« Le pays doit gérer plusieurs Rif »
Le bouillonnement
vécu par le Rif interpelle pouvoir, partis, élites et corps intermédiaires.
Pour le Pr. Abdelmoughit Benmessaoud
Tredano, : enseignant de science politique et de géopolitique à la faculté
de droit de Rabat, il ne faut pas circonscrire la crise socio-économique dans
la seule perspective rifaine, assez singulière d’ailleurs, puisque le
ras-le-bol est généralisé à tout le pays. A la tête du Centre de recherche et
d’études en sciences sociales et directeur de la Revue Marocaine des Sciences
Politiques et Sociales, ce militant de gauche n’hésite pas à pointer du doigt
les défaillances du système. Tout en lançant des pistes pour dépasser le
blocage actuel. Il nous confie ses préoccupations dans cet entretien.
Instructif.
Perspectives Med : La contestation d'Al-Hoceima a
étonné nombre d'observateurs par son ampleur. Comment lisez-vous les
développements dans la région du Rif?
Abdelmoughit Benmessaoud Tredano : Pour l’ampleur, une
des raisons de l’amplitude de la contestation peut être expliquée par les
incompréhensions anciennes, en liaison avec l’histoire du Rif et de ses plaies
non-cicatrisées. Certains ont une revanche à prendre sur l’Histoire… Mais
d’autres n’admettent pas cette sorte de rébellion. En outre, d’autres éléments
d’explication interviennent telle la marginalisation de la région sous le règne
Hassan II, le Rif ayant accumulé des retards et des déficits. On n’occultera
pas non plus que les sources de revenus, liées à l’émigration et aux produits
illicites, ne s’inscrivent pas dans la durée. Les données conjoncturelles
confirment la baisse des envois des RME (les 2ème et 3ème générations n’ont
plus de liens forts avec les familles), la chute des exportations du cannabis
et l’absence d’activité à cause des projets qui ne marchent pas ou dont la
réalisation est en retard. On est par ailleurs tenté d’expliquer ce retard à
l’allumage par la lutte frontale entre le PJD et le PAM, -même si ce dernier a
raflé la mise dans la région en 2015-, lutte qui a limité les engagements de l’Etat dans le Rif.
Mais objectivement,
nul ne saurait ignorer que dans le pays il y a plusieurs Rif, ce qui laisse
entendre que la région du Nord n’a pas le monopole de la marginalisation. Il
suffit pour cela de voir ce qui se passe autour des grandes métropoles pour
s’en convaincre, sans même évoquer ce que l’on appelle communément le Maroc
profond.
Le retard de la
relance remonte certes à 2015, année durant laquelle le projet « Manarat
Al-Moutawassit » a été signé. Cependant, rien n’empêche d’interpeller la
classe politique, la qualité des élections du 7 octobre 2016, et les 6 mois de blocage
dans les négociations pour la constitution de la majorité. Devant cette
expectative et ce retard, les gens se disent à quoi bon servent les élections.
N’oublions pas que malgré la majorité obtenue par le PJD, 19 millions de
Marocains ne se sentent pas concernés, et l’expriment par leur abstention, cela
sans évoquer le nombre de non-inscrits dans
les listes électorales qui tourne, lui, à peu près à 10, voire 11 millions de
citoyens. L’acte politique électoral pose dès lors problème. Comme l’élite
politique pose, elle aussi, problème. Avec une telle désaffection, le rejet des
acteurs politiques est une réalité ressentie. Et lorsque désaffection il y a, il
ne faut pas s’étonner à ce que l’intermédiation soit, elle aussi, en panne. Voilà
pourquoi on a refusé d’entendre les politiques dans le Rif.
Dès lors, tout est à
refaire sur le champ politique. Car les choses comme elles se présentent ne
font que conforter les sceptiques. Autant dire que l’espoir né en 2011 a fini
par s’émousser. Et la fraicheur et virginité du PJD, constatées surtout dans
les villes petites et moyennes, là où les électeurs les ont fait bénéficier de
leur confiance, tout cela paraît bien relatif.
L’Etat central a
considéré, au départ, que la contestation dans le Rif était passagère, à
l’image de ce qui s’est passé à Figuig ou encore Sidi Ifni, Séfrou etc. Mais le
fait est qu’à Al-Hoceima, ça a duré. Et ni l’encadrement sécuritaire ni la
fatigue n’ont dissuadé les manifestants de battre le pavé. Est-on face à une
erreur de jugement ? Avant que la contestation n’atteigne de l’ampleur, il
fallait prendre le taureau par les cornes et trouver une solution. Mais ce
retard à l’allumage n’a fait que renforcer l’idée parmi les contestataires
quant au manque de crédibilité et du gouvernement et des collectivités
territoriales. Seul le roi représentait la voie de recours. On convient donc
que l’approche a aggravé la situation, sachant que les intermédiations ne
jouent plus le rôle qui est le leur. Dès lors, le gouvernement est appelé à réagir
rapidement pour combler les lacunes. En regagnant la confiance des citoyens.
