Pr. Abdelouahed EL JAI
Enseignant universitaire, vice-président du CERAB et ancien Directeur à Bank Al-Maghrib
La flexibilisation du dirham
pourquoi faire ?
La flexibilisation du taux
de change fait l’objet depuis près d’une année d’un débat animé, parfois
passionné, sans pour autant aller en profondeur. Le sujet est rarement évoqué
dans les milieux politiques officiels et n’intéresse que marginalement les
milieux intellectuels. Les enjeux n’en sont pas évidents en raison du caractère
considéré, à tort ou à raison, comme étant trop technique, et que seule la
banque centrale serait à même de conduire une réforme jugée incontournable dans
ce domaine.
Pourtant, le taux de change
revêt une importance cruciale pour l’ensemble des acteurs de l’économie (Etat,
entreprises, consommateurs, épargnants, investisseurs, banques) ainsi que pour
les grands équilibres économiques et financiers (solde budgétaire, balance
commerciale, balance courante, réserves de change, etc.) et se trouve en
relation intime avec toutes les variables économiques, en particulier le taux
d’intérêt et le taux d’inflation. Par ailleurs, le taux de change influe sur le
niveau de compétitivité des entreprises et détermine largement la structure de
l’économie entre secteur des biens échangeables et celui des biens non
échangeables. De plus, il peut être retenu comme un des canaux de transmission
de la politique monétaire. Pour toutes ces considérations, qu’il serait
difficile d’expliciter dans le cadre de cet article, on peut dire que la
réforme envisagée est loin d’être anodine et qu’il convient d’en saisir les
tenants et les aboutissants. Un débat national mettant à contribution
l’ensemble des forces vives doit se tenir avant toute décision dans ce domaine.
Rappel historique
Au sortir de la seconde guerre mondiale, et pour éviter de
retomber dans la guerre des monnaies des années 1930 caractérisée par des dévaluations
compétitives en série, les puissances occidentales victorieuses sous le
leadership des Etas Unis se sont mises d’accord pour créer un système monétaire
international fondé sur un régime de fixité par référence à l’or, appelé Gold Exchange
Standard. Adopté dans le cadre des statuts du Fonds monétaire international, qui
a été créé en même temps que la Banque mondiale par les accords de Bretton Woods,
ce système fondé sur le dollar en tant que monnaie pivot avait bien fonctionné
tant que les Etats Unis garantissaient la convertibilité en or de tout dollar
détenu à l’extérieur. La stabilité de change qui en résultait avait largement favorisé
le niveau d’activité économique soutenu durant les trente glorieuses. Toutefois,
pour des raisons liées au déséquilibre croissant entre, d’une part, la masse des
dollars en circulation favorisée par les déficits structurels de la balance
courante des Etats Unis et, d’autre part, le stock d’or détenu par la Federal
Reserve, une crise s’était déclarée dans la deuxième moitié de la décennie 1960.
Malgré les nombreuses tentatives de correction, au prix d’une série de
dévaluations du dollar et de vains accords internationaux, le Président Nixon a
fini par jeter l’éponge en déclarant en août 1971 l’inconvertibilité du dollar
en or, sonnant par là même la fin du système de Bretton Woods.
Face à
cette situation, les pays développés avaient opté, faute de solution
multilatérale de rechange, pour un flottement généralisé de leurs monnaies.
Quant aux pays en voie de développement, la plupart d’entre eux avaient choisi
un régime de fixité avec un ancrage par rapport à une monnaie unique (le dollar
dans la majorité des cas) ou à un panier de devises, comme ce fut le cas du
Maroc.
Nous
devons faire ici un rappel didactique important : la fixité peut être
obtenue de deux façons, passive ou active. La méthode passive consiste à
arrimer la monnaie nationale à une devise ou un panier de devises dans une
relation mécanique mathématiquement formulée comme on va l’expliquer dans le
cas du Maroc. La méthode active nécessite une intervention de la banque
centrale sur le marché des changes pour équilibrer l’offre et la demande et
obtenir la parité fixe souhaitée dans le cadre de la politique de taux de
change poursuivie.
L’expérience
marocaine
Le panier
de référence adopté en 1974 a été gardé secret par les autorités, que ce soit
pour les devises qui le composaient ou pour les pondérations qui leur étaient
imputées. On peut supposer cependant qu’il comportait un nombre élevé de
devises, probablement plus de six. Le franc français, monnaie de notre premier
partenaire commercial, d’une part, et le dollar en tant que principale monnaie
de facturation et de réserve, d’autre part, y occupaient une place de choix.
