La question culturelle et linguistique au Maroc :
un tournant crucial
Pr. Abdesselam Cheddadi
Université Mohammed V, Rabat
Pr. Abdesselam Cheddadi
Avec les textes législatifs sur l’officialisation de
l’amazighe et la création du Conseil National des langues et de la culture
prêts depuis l’année dernière et qui attendent d’être discutés au Parlement, l’expérience
du Maroc en matière linguistique et culturelle passe aujourd’hui par un
tournant crucial. Pour en comprendre la signification et la portée, il faut la
situer par rapport à l’histoire récente et au problème général de la transition
vers le monde moderne.
DE L’EPOQUE PRE-MODERNE A L’EPOQUE COLONIALE
A l’époque pré-moderne la situation linguistique et
culturelle au Maroc se présentait ainsi : une langue et une culture de
l’élite politique et religieuse, face à une mosaïque de langues et de cultures du
reste de la société, organisée en une multitude de communautés autonomes.
Culture islamique, langue arabe, d’un côté, multiples cultures locales et une
grande diversité de parlers arabes et amazighes, de l’autre. La transition du
Maroc vers le monde moderne devait s’accompagner d’une transformation
profonde de cette situation, comme cela
s’est passé dans les pays européens et ailleurs dans le monde, comme au Japon.
Que s’est il passé pendant la période coloniale ?
Deux choses :
-
Les langues et les cultures autochtones ont été figées dans leurs
formes traditionnelles (politique de Lyautey)
-
A la dichotomie héritée du passé entre langues et cultures de l’élite
et langues et cultures populaires s’est ajouté un dualisme entre culture
traditionnelle prise dans son ensemble et culture moderne.
A cela s’est ajouté une politique visant à opposer
Arabes et Amazighes, langue et culture arabes et langue et culture amazighes.
Aucune des réformes linguistiques et culturelles
exigées par le monde moderne n’a pu être réalisée :
- La diglossie entre l’arabe parlé, la darija, et l’arabe classique a été
maintenue, sinon accentuée.
- La multiplicité des variétés de l’amazighe a été maintenue
sans aucune tentative de les unifier
- Ni l’arabe ni l’amazighe n’ont pu évoluer selon les exigences de la
modernité quant à leur lexique, leur grammaire, leur syntaxe et leur capacité à
assimiler les éléments fondamentaux de la culture moderne universelle.
Dans le même temps, la
politique culturelle a été réduite à la recherche archéologique et à la
conservation des monuments historiques dans le « Service des Antiquités,
des Beaux Arts et des Monuments historiques » créé dès 1912 par le Protectorat,
et, tardivement, à l’organisation d’activités culturelles au sein d’une section
du « Service de la Jeunesse et des Sports », créée en 1940. La
culture marocaine arabo islamique n’a fait l’objet d’aucune recherche
novatrice, tandis que la culture amazighe, fixée par les études
ethnographiques, s’est vue réduite au folklore.
Ainsi, on peut dire qu’au
seuil de l’époque moderne, les cinquante quatre années du Protectorat ont été
des années perdues pour les langues et la culture marocaines ; au lieu de
servir de levier pour faire évoluer la société vers la modernité, elles ont été
au contraire instrumentalisées pour la maintenir dans l’archaïsme et
l’immobilisme.
LE MAROC INDEPENDANT
Le Maroc indépendant devait
donc s’atteler
à des réformes fondamentales politiques, sociales, économiques et culturelles,
afin de s’adapter aux conditions du monde moderne.
Pour
des raisons multiples, pendant presque quarante ans, l’accent va être mis sur
la construction d’un Etat fort, la réduction de l’opposition, le développement
d’une économie libérale au profit d’une minorité, alors que les questions
sociales, linguistiques et culturelles vont être reléguées au second plan.
Pendant
toute cette période, la culture a été le secteur le plus négligé de l’action de
l’Etat. Avec un budget réduit à la portion congrue, les diverses administrations publiques qui ont eu la
charge de la culture se sont contentées de poursuivre plus ou moins bien la
politique culturelle conçue pendant l’époque du Protectorat, limitée à la
conservation du patrimoine architectural et muséologique et à une animation
culturelle restreinte aux grandes villes. De ce fait, la culture n’a pu jouer
son rôle ni dans le développement linguistique, dont elle devait être
naturellement le support, ni dans le développement social et économique.
