a
toujours fait la sourde oreille. Les auteurs
d’un rapport d’achèvement de projets de la BAD soulignent que «ADB and IBRD,
which cannot claim to have the best knowledge of the country’s realities,
imposed conditionalities that the borrower had to accept for financial reasons,
instead of combining their competence and experience with those of the country
in order to find appropriate and practical solutions”. Ils se sont empressés
d’ajouter que «the IBRD and the ADB did not consult on the implementation of
the program. Each financier acted alone without seaking at anytime, to discuss
with the other, the resources required for an efficient implementation of the
program”. La conclusion
qui ressort d’un document de synthèse de la BAD est on ne peut plus claire: «le
manque de partage d’expériences par les partenaires participant au
cofinancement ou au financement parallèle des projets, ne favorise pas la
réalisation d’externalités positives profitables à tous.
La réalisation de
telles externalités demande qu’un certain nombre de conditions soient remplies
dont la mise en place de mécanismes de coordination suivants: a)
l’harmonisation de la périodicité et du format des rapports de supervision et
d’achèvement; b) la définition d’indicateurs de performance communs; c) la
réalisation de missions de supervision conjointes et c) un échange régulier
d’informations»….
Il n’y a donc pas besoin d’être grand clerc pour
tenir pour établie la responsabilité plus ou moins grande de la Banque mondiale
quant aux résultats souvent fort contestables obtenus en matière de
développement (14). Le fait est là, le tandem Etat-Banque mondiale a réussi à
mettre en place au Maroc un modèle non
pas de développement mais de
sous-développement. Les millions de femmes condamnées pour de bon à l’analphabétisme,
les centaines de milliers de femmes taillables et corvéables à merci, les
dizaines de milliers de «femmes-mulets» et d’ouvrières saisonnières marocaines
à Huelva «sous contrats en origine» ne sont-ils pas un pur produit du modèle
«Made in Morocco»/«Made By Morocco»? Devant un tel désastre humain, Jean
Bodin, auteur du célèbre aphorisme «il n’est de richesse que d’hommes», doit se
retourner dans sa tombe.
Notes bibliographiques:
1. Oualalou
Fathallah-Germouni Mohamed (1988), «De la problématique des rapports avec
les organisations financières internationales», in la crise et l’endettement du
Tiers-Monde, les éditions maghrébines, Casablanca, pp. 247-275.
Il importe de préciser que cet article comporte deux parties: I. Le Maroc, le FMI et la BIRD: trois moments
de l’économie marocaine, pp.247-268; II.
Quelques tendances liées au processus d’endettement des pays du Tiers-Monde,
pp. 269-274. F. Oualalou est l’auteur de la première
partie (I) et M. Germouni celui de la deuxième partie (II). Par conséquent, notre
analyse se limite à la première partie.
2. Oualalou Fathallah (Janvier 1994), «La
question de l’endettement extérieur du Maroc et le P.A.S.», in bilan
décennal du programme d’ajustement structurel et perspectives de l’économie
marocaine, Annales Marocaines d’Economie, Revue de l’Association des Economistes Marocains, n° Spécial, Diwan
3000, Rabat, pp.199-226.
3. * Berrada Abdelkader (12,15 Avril 2004),
«Regard critique sur le rôle de la Banque Mondiale au Maroc», Al Alam,
quotidien, Rabat, n° 19.683 (pages
1 & 5), n° 19.686 (pages 1 & 5), article rédigé en Arabe classique.
** Terrass
Layachi (juillet 2007), Etat, Banque Mondiale et devenir du secteur public au
Maroc, thèse pour l’obtention du Doctorat d’Etat Es-sciences Economiques, Faculté des sciences
juridiques, économiques et sociales de Rabat, tome I & II, 678 pages. Cette
recherche préparée pour l’essentiel à
partir de documents administratifs internes de la direction des établissements
et entreprises publics (DEEP) comporte de nombreuses erreurs statistiques ou
d’interprétation qui ont complètement échappé aussi bien à l’auteur qu’aux
membres du jury de cette thèse non publiée.
D’après L. Terrass, inspecteur des
finances, les prêts accordés par la BIRD au Maroc ente 1963 et 2003 totalisent
8.604,57 M$ et les annulations 1.279 M$ (p.134, T.I). L’auteur de cette thèse cite
comme source (p.140, T.I) «Statement of Loans» de la Banque mondiale et
l’article de F. Oualalou (voir note n°2). Toutefois, en se basant sur «Detail
Statement of Loans, December 31, 2002», IBRD, il ressort qu’entre le 21/12/1962
(1963 d’après L.T, pp. 132,135) et le 31 Décembre 2002, le montant des prêts de
la BIRD au Maroc (original principal) atteignait déjà 8.733,470 M$. Les
annulations s’élèvent quant à elles à 1.212, 672.546.97 M$.
