La
flexibilisation : observations, interrogations et quelques incertitudes
Cette contribution
de notre ami Abdelouahed EL JAI, publiée le 17 juillet 2017 sur notre site,
vient d’être actualisée et augmentée.
Enseignant
universitaire, vice-président du CERAB et ancien Directeur à Bank
Al-Maghrib
La flexibilité est
officiellement entrée en vigueur le 15 janvier 2018. La mise en place des
mécanismes de marché a été faite par la Banque centrale qui a publié des
circulaires et lettres circulaires précisant les modalités de négociation entre
banques sur le marché interbancaire, entre banques et clientèle et entre
banques et banque centrale. Toutefois, il convient de rappeler que la cotation
du dirham restera encore ancrée sur le panier composé de l’Euro et du dollar
assortis des mêmes pondérations, à savoir 60% et 40% respectivement. Ce qui
change, pour le moment, c’est la marge de négociation qui, de plus ou moins
0,3%, a été élargie à plus ou moins 2,5% par rapport au cours central calculé
et publié chaque jour par Bank Al-Maghrib, sur la base du cours Euro/Dollar
recueilli quotidiennement sur le marché des changes international.
Au sujet de la mise en
vigueur de la réforme, il est important de faire quelques observations et de
poser un certain nombre de questions. En voici la teneur :
1/ Le report décidé en
juin 2017 par le chef du Gouvernement était justifié par un certain nombre
d’éléments, dont le plus important était la nécessité de mener des études
complémentaires pour s’assurer que la réforme était suffisamment mûre. Ces
études ont- elles été menées ? Si oui, quelles en sont les
conclusions ?
2/ Pourquoi n’a-t-on
pas attendu l’adoption par le Parlement du projet de réforme des statuts de
Bank Al-Maghrib pour la mise en place de la flexibilité ? D’autant que cette révision des statuts
comporte des dispositions nouvelles relatives à la politique du taux de change
et aux prérogatives de la banque centrale dans ce domaine ? En particulier, il y est prévu la possibilité
pour la Banque centrale d’utiliser les réserves qu’elle détient pour réguler le
marché des changes.
3/ La caution, voire
la bénédiction des organisations internationales, dont le FMI est le chef de
file, semble être l’argument infaillible des autorités. Qui peut douter de leur
expertise dans ce domaine, que peu d’acteurs maîtrisent vu son caractère
excessivement technique ?
4/ Les responsables
ont certes communiqué avec la presse et les institutions parlementaires, mais
leur discours n’a pas varié par rapport à celui d’avant le report. En gros, ils
ont demandé à tout le monde de leur faire confiance, vu que la réforme sera
graduelle et n’aura que des avantages sur l’ensemble de l’économie, en termes
de compétitivité, d’attraction des investissements étrangers, de contre-chocs
exogènes, etc.
5/ Dès les premiers
jours qui ont suivi la mise en place du nouveau système de change, les
responsables ont « sur-réagi » positivement en tirant des conclusions
hâtives sur la confiance des opérateurs, sur le non-désalignement du dirham,
sur le calme au niveau du marché parallèle, sur l’esprit coopératif des
banques, sur la bonne maîtrise technique de la part de l’ensemble des
intervenants, etc. A-t-on rapidement oublié la débâcle de mai-juin 2017 et les
menaces du Gouverneur à l’encontre des banquiers ? Ces remontrances ont- elles
été l’arme dissuasive par excellence ou s’agit-il d’une simple accalmie ?
Seule l’expérience future pourra nous le dire.
6/ Les responsables
laissent croire que la variation du taux de change ne pourra pas excéder 2,5%
en plus ou en moins. Cette assertion est fausse en réalité car le dirham peut
très bien se déprécier ou s’apprécier au-delà de ces limites si l’euro ou le
dollar devaient évoluer entre eux dans des proportions importantes.
7/ La vraie
flexibilité n’étant pas encore entrée en vigueur, il est prématuré à notre avis
de présager de la stabilité du taux de change et, partant, toutes les
appréhensions et tous les risques soulevés par cette réforme restent de mise.
Ce n’est que le jour où le dirham sera complètement décroché du panier qu’on
aura effectivement une bonne mesure de la valeur de notre monnaie et aussi de
la capacité de notre banque centrale à réguler le marché des changes.
