L’Economie Marocaine en question
Pr. Abdeslam SEDDIKI
Professeur
Universitaire et ancien Ministre de l’Emploi et des Affaires Sociales
Alors que le débat sur le modèle de
croissance à l’œuvre au Maroc n’arrive pas encore à déboucher sur des perspectives
prometteuses, il serait utile de nous
poser des questions sur l’économie marocaine afin de déceler les forces et les
faiblesses qui la caractérisent. Cette
lecture de l’économique doit obéir à une règle méthodologique dont les jalons
ont été jetés par les précurseurs de
l’économie politique, selon laquelle l’économique n’a de finalité que par
rapport au social, c’est-à-dire par rapport à la satisfaction des besoins
sociaux de la population. En ce sens, le
progrès économique n’a de sens que s’il se traduit par une amélioration du
niveau de vie des populations. Et c’est
à ce niveau que se mesure le bien-être social.
Partant de ces considérations
méthodologiques, on s’attachera de faire cette lecture en deux temps :
relever dans un premier temps les points forts de l’économie marocaine ;
déceler, en deuxième lieu, les faiblesses et les goulots d’étranglement
qui risqueraient d’inhiber et de freiner
le processus de décollage sans lequel l’émergence tant attendue et
espérée restera un vœu pieux.
I.
Les atouts de l’économie marocaine.
L’analyse des principaux indicateurs
et de leur évolution sur les moyens et long termes nous autorise à déceler les
atouts suivants. Ils nous semblent visibles et lisibles. Nous les exposons sans
aucun ordre d’importance.
- L’économie marocaine est globalement assainie dans laquelle les équilibres macro-économiques sont assurés. Ainsi le déficit budgétaire se situe dans une fourchette de 3,5% - 4% ; le solde du compte courant est de l’ordre de -3% ; le taux d’endettement du trésor est de 65% (l’endettement public dépasse les 80%) ; le taux d’inflation ne dépasse pas 2%.
Cette question des équilibres
macro-économiques a fait couler beaucoup d’encre et n’arrête pas de susciter
une controverse entre les différentes écoles de pensée. Sans revenir sur ces
controverses qui relèvent des considérations académiques (qui ne sont pas du
reste sans intérêt), nous pensons qu’il faille dépasser les crispations
idéologiques et les fondamentalismes méthodologiques. En ce sens, les
équilibres macro-économiques, en premier lieu l’équilibre budgétaire,
constituent pour un pays donné un gage de confiance vis-à-vis des partenaires
et un moyen de sauvegarder son indépendance. Les pays qui se sont montrés
laxistes par rapport à cette « règle
d‘or » l’ont payé cher non seulement sur le plan financier mais surtout
sur le plan social.
1 - L’économie marocaine enregistre un taux de
croissance relativement élevé bien qu’il demeure insuffisant pour relever les
défis notamment en matière d’emploi. Ce taux est considéré parmi les plus forts
au niveau de la région MENA ( Moyen- Orient Afrique du Nord). Qui plus est, il
est relativement stable et moins erratique que par le passé en raison de
l’affranchissement relatif de la croissance par rapport aux aléas climatiques.
Ainsi, depuis 1999, l’économie marocaine
enregistre toujours un taux de croissance positif et ce quel que soit le niveau
de la production agricole. Ce qui montre à l’évidence qu’elle devient moins
dépendante des conditions climatiques.
2 - C’est une économie de plus en plus diversifiée. On est
passé progressivement d’une économie primaire, basée sur les matières premières
et les produits agricoles, à une économie secondaire basée sur la
transformation des produits, la remontée dans la chaine de valeur et la
création de valeur ajoutée. Bien sûr, l’économie n’a pas encore atteint le
stade de l’industrialisation qui se traduit par une « transformation de structure ». Le plan d’accélération
industrielle à l’œuvre s’il est bien mené conformément aux objectifs affichés pourrait nous y conduire. Mais on
n’en est pas encore là. Et beaucoup d’incertitudes planent sur la réalisation
de ces objectifs, dont notamment le risque de voir ce PAI se réduire à une
simple sous-traitance sans ambitions réelles
en matière de transfert de technologie, condition sine qua none pour la
création d’un tissu industriel national.