La question linguistique fut
abordée d’un point de vue essentiellement politique et idéologique. Trois
grandes orientations furent observées : l’arabisation, l’occultation de
l’amazighe, la place privilégiée quoique non officielle accordée à la langue
française.
L’ARABISATION
L’arabisation répondait à
une revendication du mouvement national de substituer l’arabe au français dans
les fonctions éducatives, administratives, économiques et culturelles qu’il avait
occupées pendant l’époque coloniale. Elle fut l’objet d’un large consensus,
et signifiait à la fois une réaffirmation identitaire et une volonté de
manifester l’attachement du peuple marocain à sa culture. Mais elle fut mal préparée et n’était pas appuyée sur
un véritable plan d’aménagement linguistique comportant une vision claire des
actions à mener, des étapes à franchir et des moyens à utiliser. Plus grave,
elle se fit en tournant le dos à deux problèmes majeurs : celui de la
diglossie arabe parlé/arabe classique (darija /fushâ), et celui du statut
à assigner à l’amazighe, parlé par une population estimée à au moins 50% de la
population totale.
En 1980, après de nombreuses péripéties, l’arabisation des
quatre années du primaire était complète, et elle était de 30 à 50% au
secondaire. La réforme de l’enseignement de 1985 confirma l’arabisation du
secondaire, et l’année 1990 vit sortir la première promotion de bacheliers
arabisés. Mais, paradoxalement, l’arabisation toucha faiblement l’enseignement
supérieur. A l’exception des filières des études juridiques, islamiques et de
langue et littérature arabe, l’enseignement a continué à être prodigué en
français. Cette situation se maintint au cours des trois dernières décennies,
avec une détérioration constante de la qualité de l’enseignement. Ainsi les
efforts d’arabisation restèrent inaboutis, avec des conséquences plutôt
négatives sur le système éducatif.
L’OCCULTATION DE
L’AMAZIGHE
Au
lendemain de l’indépendance, la diversité linguistique et culturelle du Maroc
ne pouvait pas échapper aux autorités marocaines. Mais considérant l’arabité et
l’islamité comme les piliers uniques du processus identitaire, elles se donnèrent
comme objectif prioritaire l’arabisation comme rempart contre la division.
C’est cette confusion entre diversité linguistique et division nationale qui
semble avoir justifié l’occultation, qui a duré au moins quarante ans, de la
langue amazighe. Le changement de cap commencé dans les années 1990 avec ce
qu’on a appelé une « ouverture sur l’amazighe » peut être expliqué
par des facteurs essentiellement internes, mais aussi par des facteurs
externes.
Dans
une conjoncture mondiale qui poussait à la modernisation et à la démocratisation
et où la reconnaissance des « droits culturels » et des « droits
linguistiques » était mise en avant, le régime marocain sous Hassan II décida
d’engager un processus de transition démocratique. D’autre part, le mouvement
amazighe, qui avait démarré dans un cadre associatif dès la fin des années 1960,
prit un réel essor à la fin des années 1980 et aux débuts des années 1990 en
recouvrant toutes les régions du Maroc.
Devant
ce mouvement, qui était resté dans l’ensemble modéré, mais traversé par des
courants multiples dont quelques-uns revendiquaient l’autonomie, le pouvoir
marocain fit preuve de souplesse, en allant progressivement vers la
reconnaissance de la langue amazighe. Un premier pas très timide dans ce sens a
été accompli en 1999 par la Charte d’Education et de Formation, qui parlait
« d’ouverture sur l’amazighe » et de la possibilité de son
utilisation, comme toute autre langue locale, « dans le but de faciliter
l’apprentissage de la langue officielle au préscolaire et dans le premier cycle
de l’école primaire ». (Charte d’Education et de Formation, 1999). Deux
ans plus tard, une étape décisive fut franchie avec la création de l’Institut
Royal de la Culture Amazighe (IRCAM), dont les missions sont la sauvegarde, la
promotion et le renforcement de la place de la culture amazighe dans l'espace
éducatif, socioculturel et médiatique national. Mais il a fallu encore dix ans
pour que la langue amazighe soit reconnue comme langue officielle, au même
titre que la langue arabe.