Bien entendu, on peut s’interroger s’il y a d’autres finalités qui sont
recherchés par le Hirak que les problèmes socio-économiques. Mais à ce niveau,
pas de moyen de vérifier les informations sur "l’implication de l’étranger
". Il est difficile
pour un chercheur de confirmer ou non les thèses avancées par les uns et les
autres. Quand bien même on serait tenté de s’interroger sur ce que fait le
drapeau dans la contestation… Toujours
est-il que l’on ne peut pas fonder une quelconque analyse sur une vidéo
partiale et partielle. L’avis judicieux en pareils cas de contestation est que
la liberté et l’autorité doivent trouver un équilibre. Ne pas savoir l’assurer,
dans la délicatesse nécessaire, pose problème.
Ceci étant dit, on
n’insistera jamais assez sur le fait que l’approche sécuritaire n’est plus la
bonne. Les échauffourées qu’Al-Hoceima a connues le jour de l’Aïd, avec sa très
forte charge symbolique, interpellent. Car le moindre dérapage peut causer des
dégâts imprévisibles. On marche sur les œufs.
Mais au-delà de ce
qui peut paraître comme conjoncturel, il y a lieu de rappeler qu’au niveau de la
politique globale, il y a bien des choses qui ne sont pas conduites dans les
règles de l’art. A commencer par le système éducatif qui, il faut en convenir,
n’a pas besoin d’une réponse technique apportée par un quelconque Conseil, mais
plutôt d’une ferme volonté politique de nature à dépasser les écueils actuels. La
Corée du Sud qui aspire au rang de 7 ème puissance mondiale n’a pas réussi ex
nihilo, mais grâce à une politique d’enseignement des plus efficientes. En
plus, l’industrialisation du pays laisse à désirer et le modèle économique
choisi n’emploie pas. Chaque année, sur les 150.000 nouveaux arrivés sur le
marché de l’emploi, 50% reste hors circuit. Le cumul en fait une bombe à
retardement. Un projet de société appelle à être clairement défini pour assurer
l’essor du pays qui dispose de potentialités. Trois outils fondamentaux appellent
à être mobilisés pour ça : former des femmes et hommes capables porter les
différents éléments du projet, une administration saine et transparente et une
justice équitable pour tous. Voilà de quoi permettre aux investisseurs de se
sentir en sécurité.
Que dire de la défaillance des élites face à une
contestation d’ampleur ?
Les élites
traditionnelles avec lesquelles le pays avait fonctionné un certain temps ne
sont plus représentatives. Aujourd’hui, le PJD et Al Adl Wal Ihssane, toutes
deux d’obédience islamiste, sont les deux formations les plus structurées. A
tout cela il y a des causes. La gauche a laissé de coté, dans son évolution,
les laissés pour compte. Elle n’occupe même pas, dans ses diverses structures,
ni la sphère culturelle, ni la sphère sociale. L’ancrage sociologique n’a pas
suivi depuis l’alternance de 2002 qui a amené l’USFP à gérer les affaires du
pays. Et plutôt que d’en profiter pour
assurer l’investissement du champ politique, c’est la démission qui a été au
rendez-vous. En plus, il y a le comportement des élites dans les diverses chapelles
qui interpelle. Depuis que l’acte politique, comme les partis d’ailleurs, sont
devenus pourvoyeurs de rente, à l’instar de l’Etat. Où est l’idéal dans ce
cas ? Arriver au pouvoir est subséquent à la quête d’un poste, plus que la
déclinaison d’un programme politique. On comprend dès lors la déception des
classes moyennes, plus orphelines que jamais, et dont une partie a basculé vers
les courants islamistes.
Le bouillonnement du Rif n'est plus circonscrit dans les
frontières du pays puisque des relais se mobilisent à l'étranger (dans
plusieurs capitales européennes où la diaspora rifaine est visible). La
situation ne risque-t-elle pas de déraper?
C’est l’entêtement
qui provoque entêtement. Et l’approche sécuritaire ne fait que donner du grain
à moudre à la contestation. L’histoire est ses pesanteurs comptent plus que la
demande conjoncturelle. Les ressentiments ressortent et la revanche sur
l’Histoire devient le moteur du mouvement dans le Rif. Le sentiment
d’injustice, cette « hogra », crée la crispation et cristallisation
autour de l’Histoire et du pouvoir qui réprime et condamne la région à vivre
des redevances du kif et des transferts assurés par la diaspora rifaine à
l’étranger. Cette dernière n’hésitant plus à dire haut que l’Etat n’a rien fait
pour moi. Bien entendu, la solidarité régionale peut jouer dans le transfert du
hirak vers l’étranger où il est récupéré par d’autres. Et dans la communauté
rifaine à l’étranger, il y a bien sûr des gens habitués au système démocratique
qui adoptent, par la force des choses, un autre comportement vis-à-vis des
décideurs. Pour eux, contester le pouvoir est chose normale. Cette catégorie de
la communauté rifaine ne nourrit pas de peur du Makhzen. Et il faut lire dans
cette attitude qu’elle ne relève pas forcément de la provocation. Quant au retard
dans la réaction ressenti vis-à-vis de l’Etat et des corps intermédiaires, et au
vu du pourrissement de la situation, les plus subversifs parmi les
contestataires rifains se donnent raison en accablant l’Etat de ne pas être
capable de donner quoi que ce soit.
