Kofi Annan et le monde musulman
Par Pr. Aziz Chahir
« Le
plus mauvais moment a été la guerre en Irak qu'en tant qu'organisation, nous
n'avons pas pu empêcher et j'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu pour cela. »
C’est en ces mots pleins d’amertume que le diplomate ghanéen, Kofi Annan, décédé
le 18 août dernier en Suisse à l’âge de 80 ans, s’est exprimé lors de sa
dernière conférence de presse, tenue en décembre 2006, après deux mandats consécutifs
à la tête de l’ONU (1997-2006).
Malgré une brillante carrière de diplomate engagé à
défendre le multilatéralisme, dans la lignée de Woodrow Wilson, l’initiateur de
l’idée de la Société des Nations,
le prix Nobel de la paix 2001 avait été souvent critiqué pour son manque de
détermination à gérer des crises majeures qui continuent de miner la paix et la
sécurité mondiale.
Manifestation à Bagdad
le 9 février 2003 alors que le responsable des inspecteurs chargés d’enquêter
sur les stocks d’armes de destruction massive en Irak, Hans Blix, vient de
rencontrer des officiels irakiens (AFP)
Le cas le plus illustratif est sans doute la guerre
d’Irak après l’expulsion de la Commission spéciale des Nations unies (UNSCOM) en
1998 par le gouvernement de Saddam Hussein.
À l’époque, le chef de l’équipe des inspecteurs
chargés de vérifier le désarmement de l’Irak, Scott Ritter, avait notamment reproché
à Annan son inefficacité dans l’application des résolutions du Conseil de
sécurité sur l’Irak et sa soumission aux exigences de l’administration Clinton.
Ce qui semble avoir entravé la capacité de l'UNSCOM à coopérer avec le
gouvernement irakien et a contribué à leur expulsion du pays.
Sans compter le scandale du programme « pétrole
contre nourriture » qui a révélé en 2003 l’existence de réseaux internationaux
de corruption impliquant, notamment, des membres de l’ONU, comme la femme de
Boutros Boutros-Ghali ou encore le fils de Kofi Annan.
Il avait fait trembler Washington et le monde entier
en déclarant que Saddam Hussein était quelqu’un avec qui il pouvait
« faire des affaires »
Accablé même par certains de ses collaborateurs,
l’ancien secrétaire général de l’ONU dit avoir eu de « bonnes intentions »
afin d'éviter la guerre d’Irak. En 1998, durant le deuxième mandat de Bill Clinton,
il avait fait trembler Washington et le monde entier en déclarant que Saddam
Hussein était quelqu’un avec qui il pouvait « faire des affaires ».
Adepte des solutions pacifiques, Kofi Annan n’a pas changé
ses convictions même après la perte de 22 fonctionnaires de l'ONU, dont son
représentant spécial Sérgio Vieira de Mello, qui était un ami personnel, dans
l’attentat d’août 2003 contre le quartier général de l’ONU à Bagdad.
À LIRE ► L’Irak, quinze ans après : un héritage américain
toxique
Dans les pays arabes, les observateurs avaient salué
l’opposition « symbolique » de la France à l’invasion militaire de
l’Irak par les États-Unis qui ont prétendu à tort que le régime de Saddam détenait
des armes de destruction massive.
Sur le plan officiel, comme à l’accoutumée, la Ligue arabe
s’est contentée de dénoncer la guerre contre l’Irak et a appelé de ses vœux l’ONU
à intervenir pour appliquer fermement le droit international. Mais au vu des
rapports de force et l’intransigeance des États-Unis, soutenus par la
Grande-Bretagne, Kofi Annan semble avoir choisi de cautionner, ne serait-ce que
par son silence, les opérations militaires qui ont conduit au renversement du
régime de Saddam.
En 2003, dans une entretien avec le service international
de la BBC, l’ancien secrétaire général de l’ONU a décidé de sortir de son
mutisme et reconnu explicitement pour la première fois que la guerre menée par
les États-Unis contre l’Irak était illégale : « J'ai indiqué que ce n'était pas conforme à la Charte des Nations
unies. De notre point de vue et du point de vue de la Charte, c'était
illégal. »
https://youtu.be/2eHMV9hA1Ck
En 2004, le « syndrome de l’Irak » a rattrapé
Kofi Annan qui s’est trouvé une fois de plus dans la tourmente dix ans après le
génocide au Rwanda (environ 800.000 victimes majoritairement des Tutsis).