En parcourant attentivement le tableau
d’ensemble n° 38 qui couvre huit pages (pp.133-140, T.I), on ne manque pas de
relever d’autres erreurs. En voici quelques unes: 1. page 136: le prêt
Education V (n° 2.149) de 50 M$ y figure à deux reprises (les deux dates
mentionnées séparément portent en fait sur un seul prêt: approval
date :20/05/1982; agreement date:
05/11/1982) ; 2) page 138: prêt à l’ajustement structurel II (n° 3.463):
son montant s’élève non pas à 200 M$ mais à 275 M$; 3); le prêt n° 2.254 d’un
montant de 85 M$ relatif au 4e projet routier a tout simplement été
omis (agreement date: 24/10/1983), etc.
Notons également que la question épineuse des
annulations de crédits est à peine effleurée. Dans le même ordre d’idées, la
problématique du poids du service de la dette publique extérieure et des
variations du cours de change a pratiquement été laissée de côté. Il n’en reste pas moins que le principal
constat qui ressort de cette thèse, à savoir l’influence déterminante de la
BIRD sur la décision publique au Maroc, se vérifie amplement.
4. En traitant des accords de prêts conclus
entre le Maroc et le FMI, l’économiste F. Oualalou n’a pas manqué de faire la
distinction entre les crédits ouverts et les tirages, cf. note n°1, pages
258, 264.
5. Berrada Abdelkader (Automne-Hiver
2010-2011), «L’expérience marocaine en matière d’investissements directs
étrangers», Revue Marocaine de Sciences Politiques et Sociales, Centre de
Recherches et d’Etudes en Sciences Sociales, n°1, volume II, Rabat, pp.87-146.
6. En
1990, le Maroc est le dixième plus important débiteur de la BIRD, avec 3,2% du
portefeuille des prêts; il est le deuxième débiteur de la région MENA. Voir
Banque mondiale (1992), Royaume du Maroc, Problématique et perspectives du
secteur public, rapport non rendu public, p.52, note n°75. En 1994, 17% de la
dette publique extérieure du Royaume est détenue par la BM, soit l’équivalent
de 12% de son PIB. «This is a
record among IBRD borrowers, equaled only by Tunisia where the percentages were
respectively 19 percent of the debt and 12 percent of GDP. In contrast, for the
group of all-middle-income countries, IBRD debt constituted 6 percent of their
total debt in 1994, or 2% of GDP”. Il se trouve néanmoins que les performances en matière
“d’aide au développement” sont jugées meilleures en Tunisie et dans
d’autres pays à revenu intermédiaire. Il
faut savoir qu’en dépit du fait qu’il figure parmi les principaux débiteurs de
la BIRD, le Maroc reste toujours classé en tant que pays à revenu intermédiaire
tranche inférieure. Cf. World Bank (January 19, 1997), Kingdom of Morocco, Country
Assistance Review, Operations Evaluation Department, Report N°16326 MOR, pages 8,
21 and Annex A. Cf. également Berrada Abdelkader, cours
d’économie financière et de finances publiques, troisième année de licence en
économie, faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Rabat.
7. Groupe de la Banque Mondiale (Septembre
1972), Le Maroc et le Groupe de la Banque Mondiale, département de
l’information et des relations publiques, Washington D.C., pp.16-17.
8. Un ouvrage publié par deux économistes courtisans
grâce à un financement généreux de l’académie du royaume du Maroc ne porte
guère la trace de ce type de disparités comme de bien d’autres. El Aoufi
Noureddine, Hanchane Saïd (2016), «Inégalités et justice scolaire», in Les
inégalités réelles au Maroc, une introduction, Economie critique, Ch.V,
pp.135-179. Les mauvaises conditions de scolarisation en milieu rural sont en
revanche très bien décrites dans l’article de Brejon de Lavergnée Nicolas
(1991), «Equipements collectifs et système scolaire au Maroc», revue
Tiers-Monde, vol.32, n°125, pp.135-158. Si l’on ajoute à cela l‘effet de
maladies non soignées et de la malnutrition, le taux de fréquentation scolaire
ainsi que la qualité de l’enseignement s’en ressentent fortement.
9. Parmi ces études «savantes» dont
certaines portent des traces évidentes de plagiat, il y lieu de citer:
a) Maroc, 50 ans de développement humain,
perspectives 2025 (2006), Croissance économique et développement humain,
rapport thématique. b) Tounsi Said (2006), Prospective « Maroc 2030», Les
finances publiques, Haut Commissariat au Plan. c) OCP Center (2015), Politique
budgétaire et activité économique au
Maroc: une analyse quantitative, sous la direction de El Mokri, K., Ragbi, A.,
Tounsi, S.