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La flexibilisation du taux de change
fait l’objet depuis près d’une année d’un débat animé, parfois passionné, sans
pour autant aller en profondeur. Le sujet est rarement évoqué dans les milieux
politiques officiels et n’intéresse que marginalement les milieux
intellectuels. Les enjeux n’en sont pas évidents en raison du caractère
considéré, à tort ou à raison, comme étant trop technique, et que seule la
banque centrale serait à même de conduire une réforme jugée incontournable dans
ce domaine.
Pourtant, le taux de change revêt une
importance cruciale pour l’ensemble des acteurs de l’économie (Etat,
entreprises, consommateurs, épargnants, investisseurs, banques) ainsi que pour
les grands équilibres économiques et financiers (solde budgétaire, balance
commerciale, balance courante, réserves de change, etc.) et se trouve en
relation intime avec toutes les variables économiques, en particulier le taux
d’intérêt et le taux d’inflation. Par ailleurs, le taux de change influe sur le
niveau de compétitivité des entreprises et détermine largement la structure de
l’économie entre secteur des biens échangeables et celui des biens non
échangeables. De plus, il peut être retenu comme un des canaux de transmission
de la politique monétaire. Pour toutes ces considérations, qu’il serait
difficile d’expliciter dans le cadre de cet article, on peut dire que la
réforme envisagée est loin d’être anodine et qu’il convient d’en saisir les
tenants et les aboutissants. Un débat national mettant à contribution
l’ensemble des forces vives doit se tenir avant toute décision dans ce domaine.
Rappel historique
Au sortir de la seconde guerre mondiale, et pour
éviter de retomber dans la guerre des monnaies des années 1930 caractérisée par
des dévaluations compétitives en série, les puissances occidentales
victorieuses sous le leadership des Etas Unis se sont mises d’accord pour créer
un système monétaire international fondé sur un régime de fixité par référence
à l’or, appelé Gold Exchange Standard. Adopté dans le cadre des statuts du
Fonds monétaire international, qui a été créé en même temps que la Banque mondiale
par les accords de Bretton Woods, ce système fondé sur le dollar en tant que
monnaie pivot avait bien fonctionné tant que les Etats Unis garantissaient la
convertibilité en or de tout dollar détenu à l’extérieur. La stabilité de
change qui en résultait avait largement favorisé le niveau d’activité
économique soutenu durant les trente glorieuses. Toutefois, pour des raisons
liées au déséquilibre croissant entre, d’une part, la masse des dollars en
circulation favorisée par les déficits structurels de la balance courante des
Etats Unis et, d’autre part, le stock d’or détenu par la Federal Reserve, une
crise s’était déclarée dans la deuxième moitié de la décennie 1960. Malgré les
nombreuses tentatives de correction, au prix d’une série de dévaluations du dollar
et de vains accords internationaux, le Président Nixon a fini par jeter
l’éponge en déclarant en août 1971 l’inconvertibilité du dollar en or, sonnant
par là même la fin du système de Bretton Woods.
Face à cette
situation, les pays développés avaient opté, faute de solution multilatérale de
rechange, pour un flottement généralisé de leurs monnaies. Quant aux pays en
voie de développement, la plupart d’entre eux avaient choisi un régime de
fixité avec un ancrage par rapport à une monnaie unique (le dollar dans la
majorité des cas) ou à un panier de devises, comme ce fut le cas du Maroc.
Nous devons faire ici
un rappel didactique important : la fixité peut être obtenue de deux
façons, passive ou active. La méthode passive consiste à arrimer la monnaie
nationale à une devise ou un panier de devises dans une relation mécanique
mathématiquement formulée comme on va l’expliquer dans le cas du Maroc. La
méthode active nécessite une intervention de la banque centrale sur le marché
des changes pour équilibrer l’offre et la demande et obtenir la parité fixe
souhaitée dans le cadre de la politique de taux de change poursuivie.
L’expérience
marocaine
Le panier de
référence adopté en 1974 a été gardé secret par les autorités, que ce soit pour
les devises qui le composaient ou pour les pondérations qui leur étaient
imputées. On peut supposer cependant qu’il comportait un nombre élevé de
devises, probablement plus de six. Le franc français, monnaie de notre premier
partenaire commercial, d’une part, et le dollar en tant que principale monnaie
de facturation et de réserve, d’autre part, y occupaient une place de choix.