LE FRANÇAIS, UN STATUT DEMEURÉ FLOU
Depuis l’indépendance, la
langue française a continué à occuper une place de premier plan dans
l’enseignement, l’administration, l’économie, les médias et le paysage
publicitaire, mais sans jamais recevoir un statut précis dans les textes
législatifs, sauf à la considérer comme langue étrangère.
Dans l’enseignement public,
la place qui lui a été accordée a varié avec l’avance de l’arabisation et les
difficultés rencontrées pour sa mise en œuvre. Jusqu’à tout récemment, le
français était enseigné comme seconde langue obligatoire à partir de la 3e
année du primaire. Dans les écoles privées, où l’enseignement est bilingue
depuis le préscolaire, les matières scientifiques sont enseignées en français.
Par ailleurs, comme on l’a déjà vu, le français demeure la langue
d’enseignement dans toutes les filières du Supérieur, à l’exception de celles
qui dispensent des études islamiques ou en littérature arabe, et partiellement,
des études juridiques. Dernier développement : le gouvernement a décidé en
février 2016 que le français sera dispensé dès la première année du primaire et
que les matières scientifiques seront de nouveau enseignées dans cette langue.
En
dehors du système éducatif public et privé marocain, la position du français
est renforcée par deux types de structures implantées dans les principales
villes du pays : d’une part les instituts français qui, outre le rôle qu’ils
jouent dans la diffusion de la culture française dispensent des cours de
langue ; d’autre part un important réseau de 25 établissements fréquentés
par 32000 élèves, dont 60% de marocains.
Comment comprendre cette
position de la langue française, considérée comme langue étrangère et pourtant
incontournable, désirée et dans le même temps objet de fortes réticences,
renforçant sa position au cours des soixante dernières années alors qu’elle
était censée s’effacer devant les langues nationales ? Une première explication
tient au fait que la politique linguistique menée depuis l’indépendance n’a pas
accordé toute l’attention nécessaire à la modernisation et au développement des
langues nationales. Le français a ainsi continué à occuper la place que celles-ci
n’avaient pas pu conquérir. Cantonnée dans le rôle de sauvegarde de l’identité
et de l’islam, la langue arabe s’est trouvée dans l’incapacité de concurrencer
le français dans le domaine de la modernité scientifique, technologique et
culturelle, tandis que la langue amazighe est restée marginalisée. Mais
derrière cette explication, il y en a une autre, d’ordre politique, qui est
peut-être plus déterminante : la forte implantation de la langue et de la
culture françaises, en permettant aux grands rouages de l’administration
publique et de l’économie de continuer à marcher tant bien que mal et aux
élites de mettre leurs enfants dans le vaste réseau d’écoles françaises ou dans
les écoles privées dispensant leur enseignement en français ou en bilingue a
rendu possible jusqu’à ces dernières années l’adoption d’une solution de
facilité en s’épargnant l’effort d’engager les réformes linguistiques et
culturelles pourtant indispensables à long terme.
LES NOUVELLES PERSPECTIVES OUVERTES PAR LA CREATION
DU CONSEIL NATIONAL DES LANGUES ET DE LA CULTURE
MAROCAINE
Aujourd’hui, avec les projets de loi sur
l’officialisation de l’amazighe et sur la création du Conseil National des
langues et de la Culture Marocaine stipulées dans l’article 5 de la
constitution de 2011, on dispose enfin d’un cadre juridique pour lancer les
réformes linguistiques et culturelles tant attendues.
Que doit-on retenir des dispositions de ces nouveaux
projets de lois ?