3 - Cette diversification
porte également sur nos échanges extérieurs. Bien que l’Union Européenne
demeure notre principal partenaire commercial, force est de constater que sa
place se réduit au fil des années au bénéfice de nouveaux partenaires tels que
les pays émergents et le Continent Africain. Mais il faut relever, dès à
présent, que le Maroc n’a pas su (ou n’a pas pu) tirer profit des opportunités
que lui offre cette ouverture et son intégration dans le marché mondial. Sur
une cinquantaine de pays avec lesquels il est lié par des accords de
libre-échange, il enregistre un déficit commercial à l’exception de la
Jordanie. Cela donne sérieusement à réfléchir sur nos capacités productives et
notre potentiel compétitif.
4 - Bien que le Maroc ait abandonné la
planification cédant en cela aux effets
de mode d’un certain néo-libéralisme, il a opté, en contrepartie, pour des
plans sectoriels touchant pratiquement tous les secteurs d’activité : Plan
Maroc Vert pour l’agriculture, Plan Halieutis pour la pêche maritime, Plan
Emergence devenu Plan d’Accélération Industrielle pour l’Industrie, Vision 2010
et 2020 pour le tourisme, Maroc Numeric pour l’économie numérique etc…Malgré
leurs limites et les critiques dont ils font l’objet, dont notamment le manque
de convergence, ces programmes ont donné des résultats relativement
satisfaisants. En tout état de cause, il vaudrait mieux avoir un programme et
une vision à moyen terme que de ne pas en avoir du tout et de continuer à
naviguer sans savoir le port de destination !!
5 - Le pays dispose d’une infrastructure relativement
satisfaisante même si elle est mal répartie spatialement et ce grâce au
lancement, sous l’impulsion du
Souverain, de la politique des grands
chantiers : qu’il s’agisse des autoroutes, des ports ou des aéroports, le Maroc a fait au cours des deux dernières
décennies des progrès gigantesques. Des réalisations comme celle de Tanger Med
suscitent l’admiration de tout un chacun et incitent tout Marocain à exprimer
une certaine fierté. N’eût été cette
infrastructure les réalisations soulignées précédemment auraient été
inimaginables. Mais le capital physique n’est pas à lui seul suffisant pour
enclencher la dynamique de développement. Le capital immatériel (humain, social
et institutionnel) est également nécessaire.
6 - Pour ce qui est du « capital
humain », s’il est admis par tous que notre système éducatif souffre de
plusieurs tares et dysfonctionnements, il ne faut pas non plus « jeter le
bébé avec l’eau de bain ». Là où
des moyens sont mobilisés et un système de gouvernance particulier est mis en
place, des résultats tangibles se font
montrer. Bien sûr ce qui est demandé aujourd’hui c’est de tirer profit de
certains ilots de réussite pour propager le progrès vers d’autres secteurs
restés à la marge de toute dynamique de changement. Le progrès n’est jamais
linéaire et homogène. Il se fait en cascade. Le développement, à son tour, génère forcément des
contradictions. Le rôle du politique,
puissance régulatrice, consiste à en
accélérer le rythme et à en réduire les fractures.
7 - Concernant le « capital social », le
pays dispose d’une bourgeoisie plus
qu’embryonnaire avec une composante « traditionnelle » encore
influente sur les politiques publiques au regard de ses ramifications dans l’administration, et une composante
« moderne », voire « moderniste », en émergence. Cette
dernière est constituée essentiellement de « jeunes loups » formés
dans des hautes écoles de renommée et rompus aux principes du libéralisme économique fondés sur la libre
concurrence, l’Etat de droit (surtout dans les affaires). C’est un atout réel pour le Maroc qui
ambitionne de devenir un pays émergent.
8 - Le « capital institutionnel » n’est pas moins
important. C’est un facteur essentiel de
développement. Malgré toutes les critiques que l’on pourrait faire et les
faiblesses constatées ici et là, il faut reconnaître que les ingrédients d’un
Etat de droit sont bien réunis. Nos institutions ne sont pas parfaites, mais
sont acceptables dans l’ensemble. Nous
avons une constitution développée dont le contenu n’a rien à envier aux
constituions des pays ancrés dans la démocratie ; les élections se
déroulent à intervalles réguliers ; l’existence de partis politiques de
différentes obédiences ; les syndicats dont la création remonte à des
décennies…..Ce « capital institutionnel » constitue un facteur réel
de stabilité politique et sociale et par conséquent un facteur d’attractivité
et de compétitivité.