Ce
système de cotation n’a, à vrai dire, jamais posé de problème particulier. En
cas de besoin, des corrections étaient apportées sur le niveau de la parité. A
ce titre, trois interventions méritent d’être rappelées. La première, au début
du programme, d’ajustement structurel (PAS), entre 1984 et 1986, avec le
glissement officiellement opéré pour déprécier le dirham, le ramenant de 0,95
DH à plus de 1,25 DH pour un franc français. La deuxième correction était
intervenue en 1990, lorsque l’Etat avait, le 2 mai, dévalué le dirham de 9,25%.
La dernière intervention remonte au mois d’avril 2001 avec une dépréciation de
l’ordre de 5,5%, résultant semble-t-il du reprofilage du panier suite à
l’entrée en vigueur de l’euro.
Les corrections ont
toujours été dictées par le désalignement du taux de change effectif réel
(TCER) du dirham par rapport à un niveau considéré comme optimal au regard d’un
ensemble de données, notamment les équilibres macroéconomiques et le
différentiel d’inflation. Surveillée de très près par les autorités marocaines,
la stabilité du TCER a été obtenue grâce à un niveau d’inflation maîtrisé
depuis le milieu de la décennie 1990, ce qui a réduit le différentiel avec nos
partenaires.
L’autre type d’intervention concerne la
structure du panier dans sa composition et dans les pondérations attribuées à
chaque monnaie. A ce niveau, deux corrections sont à signaler, les seules
d’ailleurs qui ont fait l’objet d’annonces officielles. La première, en avril
2001, a réduit le panier à deux monnaies, l’euro et le dollar, avec des
pondérations respectives de 80% et 20%. Cette décision de faire de l’euro la
principale monnaie du panier était dictée par des considérations liées au
lobbying des exportateurs pour éviter de grandes fluctuations de la parité
Dirham-Euro et les répercussions sur leurs recettes. La deuxième correction est
celle du 13 avril 2015 qui a modifié la structure du panier à 60% pour l’euro
et 40% pour le dollar, pour tenir compte de la structure des échanges et des
règlements, le dollar étant la monnaie de facturation notamment des produits
énergétiques à l’import et des phosphates et dérivés à l’export.
Qui fait quoi ?
Légalement, le régime de change est
confié au pouvoir politique comme l’énonce l’article 8 du statut de Bank
Al-Maghrib. La méthode de cotation adoptée par le gouvernement ne laisse aucune
possibilité ni au marché ni à la banque centrale d’influer sur le taux de
change. En effet, la formule de cotation du dirham se présente comme
suit :
1DH = [(1/cours de réf. USD) x 40%] +
[(1/cours de réf. EUR) x 60% x cours EUR/USD] = n USD
Dans cette formule, deux types
d’éléments sont fixes, à savoir les cours de référence et les pondérations. Le
seul élément variable, le cours EUR/USD, est donné quotidiennement par le
marché des changes international. Il est donc clair que le taux de change du
dirham ne dépend nullement du marché domestique et encore moins d’une
quelconque intervention de la part de la banque centrale. Cette dernière se
limite, comme le précise son statut, à calculer et à publier chaque jour le
cours des devises en utilisant la formule de cotation.
Le marché des changes, qui a été mis en
place depuis 1996, est un espace où s’effectuent des opérations entre banques
pour leur propre compte ou pour le compte de leur clientèle au comptant ou à
terme, sur la base d’un cours de change moyen annoncé par la banque centrale.
Les banques peuvent appliquer au cours publié un maximum de + ou – 0,3% pour
obtenir les cours vente et achat avec leur clientèle. Ces marges de négociation
autorisées par l’Office des changes concernent les opérations de virement. Pour
les opérations de change manuel, portant sur les billets de banque et les
chèques de voyage, les marges maximales sont beaucoup plus amples, de + ou – 5%
par rapport au cours moyen.
La flexibilité en
question ?
Il importe tout d’abord de constater
que, contrairement aux autres réformes, personne n’a jamais
« revendiqué » la flexibilité du dirham. La raison est à notre avis
simple : le système actuel ne pose aucun problème particulier.