Ce système de cotation n’a, à vrai dire,
jamais posé de problème particulier. En cas de besoin, des corrections étaient
apportées sur le niveau de la parité. A ce titre, trois interventions méritent
d’être rappelées. La première, au début du programme, d’ajustement structurel
(PAS), entre 1984 et 1986, avec le glissement officiellement opéré pour
déprécier le dirham, le ramenant de 0,95 DH à plus de 1,25 DH pour un franc
français. La deuxième correction était intervenue en 1990, lorsque l’Etat
avait, le 2 mai, dévalué le dirham de 9,25%. La dernière intervention remonte
au mois d’avril 2001 avec une dépréciation de l’ordre de 5,5%, résultant
semble-t-il du reprofilage du panier suite à l’entrée en vigueur de l’euro.
Les
corrections ont toujours été dictées par le désalignement du taux de change
effectif réel (TCER) du dirham par rapport à un niveau considéré comme optimal au
regard d’un ensemble de données, notamment les équilibres macroéconomiques et
le différentiel d’inflation. Surveillée de très près par les autorités
marocaines, la stabilité du TCER a été obtenue grâce à un niveau d’inflation
maîtrisé depuis le milieu de la décennie 1990, ce qui a réduit le différentiel
avec nos partenaires.
L’autre type d’intervention
concerne la structure du panier dans sa composition et dans les pondérations
attribuées à chaque monnaie. A ce niveau, deux corrections sont à signaler, les
seules d’ailleurs qui ont fait l’objet d’annonces officielles. La première, en
avril 2001, a réduit le panier à deux monnaies, l’euro et le dollar, avec des
pondérations respectives de 80% et 20%. Cette décision de faire de l’euro la
principale monnaie du panier était dictée par des considérations liées au
lobbying des exportateurs pour éviter de grandes fluctuations de la parité
Dirham-Euro et les répercussions sur leurs recettes. La deuxième correction est
celle du 13 avril 2015 qui a modifié la structure du panier à 60% pour l’euro
et 40% pour le dollar, pour tenir compte de la structure des échanges et des
règlements, le dollar étant la monnaie de facturation notamment des produits
énergétiques à l’import et des phosphates et dérivés à l’export.
Qui fait quoi ?
Légalement, le régime de
change est confié au pouvoir politique comme l’énonce l’article 8 du statut de
Bank Al-Maghrib. La méthode de cotation adoptée par le gouvernement ne laisse
aucune possibilité ni au marché ni à la banque centrale d’influer sur le taux
de change. En effet, la formule de cotation du dirham se présente comme
suit :
1DH =
[(1/cours de réf. USD) x 40%] + [(1/cours de réf. EUR) x 60% x cours EUR/USD] =
n USD
Dans cette formule, deux types d’éléments
sont fixes, à savoir les cours de référence et les pondérations. Le seul
élément variable, le cours EUR/USD, est donné quotidiennement par le marché des
changes international. Il est donc clair que le taux de change du dirham ne
dépend nullement du marché domestique et encore moins d’une quelconque
intervention de la part de la banque centrale. Cette dernière se limite, comme
le précise son statut, à calculer et à publier chaque jour le cours des devises
en utilisant la formule de cotation.
Le marché des changes, qui a été mis en
place depuis 1996, est un espace où s’effectuent des opérations entre banques
pour leur propre compte ou pour le compte de leur clientèle au comptant ou à
terme, sur la base d’un cours de change moyen annoncé par la banque centrale.
Les banques peuvent appliquer au cours publié un maximum de + ou – 0,3% pour
obtenir les cours vente et achat avec leur clientèle. Ces marges de négociation
autorisées par l’Office des changes concernent les opérations de virement. Pour
les opérations de change manuel, portant sur les billets de banque et les
chèques de voyage, les marges maximales sont beaucoup plus amples, de + ou – 5%
par rapport au cours moyen.
La flexibilité en question ?
Il importe tout d’abord de constater que,
contrairement aux autres réformes, personne n’a jamais « revendiqué »
la flexibilité du dirham. La raison est à notre avis simple : le système
actuel ne pose aucun problème particulier.