Ce sont des atouts de taille qui
constituent la force de frappe de notre économie. Cette liste n’est sûrement
pas exhaustive. Elle est exposée à titre illustratif. On peut y ajouter tous
les autres facteurs non économiques dont regorge le pays : sa diversité
culturelle, son ouverture sur les autres cultures, sa richesse
gastronomique, la beauté de ses sites géographiques, la qualité de la vie de
ses citoyens ….
Mais chaque médaille a son revers. Le
Pays connait aussi des faiblesses et goulots d’étranglement qui freinent sa
marche vers plus de progrès et se dressent sur la voie de son émergence. Ce
sont autant de défis que le Maroc doit absolument relever s’il veut réaliser
les ambitions qui sont aujourd’hui les siennes, à savoir intégrer le concert
des pays émergents.
II.
Les défis de
l’émergence
Après avoir passé en revue
précédemment les atouts de l’économie
marocaine, on se penchera à présent sur l’examen de certains obstacles et de goulots
d’étranglement. En effet, le Maroc ambitionne de devenir un pays émergent à
partir de la décennie suivante. Objectif à notre portée si on parviendra d’ici
là à relever les défis qui nous guettent et à surmonter les blocages qui se
dressent sur notre chemin. Nous avons à relever six défis majeurs :
1 - Saisir toutes les opportunités offertes par la
mondialisation. Nous avons déjà souligné le fait que le Maroc ne tire pas
suffisamment profit des accords de libre-échange signés avec divers pays. Il
est en ce sens plus un « losing
player » qu’un « winning player ». Ainsi, il est grandement utile pour l’avenir
de notre pays de marquer un temps d’arrêt et de procéder à une évaluation objective de ces accords afin
de rectifier le tir éventuellement. Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement d’un plaidoyer
pour un certain protectionnisme débridé
qui risquerait de nous isoler du reste du monde combien même une telle option
serait possible ! Il s’agit, à l’inverse, de minimiser les risques encourus
par l’intégration au marché mondial et de
mettre de l’ordre dans l’enchevêtrement de la mondialisation, en diversifiant
au maximum nos alliances stratégiques et en approfondissant plus nos relations
avec le continent africain. En effet, des partenariats triangulaires offriront
de grandes opportunités pour le Maroc dans les années à venir. Nos relations
avec l’Afrique doivent s’inscrire dans le droit fil du Discours de SM le Roi
prononcé à Abidjan le 4 février 2014 dans lequel Le Souverain a tracé une véritable feuille de
route pour le partenariat Sud-Sud.
2 - Améliorer notre compétitivité et notre offre
exportable. Ce qui passe inévitablement par la poursuite, avec audace,
des réformes de structure dont celle
de notre système de formation et de la recherche scientifique n’est pas
des moindres. Le but étant, à
terme, d’améliorer la productivité du travail en dotant le pays d’un véritable écosystème de recherche et
innovation. Pouvons-nous réellement
aspirer à devenir un pays émergent en consacrant seulement 0,7 % de nos dépenses publiques à la recherche
scientifique ? D’autant plus que le niveau de formation des salariés et le
taux d’encadrement des entreprises actuels ne nous permettent pas non plus
de décoller. Ce sont des problématiques
qu’il convient de prendre à bras le corps et nécessitent un traitement de choc.
Le pays ne peut pas vivre indéfiniment avec un déficit commercial chronique qui
nous occasionne une « fuite » quotidienne vers l’extérieur de 500
millions de DH ! Ce sont des milliers d’emplois perdus.
3 - Réduire les inégalités sociales et spatiales
pour assurer la cohésion nationale et résister aux chocs. La réduction des inégalités est un impératif
économique, social, politique et humain.
Dans cette optique, le développement, on ne le dira jamais assez, n’a de sens
que lorsqu’il se traduit par une amélioration des conditions de vie de la
population et l’éradication de la pauvreté y compris la « pauvreté
intellectuelle ».
L’on sait aujourd’hui, études
empiriques à l’appui, que les pays qui résistent le mieux à la crise et qui enregistrent de meilleurs
taux de croissance sont ceux qui connaissent une répartition moins inégalitaire
des revenus et des richesses.