La solution pour sortir du pourrissement actuel passe-t-elle
par une réconciliation avec le Rif, inachevée selon toute vraisemblance au
terme de l'IER?
A mon avis, il faut
un signal fort aux contestataires. Il faut se rendre à l’évidence que l’IER ne
leur parle pas. Un acte fort c’est, par exemple, une visite royale dans la
ville.
Comment lisez-vous l'élan de solidarité dont bénéficie la
cause rifaine auprès de l'opinion nationale?
S’il y a eu des manifestations
contre l’évolution chaotique de la situation dans plusieurs autres villes du
pays, c’est que la situation dans le Rif parle au nom du Maroc. On assiste à
une sorte de transposition de la colère vis-à-vis de l’injustice ressentie. Car
on ne dira jamais assez que le Rif n’a pas le monopole de la marginalisation et
de la misère. L’urbain et le péri-urbain et le rural confirment cet étant de
fait… Epouser la cause d’Al-Hoceima c’est reprocher à l’Etat son approche
vis-à-vis de la gestion d’un vécu commun à tout le Maroc, une approche
éminemment sécuritaire. En somme, c’est de la dénonciation de la
« hogra » qu’il s’agit. La somme d’autant de dysfonctionnement
poussent dès lors quelques milieux à s’approprier la contestation.
Des données livrées par l'Intérieur confirment que la
stabilité marocaine s'accommode de mouvements de protestations qui éclatent un
peu partout dans les régions du pays. Cela confine-t-il à dire que le pays est
à l'image d'un volcan en activité?
L’approche est biaisée.
Car on ne parle pas ici que de meeting et autres sit-in, mais d’une région qui
bouillonne, avec une histoire marquée au feu d’un rapport central injuste à une
périphérie délaissée. On ne saurait s’accommoder de cette tension puisque
l’Etat n’a pas réussi à éteindre le feu. Il faut trouver une solution équilibrée
qui assure en même temps stabilité, liberté et sécurité. Le nombre de villes en
proie à la contestation se multiplie depuis 2007. Après Séfrou, c’était Sidi
Ifni en 2008, puis Figuig… Plus, les coordinations ne se multiplient dans
nombre d’endroits pour dénoncer l’injustice socio-économique. Les temps ont
changé et les caractéristiques font la différence. On n’est plus devant une ville
en colère mais face à toute une région chargée d’Histoire, avec une
contestation de grande ampleur qui englobe tout un territoire et qui plus
s’inscrivant dans la durée. Juxtaposés, tous ces facteurs cumulés font la
distinction.
Tout ce bouillonnement que vit le pays, social et politique,
ne traduit-il pas une "révolution" dans les mœurs politiques qui
placent désormais les revendications en termes de réformes à un niveau
supérieur?
Tous les logiciels qui formaient la pensée au sein de
l’Etat central doivent être adaptés à la nouvelle situation. Il y a un divorce par rapport à la réalité
sociologique et médiatique. L’impression qui se dégage est que les décideurs
prennent du retard.
La contestation dans le Rif montre que les individus semblent
continuer à faire le distinguo entre le Roi et le système. D’où leur attente
de signaux forts à cause de la défaillance des corps intermédiaires. Si les
gens font confiance au Roi, qu’ils ne confondent pas avec le système, ils
n’acceptent plus d’être maltraités de la sorte.
Un triptyque vertueux
Les
rapports entre le Centre et « les périphéries », entre le Maroc « utile » et le Maroc « inutile »
doivent être repensés dans le sens de la prise en compte des besoins fondamentaux et la reconnaissance de la plénitude de la
citoyenneté.
Une
politique globale de développement (une réelle industrialisation en totale déconnexion
avec les prescriptions de la BM – le mémorandum récent qui constitue une
véritable insulte et une volonté de
cantonner le Maroc comme pays
prestataire de services- et du FMI) et option radicale pour un système éducatif
performant.
Enfin et non
le moindre, l’affrontement entre les différents centres du pouvoir qui, en se
neutralisant paralyse le pays et empêche
toute avancée doit être revisité pour un meilleur agencement des
appareils de l’Etat.
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