Le projet de réforme du système de
cotation se propose de transiter vers une flexibilisation graduelle jusqu’au
flottement. La première étape consistera à passer d’une détermination calculée
à une cotation par le mécanisme de l’offre et de la demande sur le marché des
changes mais en établissant une marge de fluctuation maximale autour d’une
référence historique considérée comme optimale. La banque centrale surveillera
en permanence l’évolution de la parité pour l’empêcher de sortir de la bande
souhaitée. Cette bande sera élargie au fur et à mesure que le marché deviendra
efficient et que les conditions seront réunies pour aller vers un flottement
accru. Quelles sont les raisons avancées pour justifier la flexibilisation ?
Les considérations doctrinales :
Dès le début de la décennie 1980, des
contraintes financières aiguës dues à des déficits interne et externe
insoutenables avaient débouché sur une situation de cessation de paiement,
obligeant le Maroc à restructurer son économie. La stratégie adoptée dans le
cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS) en 1983 consistait à
libéraliser l’ensemble des marchés.
La
priorité avait été accordée au marché des biens et services. Les quantités et
les prix ont été déréglementés graduellement, en cassant le monopole de l’Etat
là où il existait, en ouvrant les frontières, en abandonnant autant que faire
se peut la tarification pour permettre une concurrence accrue.
Le deuxième marché libéralisé fut celui
des capitaux durant la décennie 1990. La loi bancaire de 1993 avait décloisonné
le système bancaire en introduisant la notion d’établissement de crédit
englobant les banques de dépôt, les anciens organismes financiers spécialisés
et les sociétés de financement. Les trois lois du 21 septembre de la même année
avaient concerné la restructuration du marché boursier, le cadre juridique des
OPCVM et la création du Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM).
Dans la deuxième moitié de la décennie, on assista à la création de nouveaux
compartiments de titres financiers (adjudication des bons du Trésor, titres de
créance négociables privés, marché hypothécaire, pension livrée) facilitée par
la dématérialisation gérée par MAROCLEAR en tant que dépositaire central.
Il restait deux grands marchés à
libéraliser : le marché du travail et le marché des changes. Concernant le
premier, les tentatives menées depuis la première mouture du code du travail dans
la décennie 2000 ont rencontré une opposition farouche de la part des centrales
syndicales, mettant en veilleuse le projet de flexibilisation, surtout dans un
environnement marqué par un large secteur informel.
Pour le deuxième, une première annonce a
eu lieu dès le début de la décennie 2000, mais la surliquidité due à l’afflux
massif de devises occasionné notamment par les opérations de privatisation
avait dissuadé les responsables de mener une telle réforme dans un contexte
d’instabilité. En fait, le risque à cette époque était celui d’une appréciation
du dirham eu égard à l’excédent enregistré durant plusieurs exercices par le
compte courant et le niveau élevé des réserves de change (plus de 10 mois
d’importations de biens et services). L’appréciation était redoutée car elle
pouvait se traduire par un affaiblissement de la compétitivité de notre tissu
productif, d’autant plus que cette époque avait connu une série d’accords
commerciaux bilatéraux et multilatéraux.
La deuxième tentation est arrivée après la
période de surliquidité, en 2005-2006. Mais elle fut abandonnée à cause de la
crise financière de 2007-2008, en même temps que fut différé le projet d’adoption
du ciblage d’inflation.
Les justifications économiques :
L’argumentaire économique mobilisé pour
soutenir la flexibilisation du dirham met généralement en avant trois éléments
principaux : l’amélioration de la compétitivité des entreprises, le rôle
d’amortisseur de chocs en cas de crise des comptes extérieurs et l’attractivité
des investissements étrangers.
En ce qui concerne le premier argument, il
semble indiquer implicitement que la flexibilité n’aurait d’intérêt que si elle
entraînait une dépréciation de la monnaie nationale, synonyme d’une
amélioration de la compétitivité. Rien n’est moins sûr car la condition pour
obtenir un tel résultat dépend de l’élasticité-prix de nos exportations. Or,
l’essentiel de nos exportations sont plutôt tributaires d’autres facteurs comme
la qualité, les délais, les filières commerciales, etc. En revanche, la
dépréciation serait source de renchérissement automatique des importations et
donc poserait, d’une part, un problème de coûts additionnels pour les inputs
importés et, d’autre part, un problème macroéconomique d’inflation, ce qui
aurait par ailleurs un impact négatif sur le pouvoir d’achat des citoyens, avec
tout ce qui en découle comme problèmes sociaux, voire politiques.