Le projet de réforme du système de
cotation se propose de transiter vers une flexibilisation graduelle jusqu’au
flottement. La première étape consistera à passer d’une détermination calculée
à une cotation par le mécanisme de l’offre et de la demande sur le marché des
changes mais en établissant une marge de fluctuation maximale autour d’une
référence historique considérée comme optimale. La banque centrale surveillera
en permanence l’évolution de la parité pour l’empêcher de sortir de la bande
souhaitée. Cette bande sera élargie au fur et à mesure que le marché deviendra
efficient et que les conditions seront réunies pour aller vers un flottement
accru. Quelles sont les raisons avancées pour justifier la
flexibilisation ?
Les
considérations doctrinales :
Dès le début de la décennie 1980, des
contraintes financières aiguës dues à des déficits interne et externe
insoutenables avaient débouché sur une situation de cessation de paiement,
obligeant le Maroc à restructurer son économie. La stratégie adoptée dans le
cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS) en 1983 consistait à
libéraliser l’ensemble des marchés.
La priorité avait été accordée au
marché des biens et services. Les quantités et les prix ont été déréglementés
graduellement, en cassant le monopole de l’Etat là où il existait, en ouvrant
les frontières, en abandonnant autant que faire se peut la tarification pour
permettre une concurrence accrue.
Le deuxième marché libéralisé fut celui
des capitaux durant la décennie 1990. La loi bancaire de 1993 avait décloisonné
le système bancaire en introduisant la notion d’établissement de crédit
englobant les banques de dépôt, les anciens organismes financiers spécialisés
et les sociétés de financement. Les trois lois du 21 septembre de la même année
avaient concerné la restructuration du marché boursier, le cadre juridique des
OPCVM et la création du Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM). Dans
la deuxième moitié de la décennie, on assista à la création de nouveaux
compartiments de titres financiers (adjudication des bons du Trésor, titres de
créance négociables privés, marché hypothécaire, pension livrée) facilitée par
la dématérialisation gérée par MAROCLEAR en tant que dépositaire central.
Il restait deux grands marchés à
libéraliser : le marché du travail et le marché des changes. Concernant le
premier, les tentatives menées depuis la première mouture du code du travail
dans la décennie 2000 ont rencontré une opposition farouche de la part des
centrales syndicales, mettant en veilleuse le projet de flexibilisation,
surtout dans un environnement marqué par un large secteur informel.
Pour le deuxième, une première annonce a
eu lieu dès le début de la décennie 2000, mais la surliquidité due à l’afflux
massif de devises occasionné notamment par les opérations de privatisation
avait dissuadé les responsables de mener une telle réforme dans un contexte
d’instabilité. En fait, le risque à cette époque était celui d’une appréciation
du dirham eu égard à l’excédent enregistré durant plusieurs exercices par le
compte courant et le niveau élevé des réserves de change (plus de 10 mois
d’importations de biens et services). L’appréciation était redoutée car elle
pouvait se traduire par un affaiblissement de la compétitivité de notre tissu
productif, d’autant plus que cette époque avait connu une série d’accords
commerciaux bilatéraux et multilatéraux.
La deuxième tentation est arrivée après
la période de surliquidité, en 2005-2006. Mais elle fut abandonnée à cause de
la crise financière de 2007-2008, en même temps que fut différé le projet
d’adoption du ciblage d’inflation.
Les justifications économiques :
L’argumentaire économique mobilisé pour
soutenir la flexibilisation du dirham met généralement en avant trois éléments
principaux : l’amélioration de la compétitivité des entreprises, le rôle
d’amortisseur de chocs en cas de crise des comptes extérieurs et l’attractivité
des investissements étrangers.
En ce qui concerne le premier argument,
il semble indiquer implicitement que la flexibilité n’aurait d’intérêt que si
elle entraînait une dépréciation de la monnaie nationale, synonyme d’une
amélioration de la compétitivité. Rien n’est moins sûr car la condition pour
obtenir un tel résultat dépend de l’élasticité-prix de nos exportations. Or,
l’essentiel de nos exportations sont plutôt tributaires d’autres facteurs comme
la qualité, les délais, les filières commerciales, etc. En revanche, la
dépréciation serait source de renchérissement automatique des importations et
donc poserait, d’une part, un problème de coûts additionnels pour les inputs
importés et, d’autre part, un problème macroéconomique d’inflation, ce qui
aurait par ailleurs un impact négatif sur le pouvoir d’achat des citoyens, avec
tout ce qui en découle comme problèmes sociaux, voire politiques.