Tout d’abord deux aspects d’ordre général :
-
Le nouveau cadre juridique lie étroitement la question des langues à
celle de la culture. En effet, un organisme unique, le Conseil National des
Langues et de la Culture Marocaine (CNLCM), est chargé de « proposer les
orientations stratégiques dans les domaines des langues et de la culture et de
veiller à leur cohérence et à leur complémentarité ». C’est un point
capital, car pour un Maroc en transition démocratique et en cours de renouveau,
les langues ne peuvent être réformées et développées sans leur support
culturel, et la culture ne peut s’épanouir sans un véhicule linguistique
performant.
-
D’autre part, le nouveau cadre juridique reconnaît la même dignité à
toutes les expressions linguistiques et culturelles marocaines, répondant enfin
à des revendications qui durent depuis une cinquantaine d’années et évitant
ainsi le risque de tensions et de conflits.
Le Conseil National des
Langues et de la Culture Marocaine (CNLCM), sous l’autorité du gouvernement, a
un rôle de proposition, de recommandation, d’avis et de conseil, ainsi qu’un
rôle de suivi, d’étude et de recherche. Il est, par ailleurs, chargé de la
préparation des lois touchant à tous les domaines qui le concernent. Enfin, il
lui revient de présenter un rapport annuel sur ses activités au roi, et d’en
transmettre une copie au chef du gouvernement et aux deux présidents de la
chambre des députés et de la chambre des conseillers. Ce rapport doit être
publié dans le Bulletin officiel.
Composé de 25 membres, le
CNLCM assure une représentativité équilibrée des divers domaines et organismes
concernés. Il chapeaute cinq établissements et structures : en plus de
l’IRCAM et de l’Académie Mohammed VI de la langue arabe, il abrite une
structure dédiée à la hassania et aux autres dialectes et expressions
culturelles marocaines, une structure dédiée au développement culturel et à la
préservation du patrimoine, et enfin une structure dédiée au développement de
l’usage des langues étrangères.
A travers les tâches et les
prérogatives qui sont assignées au CNLCM et aux établissements et structures
qu’il recouvre, les axes principaux de la politique linguistique et culturelle
sont nettement définis à long terme.
On retiendra, pour ce qui
est de la politique linguistique, les objectifs généraux de redressement, de
protection et de développement des deux langues officielles, l’arabe et
l’amazighe. En ce qui concerne la langue arabe, un accent particulier est mis
sur la nécessité de faire évoluer le système grammatical et lexical, sur la
réforme et le perfectionnement des méthodes didactiques et des outils
pédagogiques, et sur l’unification de la terminologie et l’élaboration de
dictionnaires généraux et spécialisés. Pour l’amazighe, l’accent est mis sur la
mise en œuvre de son caractère officiel dans l’enseignement et dans les
domaines prioritaires de la vie publique. Il est par ailleurs préconisé que la
hassania et les autres dialectes marocains soient protégés et que leurs
diverses formes d’expression soient collectées, classifiées et archivées.
Enfin, pour ce qui est des langues étrangères, il est préconisé d’encourager la
pratique, l’apprentissage et le perfectionnement des langues étrangères les
plus utilisées dans le monde.
En étroite relation avec ces
grands axes de la politique linguistique, il est recommandé de soutenir et
d’encourager la traduction des ouvrages de références étrangers, ainsi que la
production scientifique et la création littéraire et artistique. Il est enfin
recommandé d’organiser et de structurer les industries culturelles, afin
qu’elles soient capables de soutenir la concurrence des produits culturels
étrangers et qu’elle puisse exporter ses propres produits.
En mettant en place le
Conseil National des Langues et de la Culture Marocaine, le Maroc pourra ainsi être doté d’un organe
réunissant les compétences et les prérogatives nécessaires pour s’engager
résolument sur la voie de la rénovation culturelle et d’une véritable
adaptation aux conditions du monde moderne. Une fois que les textes législatifs
relatifs à l’officialisation de l’amazighe et la création du CNLCM seront
adoptés par le Parlement – et il faut espérer qu’ils le soient dans les plus
brefs délais - ce qui est le plus urgent, c’est d’envisager simultanément un
plan d’aménagement linguistique et ce que l’on pourrait appeler par analogie un
« plan d’aménagement culturel », en choisissant soigneusement les
priorités et en réunissant les moyens humains et matériels susceptibles de
garantir son succès.
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