10. En 1989-1990, c’est-à-dire plus de
trois décennies après la fin du Protectorat (1956), on ne recensait au Maroc que
340 lycées et 682 collèges publics. Quant à leur répartition géographique, on
note en milieu rural qui concentre plus de la moitié de la population du pays l’absence
totale de lycées et l’implantation déséquilibrée d’une centaine de collèges seulement,
soit dans ce dernier cas un rapport de 1 à presque 6. A cela s’ajoute la
mauvaise qualité des bâtiments construits qui sont pour la plupart privés
d’eau, d’électricité et de latrines. A l’horizon 2.000, on chiffrait les
besoins en collèges ruraux à 700. En 1997/1998, c’es-à-dire au terme d’un
premier programme conjoint de financement de la construction de 250 collèges en
milieu rural par la BM (83,2%) et la BAD (16,8%), les réalisations n’ont porté
que sur 113 établissements, soit moins de la moitié (45,2%). Sur ce total, 78
collèges sont à mettre à l’actif de la BM comparés à 208 à l’origine (37,5%) et
35 à l’actif de la BAD contre 42 d’après les prévisions (83,3%). S’agissant des
collèges construits par la BIRD, ils ne sont que 45 (57,7%) à être pourvus
d’électricité et 63 (80,8%) d’eau. Résultat: en 1997/1998, le nombre de
collégiens inscrits à la faveur de ce projet largement raté n’a pas dépassé
26.000 contre 63.200 d’après les prévisions, soit 2/5. Les filles ne
représentent que 24% des effectifs inscrits. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes.
Plusieurs milliers d’élèves ruraux ayant réussi à franchir le cap du primaire se
sont vus contraints d’abandonner leurs études. Le Gouvernement d’Al Koutla Démocratique, qui
suscitait beaucoup d’espoir, se devait de prendre le problème à bras-le-corps,
repenser les relations du Maroc avec la BIRD et la BAD et désigner les vrais
responsables de cette hécatombe sociale en réclamant un droit d’inventaire des
années Abdellatif Filali. Dans les faits, le gouvernement d’alternance présidé
par Abderrahman El Youssoufi (1998-2002)
a préféré cacher la poussière sous le tapis. A titre de rappel, le prêt de la
BIRD «Rural Basic Education Development» d’un montant de 145 M$ a été annulé à
hauteur de 62,4% (90,5 M$). Celui de la BAD «Appui au Second Cycle de
l’Enseignement Fondamental en Milieu Rural» d’un montant de 37 Millions
d’Unités de Compte (45 M$ environ) a pour sa part été supprimé à concurrence de
72,9% (26,983 UC). Ces deux prêts qui
ont subi un échec cuisant étaient destinés à financer le même projet
d’éducation en milieu rural.
11. Lewis, William Arthur (1963), La
théorie de la croissance économique, Payot, Paris, pp.272-274.
12. Les craintes non justifiées de défaut
de paiement en sont à la base. Elles sont exprimées en ces termes: «comme
l’accroissement de la productivité ne revient pas directement au Trésor, un
gouvernement qui finance par des emprunts des dépenses ne s’amortissant pas
d’elles mêmes risque, à moins de disposer d’un système fiscal de premier ordre,
de se trouver dans des embarras financiers quand vient le moment d’effectuer
les paiements des intérêts et du capital». W.A.Lewis admet quant à lui que
«toute dépense accroissant la productivité nationale», ce qui est le cas des
dépenses d’éducation, «peut supporter les charges d’intérêt et de remboursement du capital».
13. Berrada Abdelkader (2005), «Coopération
et mobilisation des ressources
financières pour le développement durable en méditerranée, Etude
nationale-Maroc», in Financement et
coopération pour le développement durable en méditerranée, Sophia Antipolis,
France, 3-4 juin 2004, tome II, études régionales et nationales, PNUE/PAM
Athènes, pp. 1-77. Les textes
sélectionnés pour publication n’ont pas dépassé trois sur plus d’une dizaine d’études présentées
lors de cette rencontre. Il est bon de savoir que les services concernés du
ministère de l’intérieur et du secrétariat d’Etat chargé de l’environnement
avaient opposé en vain leur refus à la publication de l’étude sur le Maroc. Je
tiens ici à remercier MM Guillaume Benoit, Georges Corm et Abdeljaouad Jorio
pour leur confiance et leur soutien.
14. Depuis 1962, le rôle du groupe de la
Banque mondiale au Maroc va crescendo. Celui-ci ne se réduit pas au financement
mais s’étend de plus en plus à l’assistance intellectuelle et opérationnelle à
la décision publique et politique, ce qui renvoi aux calendes grecques la mise
sur pied d’une Administration Nationale, d’un Etat capables de relever les
défis du développement. L’implantation au Maroc (Rabat), à quelques centaines
de mètres de la résidence du premier ministre, d’une représentation-citadelle
de la Banque Mondiale en 1999, en apporte la preuve. L’Etat recourt en
permanence aux services de cette antenne locale, l’une des plus importantes-sinon
la plus importante-en Afrique, dans pratiquement tous les domaines (politiques,
économiques, juridiques, sociaux et culturels). En plus du financement, la BIRD
y est fortement sollicitée pour ce qui concerne la conception, la gestion et
l’évaluation des politiques publiques.