Le deuxième argument, qui prétend faire
jouer à la flexibilité un rôle d’amortisseur de chocs, n’est pas si robuste que
cela puisse paraître. D’après cette thèse, toute pression sur les réserves de
change due à une augmentation du prix de certains produits importés pourrait
être atténuée ou contrée par une dépréciation de la monnaie nationale résultant
de la confrontation libre de l’offre et de la demande et le choc sur les
réserves serait ainsi évité. L’exemple que choisissent souvent, pour ne pas
dire toujours, les tenants de cette thèse est celui du pétrole. Si le baril
passe de 50 à 150 $, la demande de devises serait tellement importante qu’un
risque d’épuisement des réserves pourrait apparaitre. Dans ces conditions,
seule une dépréciation du dirham pourrait sauver la situation. C’est la
régulation par les mécanismes du marché, chère aux tenants du néolibéralisme.
Il faut remarquer que ce raisonnement,
si séduisant en théorie, ne résiste pas à la critique. En effet, compte tenu de
la rigidité-prix de cette matière première, il n’est pas sûr que le niveau de
la consommation de produits pétroliers, qu’elle soit finale ou intermédiaire,
baisserait significativement. La dépréciation du dirham comme contre-choc ne
jouerait pas automatiquement. Plus probablement, le résultat serait de
renchérir mécaniquement tous les produits importés, avec les conséquences
dramatiques sur le pouvoir d’achat et sur les coûts de production des
entreprises. Ce scénario conduirait l’Etat à contracter des emprunts extérieurs
pour renflouer le stock de réserves de change. Cet effet pervers pourrait être
évité grâce à des moyens plus adéquats, tel l’instrument budgétaire. Une
diminution de la taxation pétrolière par exemple pourrait efficacement amortir
le choc, au moins provisoirement en attendant de trouver des solutions plus
durables.
En ce qui concerne l’attractivité des
IDE, il faut faire preuve d’une grande imagination pour en saisir la logique.
En principe, les investisseurs redoutent la volatilité plus que toute autre
chose, qu’elle soit celle des prix, des taux d’intérêt ou des taux de change.
Car, en plus des perturbations que la flexibilité induirait sur leur exploitation,
les investisseurs craindraient surtout la dévalorisation de leur apport en
capital, consécutive à une dépréciation de la monnaie nationale.
Les prérequis
Les responsables de la banque centrale
et les experts du FMI s’accordent à dire que les conditions d’un basculement
vers un régime flexible sont réunies. Ces conditions ont été citées par le
gouverneur de la banque centrale lors de la rencontre organisée par la CGEM,
syndicat patronal, le 2 avril 2016 à Agadir :
- des équilibres
macroéconomiques maîtrisés de façon permanente, en particulier
budgétaire ;
- un niveau suffisant
des réserves de change ;
- un secteur bancaire
solide ;
- des opérateurs bien
préparés en matière de gestion des risques de change ;
A cette époque, le gouverneur en faisait
des prérequis. Aujourd’hui, ces conditions semblent être jugées comme acquises.
Apprécions de plus près ces éléments du diagnostic.
La croissance est encore très volatile
et étroitement dépendante de l’agriculture. C’était l’analyse du gouverneur il
y a un an. Comment peut-on changer d’avis en si peu de temps, surtout que
l’évolution du taux de croissance subit une fluctuation très importante sur la
période récente 2015-2017 ?
Le budget se caractérise par une
situation très fragile. Le déficit affichait, il y a à peine deux ans, un
niveau dépassant 7% du PIB. La réduction n’est due qu’à la décompensation des
carburants et à des dons reçus du Golfe. Par ailleurs, si l’on en croit la Cour
des comptes, le déficit serait plus important si on incluait certaines dettes
au titre des crédits d’impôts.
Le solde courant de la balance des
paiements demeure déficitaire (entre 4 et 5% du PIB) en dépit des conditions
favorables telles que la baisse des prix des matières premières, notamment le
pétrole, les performances de certains secteurs exportateurs et des dons du CCG.
Un effondrement n’est pas à exclure car les principales sources de devises
restent fragiles et à la merci d’évènements tout-à-fait probables surtout ceux
qui sont de nature politique.