Le deuxième argument, qui prétend faire
jouer à la flexibilité un rôle d’amortisseur de chocs, n’est pas si robuste que
cela puisse paraître. D’après cette thèse, toute pression sur les réserves de
change due à une augmentation du prix de certains produits importés pourrait
être atténuée ou contrée par une dépréciation de la monnaie nationale résultant
de la confrontation libre de l’offre et de la demande et le choc sur les
réserves serait ainsi évité. L’exemple que choisissent souvent, pour ne pas
dire toujours, les tenants de cette thèse est celui du pétrole. Si le baril
passe de 50 à 150 $, la demande de devises serait tellement importante qu’un risque
d’épuisement des réserves pourrait apparaitre. Dans ces conditions, seule une
dépréciation du dirham pourrait sauver la situation. C’est la régulation par
les mécanismes du marché, chère aux tenants du néolibéralisme.
Il faut remarquer que ce raisonnement, si
séduisant en théorie, ne résiste pas à la critique. En effet, compte tenu de la
rigidité-prix de cette matière première, il n’est pas sûr que le niveau de la
consommation de produits pétroliers, qu’elle soit finale ou intermédiaire,
baisserait significativement. La dépréciation du dirham comme contre-choc ne
jouerait pas automatiquement. Plus probablement, le résultat serait de
renchérir mécaniquement tous les produits importés, avec les conséquences
dramatiques sur le pouvoir d’achat et sur les coûts de production des
entreprises. Ce scénario conduirait l’Etat à contracter des emprunts extérieurs
pour renflouer le stock de réserves de change. Cet effet pervers pourrait être
évité grâce à des moyens plus adéquats, tel l’instrument budgétaire. Une
diminution de la taxation pétrolière par exemple pourrait efficacement amortir
le choc, au moins provisoirement en attendant de trouver des solutions plus
durables.
En ce qui concerne l’attractivité des IDE,
il faut faire preuve d’une grande imagination pour en saisir la logique. En
principe, les investisseurs redoutent la volatilité plus que toute autre chose,
qu’elle soit celle des prix, des taux d’intérêt ou des taux de change. Car, en
plus des perturbations que la flexibilité induirait sur leur exploitation, les
investisseurs craindraient surtout la dévalorisation de leur apport en capital,
consécutive à une dépréciation de la monnaie nationale.
Les prérequis
Les responsables de la banque centrale et
les experts du FMI s’accordent à dire que les conditions d’un basculement vers
un régime flexible sont réunies. Ces conditions ont été citées par le
gouverneur de la banque centrale lors de la rencontre organisée par la CGEM,
syndicat patronal, le 2 avril 2016 à Agadir :
-
des
équilibres macroéconomiques maîtrisés de façon permanente, en particulier budgétaire ;
-
un
niveau suffisant des réserves de change ;
-
un
secteur bancaire solide ;
-
des
opérateurs bien préparés en matière de gestion des risques de change ;
A cette époque, le gouverneur en faisait
des prérequis. Aujourd’hui, ces conditions semblent être jugées comme acquises.
Apprécions de plus près ces éléments du diagnostic.
La croissance est encore très volatile et
étroitement dépendante de l’agriculture. C’était l’analyse du gouverneur il y a
un an. Comment peut-on changer d’avis en si peu de temps, surtout que l’évolution
du taux de croissance subit une fluctuation très importante sur la période
récente 2015-2017 ?
Le budget se caractérise par une situation
très fragile. Le déficit affichait, il y a à peine deux ans, un niveau
dépassant 7% du PIB. La réduction n’est due qu’à la décompensation des
carburants et à des dons reçus du Golfe. Par ailleurs, si l’on en croit la Cour
des comptes, le déficit serait plus important si on incluait certaines dettes
au titre des crédits d’impôts.
Le solde courant de la balance des
paiements demeure déficitaire (entre 4 et 5% du PIB) en dépit des conditions
favorables telles que la baisse des prix des matières premières, notamment le
pétrole, les performances de certains secteurs exportateurs et des dons du CCG.
Un effondrement n’est pas à exclure car les principales sources de devises restent
fragiles et à la merci d’évènements tout-à-fait probables surtout ceux qui
sont de nature politique.