Il faut reconnaitre que le Maroc a
fait quelques efforts dans ce sens avec le lancement des politiques sociales
destinées aux pauvres : INDH, ADS, Fonds dédiés…Mais force est de
constater que les résultats atteints sont loin
des objectifs affichés et surtout
loin des espérances de la population. N’est-il pas temps, là aussi, de
procéder à une évaluation, sans concession, de ces politiques pour y introduire
les ajustements nécessaires ?
4 - Réussir le chantier de la régionalisation. La
régionalisation est un grand dessein pour le Maroc. Son
opérationnalisation selon la nouvelle
constitution et les modalités de la loi organique vont introduire des changements considérables
sur les plans institutionnel, politique, social et culturel. Il s’agit
notamment de l’effectivité des prérogatives dévolues aux conseils régionaux et
de la mise en œuvre des deux fonds publics : le fonds de solidarité (entre
les régions) et le fonds de mise à
niveau des régions. Mais qu’en est-il dans la réalité? Il est navrant de constater que ce projet d’essence
mobilisatrice et à contenu révolutionnaire est entrain de végéter :
faiblesse des moyens mobilisés au profit des 12 régions ( à peine 2% de l’impôt
sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés),
retard accablant dans l’adoption des textes d’application, lenteur dans la préparation des PDR (plans de
développement régionaux)…Ce sont autant de signaux inquiétants sur le sort de ce projet, et qui
nous avertissent que l’espoir ouvert
par ce chantier risquerait de s’estomper ! Il nous incombe donc de raviver
cette flamme, car l’avenir du Maroc est bel et bien dans les dynamiques territoriales
et régionales. Toutes les données plaident dans ce sens : l’étendue du
territoire, la variété de notre relief, la diversité de notre culture….
5 - Intégrer pleinement la femme dans la vie
économique et sociale. L’inclusion des femmes est une condition essentielle
pour assurer l’émergence. Avec un taux d’activité des femmes à peine supérieur
à 25 %, soit la moitié de la moyenne mondiale, nous avons du plomb dans l’aile.
Ce taux est d’autant plus incompréhensible que notre pays adhère aux
valeurs de modernité et que notre constitution stipule la réalisation de la
parité. Cette faible participation de la femme à la vie active est pénalisante
non seulement pour la femme mais pour l’économie et la société dans leur ensemble. D’après certaines
estimations, cela occasionnerait un manque
à gagner de 25% de la richesse
nationale. Quel gâchis !! Sans compter les frustrations ressenties par les
femmes exclues de la vie active et les privations subies par cette exclusion et
qui sont difficilement chiffrables. C’est dire combien il est impératif de
relever ce défi dans les prochaines années et de l’inscrire sur la liste des priorités
nationales.
6 - «Last but not least », nous sommes appelés à changer notre
approche du facteur « temps » pour le considérer comme un facteur de production et de
compétitivité. Notre attitude à l’égard du temps, que nous pouvons qualifier
sans hésitation de rétrograde, est
lourdement coûteuse : retard dans l’exécution des projets et non-respect des délais sont monnaie courante.
L’indifférence par rapport à la variable temps est en passe de devenir une
véritable gangrène qui risquerait
d’anéantir les efforts accomplis ici et là. Nous sommes appelés à une
véritable révolution culturelle et une
modification de notre comportement pour revoir un certain nombre de
stéréotypes et de conformismes ambiants.
Le monde change et évolue à vive allure, la terre tourne à une vitesse qui
s’impose à tout le monde et personne ne peut mettre en veille l’horloge de l’histoire. Rattrapons donc notre retard
pour renouer avec le progrès ! Tel est
le gage de la modernité.
En somme, le Maroc a des atouts réels et un potentiel
indubitable. Mais la partie n’est pas jouée
d’avance. Cela dépendra de plusieurs paramètres à la fois internes et
externes. Tâchons donc d’identifier les problèmes qui nous freinent et de poser
les questions qui s’imposent, en faisant nôtre la formule du philosophe Karl Marx :
« l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle est capable de résoudre ».
Ce sont justement ces problèmes que
se pose la population assoiffée (au sens
vrai du terme !!) qui aspire à une vie meilleure ! A quoi sert
d’ailleurs le développement s’il n’arrive
pas à couvrir les « frais de l’homme » ? A quoi sert l’émergence
si le citoyen ne se voit pas impliqué dans ce projet ? Il faut une
mobilisation populaire pour que tous les acteurs s’impliquent entièrement. Le
peuple marocain est capable de tout. Une chose est sûre : il est indomptable.
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