Les réserves de change sont également
soumises à des variations rapides et imprévisibles. A ce sujet, le gouverneur
avait prévu en avril 2016 un niveau de plus de 8 mois d’importations pour 2017,
alors que nous sommes à peine à 6 mois et resterons à ce niveau durant les deux
prochaines années selon les estimations de Bank Al-Maghrib.
Le secteur bancaire est-il solide ?
Si l’on en croit les principaux indicateurs de rentabilité, il peut être
considéré comme tel. Mais la solidité dont a besoin une politique de change
flexible et, de manière générale, une politique monétaire et financière
efficace, c’est celle qui permettrait un financement correct de l’économie et
une transmission des signaux exprimés par la banque centrale. Or, à en juger
par les nombreuses fois où le gouverneur a été obligé de rappeler à l’ordre les
responsables de banques pour qu’ils jouent leur rôle de courroie de
transmission, le système bancaire marocain est loin du niveau souhaité. Et ce
n’est pas le cafouillage de ces derniers mois au sujet des opérations massives
d’achat de devises qui va en améliorer l’image.
Quant à la préparation des opérateurs et
à la communication accompagnant la mise en place de la transition, les
résultats obtenus après une année montrent l’inefficacité de ces démarches.
L’échec à ce niveau ne peut être imputable qu’à la mauvaise approche adoptée,
qui a visé non pas l’adhésion sur la pertinence de cette réforme, mais a
surtout exposé le côté technique et opérationnel en considérant tous les
opérateurs comme étant acquis à la cause.
La réforme est-elle adéquate ?
Sur un plan purement théorique, le
passage à un régime flexible est défendable. La référence à la thèse de Robert
Mundell développée au début des années 1960 est souvent évoquée pour justifier
un tel choix. De quoi s’agit-il ? Pour cet économiste canadien, il est
difficile de poursuivre en même temps les trois objectifs suivants :
l’autonomie de la politique monétaire, la fixité du taux de change et la libre circulation
des capitaux (ouverture du compte capital). L’abandon de l’un des trois permet
aux deux autres, peu importe le couple d’objectifs choisi, peuvent se réaliser.
Sans trop aller dans le détail, on peut signaler que pour garder la mainmise
sur l’efficacité de la politique monétaire, consistant à manier le taux
d’intérêt pour influer sur le taux d’inflation, il faudrait que la création
nette de monnaie due aux mouvements de capitaux ne soit pas sans limite. Car
pour contrecarrer des tensions inflationnistes, la banque centrale est amenée à
relever son taux directeur et, par ricochet, l’ensemble des taux sur le marché.
Cette hausse des taux attirerait des capitaux étrangers, dont la conversion en
monnaie nationale accroitrait la masse monétaire et créerait des tensions
inflationnistes, ce qu’il fallait éviter au départ. Cette situation s’avèrerait
moins dangereuse si le taux de change était flexible, car il agirait alors
comme frein. En effet, l’afflux de devises provoquerait automatiquement une
appréciation de la monnaie nationale, ce qui encouragerait les importations et
découragerait les exportations, aboutissant en dernière analyse à une sortie
nette de devises. Le taux de change reviendrait alors à son niveau d’équilibre
Si, en revanche, on maintenait la fixité du taux de change, il faudrait limiter
les mouvements de capitaux. La dernière combinaison possible serait d’ouvrir le
compte capital et de poursuivre la fixité. Dans ce cas, il faut sacrifier
l’efficacité de la politique monétaire basée sur le taux d’intérêt. Cette
théorie porte à juste titre le nom de « la théorie du triangle
d’incompatibilité » ou « la trinité impossible ».
L’application de cette théorie dans le
cas du Maroc signifierait que les responsables auraient opté à terme, mais sans
le révéler, pour l’ouverture du compte capital. Si tel était le cas, il
faudrait le déclarer clairement et recadrer la discussion sur la
convertibilité. Une telle orientation poserait d’autres types de problèmes,
dont il faut mesurer les risques et peut-être les avantages. Mais le Maroc
est-il capable de supporter une telle ouverture ? Compte tenu de la taille
de notre économie et de sa vulnérabilité par rapport aux facteurs
déstabilisateurs exogènes, il nous semble difficile d’aller vers une
convertibilité accrue, jumelée à une flexibilité de change.
La débâcle
institutionnelle :
Le Maroc se déclare, surtout avec la
constitution de 2011, comme étant un pays qui présente les attributs d’un état
de droit où les institutions agissent dans un cadre de séparation des pouvoirs,.