Les réserves de change sont également
soumises à des variations rapides et imprévisibles. A ce sujet, le gouverneur avait
prévu en avril 2016 un niveau de plus de 8 mois d’importations pour 2017, alors
que nous sommes à peine à 6 mois et resterons à ce niveau durant les deux
prochaines années selon les estimations de Bank Al-Maghrib.
Le secteur bancaire est-il solide ?
Si l’on en croit les principaux indicateurs de rentabilité, il peut être
considéré comme tel. Mais la solidité dont a besoin une politique de change
flexible et, de manière générale, une politique monétaire et financière
efficace, c’est celle qui permettrait un financement correct de l’économie et
une transmission des signaux exprimés par la banque centrale. Or, à en juger
par les nombreuses fois où le gouverneur a été obligé de rappeler à l’ordre les
responsables de banques pour qu’ils jouent leur rôle de courroie de
transmission, le système bancaire marocain est loin du niveau souhaité. Et ce
n’est pas le cafouillage de ces derniers mois au sujet des opérations massives
d’achat de devises qui va en améliorer l’image.
Quant à la préparation des opérateurs et à
la communication accompagnant la mise en place de la transition, les résultats
obtenus après une année montrent l’inefficacité de ces démarches. L’échec à ce
niveau ne peut être imputable qu’à la mauvaise approche adoptée, qui a visé non
pas l’adhésion sur la pertinence de cette réforme, mais a surtout exposé le
côté technique et opérationnel en considérant tous les opérateurs comme étant
acquis à la cause.
La réforme est-elle adéquate ?
Sur un plan purement théorique, le passage
à un régime flexible est défendable. La référence à la thèse de Robert Mundell développée
au début des années 1960 est souvent évoquée pour justifier un tel choix. De
quoi s’agit-il ? Pour cet économiste canadien, il est difficile de
poursuivre en même temps les trois objectifs suivants : l’autonomie de la
politique monétaire, la fixité du taux de change et la libre circulation des
capitaux (ouverture du compte capital). L’abandon de l’un des trois permet aux
deux autres, peu importe le couple d’objectifs choisi, peuvent se réaliser.
Sans trop aller dans le détail, on peut signaler que pour garder la mainmise
sur l’efficacité de la politique monétaire, consistant à manier le taux
d’intérêt pour influer sur le taux d’inflation, il faudrait que la création
nette de monnaie due aux mouvements de capitaux ne soit pas sans limite. Car
pour contrecarrer des tensions inflationnistes, la banque centrale est amenée à
relever son taux directeur et, par ricochet, l’ensemble des taux sur le marché.
Cette hausse des taux attirerait des capitaux étrangers, dont la conversion en
monnaie nationale accroitrait la masse monétaire et créerait des tensions
inflationnistes, ce qu’il fallait éviter au départ. Cette situation s’avèrerait
moins dangereuse si le taux de change était flexible, car il agirait alors comme
frein. En effet, l’afflux de devises provoquerait automatiquement une
appréciation de la monnaie nationale, ce qui encouragerait les importations et
découragerait les exportations, aboutissant en dernière analyse à une sortie
nette de devises. Le taux de change reviendrait alors à son niveau d’équilibre
Si, en revanche, on maintenait la fixité du taux de change, il faudrait limiter
les mouvements de capitaux. La dernière combinaison possible serait d’ouvrir le
compte capital et de poursuivre la fixité. Dans ce cas, il faut sacrifier
l’efficacité de la politique monétaire basée sur le taux d’intérêt. Cette
théorie porte à juste titre le nom de « la théorie du triangle
d’incompatibilité » ou « la trinité impossible ».
L’application de cette théorie dans le cas
du Maroc signifierait que les responsables auraient opté à terme, mais sans le
révéler, pour l’ouverture du compte capital. Si tel était le cas, il faudrait
le déclarer clairement et recadrer la discussion sur la convertibilité. Une
telle orientation poserait d’autres types de problèmes, dont il faut mesurer
les risques et peut-être les avantages. Mais le Maroc est-il capable de
supporter une telle ouverture ? Compte tenu de la taille de notre économie
et de sa vulnérabilité par rapport aux facteurs déstabilisateurs exogènes, il
nous semble difficile d’aller vers une convertibilité accrue, jumelée à une
flexibilité de change.