Dans les faits, cela ne se vérifie pas toujours. L’exemple de la réforme du
régime de change est à ce titre édifiant.
Comme il a été rappelé plus haut, le
régime de change est légalement du ressort du pouvoir politique. Le régime de
change constitue la boîte à outils comportant deux volets importants : la
réglementation des changes et le système de cotation. Et dans le cadre ainsi
défini, une politique du taux de change pourrait être conduite, en utilisant
les instruments contenus dans la boîte. Dans le système actuel, il n’y a pas
lieu de parler de politique du taux de change car la cotation est passive.
Jouant le rôle de concepteurs et de
propagateurs du modèle libéral, le FMI et la Banque mondiale n’ont jamais cessé
de prodiguer leurs recommandations visant la libéralisation du régime de
change. Cette doctrine constitue un leitmotiv en toutes circonstances et
partout où interviennent les institutions de Bretton-Woods. Même si le Maroc
n’est plus lié au FMI par un programme, il reçoit périodiquement la visite
d’experts de cette institution dans le cadre de la revue annuelle. Pour ce qui
est de la banque mondiale, des prêts-programmes ou des prêts-projets sont
accordés de manière fréquente au Maroc et l’occasion est souvent offerte à
cette institution de distiller ses recommandations aux responsables marocains.
Le dernier rapport sur l’économie marocaine qui traite du modèle de
développement à l’horizon 2040 comporte une vision nettement libérale, y
compris dans le domaine du change, soutenant bien entendu la flexibilisation.
La banque centrale et la Direction du
Trésor au sein du Ministère des Finances sont pour le FMI les meilleurs relais
pour l’implémentation de tous les instruments monétaires et financiers
constituant la base du libéralisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le FMI
déploie à travers le monde un effort colossal de formation des jeunes cadres de
ces deux entités en provenance de tous les pays membres. Ainsi le FMI prépare
le terrain de manière profonde et subreptice, pour avoir, à quelques exceptions
près, des interlocuteurs acquis d’avance à sa cause.
Le
passage en force de la banque centrale
Le processus effectif de préparation au
passage à la flexibilité a été mis en branle par les services de la banque
centrale au printemps de l’année 2016 en concertation avec l’Office des changes
et la Direction du Trésor. Une campagne de communication et de vulgarisation a
été menée auprès des différents acteurs et opérateurs concernés : banques,
entreprises, médias.
A aucun moment, le gouvernement ne s’est
prononcé sur le sujet. Il faut rappeler que cette période a correspondu au
début de la campagne électorale pour les législatives et par la suite à une
longue vacance gouvernementale. Ce n’est qu’au printemps 2017 que la nomination
d’un nouveau chef de gouvernement est intervenue, mais sans pour autant dégager
une position officielle sur la question de la flexibilisation du dirham.
La présentation du programme du
gouvernement aurait été l’occasion à saisir pour y insérer un chapitre relatif
au régime de change. Mais aucune allusion n’y a été faite. Pourtant, le
ministre des finances du gouvernement sortant est resté à son poste durant la
période de vacance et a été reconduit dans la nouvelle équipe. Comment
expliquer l’omission de la réforme ?
En dépit de cette omission, le
gouverneur a maintenu sa position de leader tout en impliquant le ministre pour
la forme : les deux responsables devaient tenir une conférence de presse
pour officialiser l’entrée en vigueur de la réforme. Au mépris de la loi, le
Conseil du gouvernement devait être seulement « informé » la veille
pour obtenir son adhésion.
Le réveil tardif du Gouvernement
Le chef du gouvernement s’est
vraisemblablement rendu compte au dernier moment du passage en force exercé par
la banque centrale et a fini par arrêter le processus et en reporter sine die
l’adoption. Les raisons avancées ont trait, en toute logique, au rôle de
décideur en dernier ressort devant revenir au gouvernement conformément à la
loi, au fait que le projet nécessite encore des études d’impact et au caractère
non urgent d’une telle réforme.