La débâcle institutionnelle :
Le Maroc se déclare, surtout avec la
constitution de 2011, comme étant un pays qui présente les attributs d’un état
de droit où les institutions agissent dans un cadre de séparation des pouvoirs,.
Dans les faits, cela ne se vérifie pas toujours. L’exemple de la réforme du
régime de change est à ce titre édifiant.
Comme il a été rappelé plus haut, le
régime de change est légalement du ressort du pouvoir politique. Le régime de
change constitue la boîte à outils comportant deux volets importants : la
réglementation des changes et le système de cotation. Et dans le cadre ainsi
défini, une politique du taux de change pourrait être conduite, en utilisant
les instruments contenus dans la boîte. Dans le système actuel, il n’y a pas
lieu de parler de politique du taux de change car la cotation est passive.
Jouant le rôle de concepteurs et de
propagateurs du modèle libéral, le FMI et la Banque mondiale n’ont jamais cessé
de prodiguer leurs recommandations visant la libéralisation du régime de
change. Cette doctrine constitue un leitmotiv en toutes circonstances et
partout où interviennent les institutions de Bretton-Woods. Même si le Maroc
n’est plus lié au FMI par un programme, il reçoit périodiquement la visite
d’experts de cette institution dans le cadre de la revue annuelle. Pour ce qui
est de la banque mondiale, des prêts-programmes ou des prêts-projets sont
accordés de manière fréquente au Maroc et l’occasion est souvent offerte à
cette institution de distiller ses recommandations aux responsables marocains.
Le dernier rapport sur l’économie marocaine qui traite du modèle de
développement à l’horizon 2040 comporte une vision nettement libérale, y
compris dans le domaine du change, soutenant bien entendu la flexibilisation.
La banque centrale et la Direction du
Trésor au sein du Ministère des Finances sont pour le FMI les meilleurs relais
pour l’implémentation de tous les instruments monétaires et financiers
constituant la base du libéralisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le FMI
déploie à travers le monde un effort colossal de formation des jeunes cadres de
ces deux entités en provenance de tous les pays membres. Ainsi le FMI prépare
le terrain de manière profonde et subreptice, pour avoir, à quelques exceptions
près, des interlocuteurs acquis d’avance à sa cause.
Le passage en force de la banque centrale
Le processus effectif de préparation au
passage à la flexibilité a été mis en branle par les services de la banque
centrale au printemps de l’année 2016 en concertation avec l’Office des changes
et la Direction du Trésor. Une campagne de communication et de vulgarisation a
été menée auprès des différents acteurs et opérateurs concernés : banques,
entreprises, médias.
A aucun moment, le gouvernement ne s’est
prononcé sur le sujet. Il faut rappeler que cette période a correspondu au
début de la campagne électorale pour les législatives et par la suite à une
longue vacance gouvernementale. Ce n’est qu’au printemps 2017 que la nomination
d’un nouveau chef de gouvernement est intervenue, mais sans pour autant dégager
une position officielle sur la question de la flexibilisation du dirham.
La présentation du programme du gouvernement
aurait été l’occasion à saisir pour y insérer un chapitre relatif au régime de
change. Mais aucune allusion n’y a été faite. Pourtant, le ministre des
finances du gouvernement sortant est resté à son poste durant la période de
vacance et a été reconduit dans la nouvelle équipe. Comment expliquer
l’omission de la réforme ?
En dépit de cette omission, le gouverneur
a maintenu sa position de leader tout en impliquant le ministre pour la
forme : les deux responsables devaient tenir une conférence de presse pour
officialiser l’entrée en vigueur de la réforme. Au mépris de la loi, le Conseil
du gouvernement devait être seulement « informé » la veille pour
obtenir son adhésion.
Le réveil tardif du Gouvernement
Le chef du gouvernement s’est vraisemblablement
rendu compte au dernier moment du passage en force exercé par la banque
centrale et a fini par arrêter le processus et en reporter sine die l’adoption.
Les raisons avancées ont trait, en toute logique, au rôle de décideur en
dernier ressort devant revenir au gouvernement conformément à la loi, au fait
que le projet nécessite encore des études d’impact et au caractère non urgent
d’une telle réforme.