Ce n’était pas là la seule déconvenue
pour la banque centrale. Les banques ont également compliqué les choses en
prenant des positions de change importantes suite à l’achat massif de devises
auprès de Bank Al-Maghrib au cours des mois de mai et juin 2017, totalisant une
quarantaine de milliards de dirhams. Les autorités et certains médias ont
accusé les banques de spéculer contre la monnaie nationale. Le gouverneur de
BAM, furieux, a qualifié ce comportement de trahison et de manque d’éthique,
promettant des sanctions à la hauteur du délit.
De quelle infraction s’agit-il ? La
réglementation des changes autorise bien les banques à constituer une
trésorerie en devises qu’elles peuvent même placer à l’étranger, sous réserve
de respecter la règle prudentielle en la matière, à savoir un maximum de 10%
par rapport aux fond propres de la banque comme position de change par devise
et 20% pour l’ensemble des positions de change. Si infraction il y a, elle peut
concerner les achats pour le compte de la clientèle effectués sans sous-jacent.
Le plus regrettable dans ce cafouillage
est que la banque centrale n’est même pas parvenue à convaincre ses partenaires
les plus proches. Sa crédibilité a été battue en brèche au mauvais moment,
celui où elle s’apprête à passer au ciblage d’inflation et à la flexibilité du
dirham, alors que ces deux outils nécessitent une relation de confiance pour
que les anticipations d’inflation et de change se forment dans la sérénité.
Le gouvernement et les banques ayant
contrarié ses plans, il ne restait plus que le FMI pour continuer à soutenir le
projet. Se servant de sa position d’expert au-dessus de la mêlée et fort de la
reconduction récente de la ligne de précaution et de liquidité en faveur du
Maroc, son intervention risque fort de faire infléchir le gouvernement.
En effet, le chef du gouvernement a
remis à l’ordre du jour un ancien projet de révision du statut de la banque
centrale, qui renforce son indépendance en matière de politique monétaire tout
en introduisant une innovation qui a trait à la politique du taux de change à
confier à la banque centrale.
Les conséquences de la
réforme
Avant de démarrer la cotation du dirham
sur le marché, il convient de s’assurer que le cours de référence est à
l’optimum. Aujourd’hui, les autorités marocaines et les organisations
internationales affirment que le dirham n’est pas surévalué et ne nécessite
aucune correction. Mais, peut-on éviter pour autant une dépréciation sur le
marché ? Dans la mesure où la banque centrale garantit le maintien du
dirham dans une bande de fluctuation, il n’y a pas de crainte à se faire à
court terme. Toutefois, si le cours reste en permanence à la limite supérieure
(c’est-à-dire du côté de la dépréciation), on risque d’assister à une
intervention continue de la banque centrale pour soutenir le dirham, ce qui
tendrait à épuiser les réserves. La seule solution serait alors de céder aux
pressions du marché en élargissant la marge.
Dans de telles conditions,
l’élargissement serait contraint au lieu d’être voulu comme le prévoient les
autorités étape par étape. Cette situation serait encore plus difficile à
soutenir si les autorités décidaient d’assouplir progressivement l’ouverture du
compte capital, en particulier pour les résidents qui en sont écartés jusqu’à
présent. D’autre part, compte tenu de la taille étriquée du marché et de
l’économie, il n’est pas exclu de voir certaines opérations de placement
initiées par des investisseurs étrangers - fussent-elles ordinaires et sans
intention délibérée d’attaquer le dirham - causer des perturbations
incontrôlables sur le marché.
Enfin, les entreprises vont devoir
s’habituer à gérer le risque de change en supportant un coût supplémentaire en
produits de couverture. Aujourd’hui, ces produits sont jugés chers par les
utilisateurs, alors même que le taux de change est plutôt stable. On peut donc
s’attendre à un renchérissement de la couverture, sauf si le nombre
d’opérations devient si important qu’il permette une baisse des primes. D’autre
part, si le marché de l’assurance et le marché boursier s’ouvrent aux
opérations de couverture, la concurrence exercerait une pression à la baisse
sur les prix.
Bien que n’ayant fait l’objet d’aucune
demande de la part des acteurs économiques ni des représentants politiques, le
régime flexible finira par être adopté car ce que les grands manitous du
libéralisme international souhaitent, ne serait-ce que pour tester certains
scénarii, sera tôt ou tard décidé par les autorités. L’enjeu véritable réside
en fait dans l’obtention de cet aval si précieux pour accéder au marché
financier international. Et la boucle est bouclée. Peu importe que l’adhésion
du peuple soit acquise ou non.