Ce n’était pas là la seule déconvenue pour
la banque centrale. Les banques ont également compliqué les choses en prenant
des positions de change importantes suite à l’achat massif de devises auprès de
Bank Al-Maghrib au cours des mois de mai et juin 2017, totalisant une
quarantaine de milliards de dirhams. Les autorités et certains médias ont
accusé les banques de spéculer contre la monnaie nationale. Le gouverneur de
BAM, furieux, a qualifié ce comportement de trahison et de manque d’éthique,
promettant des sanctions à la hauteur du délit.
De quelle infraction s’agit-il ? La
réglementation des changes autorise bien les banques à constituer une
trésorerie en devises qu’elles peuvent même placer à l’étranger, sous réserve
de respecter la règle prudentielle en la matière, à savoir un maximum de 10%
par rapport aux fond propres de la banque comme position de change par devise
et 20% pour l’ensemble des positions de change. Si infraction il y a, elle peut
concerner les achats pour le compte de la clientèle effectués sans sous-jacent.
Le plus regrettable dans ce cafouillage est
que la banque centrale n’est même pas parvenue à convaincre ses partenaires les
plus proches. Sa crédibilité a été battue en brèche au mauvais moment, celui où
elle s’apprête à passer au ciblage d’inflation et à la flexibilité du dirham,
alors que ces deux outils nécessitent une relation de confiance pour que les
anticipations d’inflation et de change se forment dans la sérénité.
Le gouvernement et les banques ayant
contrarié ses plans, il ne restait plus que le FMI pour continuer à soutenir le
projet. Se servant de sa position d’expert au-dessus de la mêlée et fort de la
reconduction récente de la ligne de précaution et de liquidité en faveur du
Maroc, son intervention risque fort de faire infléchir le gouvernement.
En effet, le chef du gouvernement a remis à
l’ordre du jour un ancien projet de révision du statut de la banque centrale,
qui renforce son indépendance en matière de politique monétaire tout en
introduisant une innovation qui a trait à la politique du taux de change à
confier à la banque centrale.
Les conséquences de la réforme
Avant de démarrer la cotation du dirham
sur le marché, il convient de s’assurer que le cours de référence est à
l’optimum. Aujourd’hui, les autorités marocaines et les organisations
internationales affirment que le dirham n’est pas surévalué et ne nécessite aucune
correction. Mais, peut-on éviter pour autant une dépréciation sur le
marché ? Dans la mesure où la banque centrale garantit le maintien du
dirham dans une bande de fluctuation, il n’y a pas de crainte à se faire à
court terme. Toutefois, si le cours reste en permanence à la limite supérieure
(c’est-à-dire du côté de la dépréciation), on risque d’assister à une
intervention continue de la banque centrale pour soutenir le dirham, ce qui
tendrait à épuiser les réserves. La seule solution serait alors de céder aux
pressions du marché en élargissant la marge.
Dans de telles conditions, l’élargissement
serait contraint au lieu d’être voulu comme le prévoient les autorités étape
par étape. Cette situation serait encore plus difficile à soutenir si les
autorités décidaient d’assouplir progressivement l’ouverture du compte capital,
en particulier pour les résidents qui en sont écartés jusqu’à présent. D’autre
part, compte tenu de la taille étriquée du marché et de l’économie, il n’est
pas exclu de voir certaines opérations de placement initiées par des
investisseurs étrangers - fussent-elles ordinaires et sans intention délibérée
d’attaquer le dirham - causer des perturbations incontrôlables sur le marché.
Enfin, les entreprises vont devoir
s’habituer à gérer le risque de change en supportant un coût supplémentaire en
produits de couverture. Aujourd’hui, ces produits sont jugés chers par les
utilisateurs, alors même que le taux de change est plutôt stable. On peut donc
s’attendre à un renchérissement de la couverture, sauf si le nombre
d’opérations devient si important qu’il permette une baisse des primes. D’autre
part, si le marché de l’assurance et le marché boursier s’ouvrent aux
opérations de couverture, la concurrence exercerait une pression à la baisse sur
les prix.
Bien que n’ayant fait l’objet d’aucune
demande de la part des acteurs économiques ni des représentants politiques, le
régime flexible finira par être adopté car ce que les grands manitous du
libéralisme international souhaitent, ne serait-ce que pour tester certains
scénarii, sera tôt ou tard décidé par les autorités. L’enjeu véritable réside
en fait dans l’obtention de cet aval si précieux pour accéder au marché
financier international. Et la boucle est bouclée. Peu importe que l’adhésion
du peuple soit acquise ou non.
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