Le général canadien à la retraite, Roméo Dallaire, commandant de la force de la
Mission d’assistance des Nations unies pour le Rwanda (MINUAR), a affirmé
qu’Annan était trop passif et laxiste dans sa réponse au génocide.
Après un long silence, Kofi Annan a levé le voile sur
sa responsabilité en tant que chef de l’ONU vis-à-vis de ce massacre. À la BBC,
le 26 mars 2004, le diplomate africain a déclaré ceci : « Je pourrais et aurais dû faire davantage pour sonner l'alarme et
rallier le soutien ».
Opération humanitaire
au Darfour
En 2003, Kofi Annan va faire face à un autre conflit
majeur dans la région de Darfour, au Soudan, entre rebelles et armée
gouvernementale. L’ancien secrétaire général de l’ONU a soutenu l’envoi d'une
mission de maintien de la paix des Nations unies au Darfour.
Il a également travaillé avec le gouvernement
soudanais pour accepter un transfert de pouvoir de la mission de maintien de la
paix de l’Union africaine à celle de l’ONU. Kofi Annan a même mis en place une
opération humanitaire de grande envergure, laquelle s’est avérée impuissante à mettre
un terme à la campagne de viols, de meurtres et de déplacements forcés. Ce fut
l’une des sources de frustration du prix Nobel de la paix qui n’est pas parvenu
à éviter que les échecs cuisants de l’ONU au Rwanda et à Srebrenica ne se
reproduisent pas.
Kofi Annan, en visite
au Darfour, rencontre des femmes déplacées dans le camp de Zamzam (AFP)
Durant le premier mandat de Kofi Annan, le conflit
israélo-palestinien s’est imposé de surcroît dans l’agenda du chef de l’ONU comme
un véritable challenge pour celui qui se présentait comme le défenseur de la
justice et la liberté des peuples démunis.
En 2000, faut-il bien le rappeler, la seconde intifada éclate suite à la visite du
Premier ministre israélien, Ariel Sharon, sur l'esplanade des Mosquées, située
côté palestinien à Jérusalem. En 2003, l’Assemblée générale des Nations unies
adopte une résolution condamnant la construction du « mur de séparation »
qui empiète sur le « territoire palestinien occupé ».
En décembre 2018, il a d’ailleurs résolument dénoncé
la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, tout
en insistant sur l’irréversibilité de la solution dite « à deux
États »
En décembre 2006, à l’heure du bilan, Kofi Annan a évoqué
son désarroi face à la situation au Proche-Orient. À cet égard, l’ancien
secrétaire général de l’ONU a qualifié le conflit israélo-palestinien de
sérieux et compliqué et qui, « comme
aucun autre, porte une charge aussi
symbolique qu'émotionnelle ».
En 2013, Kofi Annan a déploré une fois de plus la
situation catastrophique au Proche-Orient et regretté l’abandon total des
négociations par les puissances internationales, à commencer par les Américains
qui soutiennent les Israéliens. En décembre 2018, il a d’ailleurs résolument
dénoncé la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël,
tout en insistant sur l’irréversibilité de la solution dite « à deux
États ».
À LIRE ► La reconnaissance de
Jérusalem comme capitale d’Israël : une victoire sans lendemain
Pour rappel, Annan a également travaillé avec
plusieurs pays arabes et musulmans sur les droits des femmes et d’autres sujets
tels que l’éducation, la pauvreté et la lutte contre les maladies sexuellement
transmissibles. Ces dernières années, il a pris la direction d’une commission
sur les droits des musulmans Rohingyas poussés à fuir au Bangladesh (700. 000
en 2017) face à la répression de l’armée birmane.
En 2012, Kofi Annan s’est vu confier une mission capitale,
lorsqu’il a été nommé « envoyé spécial » conjoint de l’ONU et de la Ligue
arabe pour la Syrie. Annan s’est montré particulièrement attentif et modeste,
mais aussi assez honnête pour admettre son échec après six mois de tractations difficiles.
Après sa démission, il avait justement condamné la « compétition
destructrice » des États les plus puissants du monde et leur trahison des
valeurs incarnées par l'ONU.
https://www.youtube.com/watch?v=goHPr0p4ZGM
À l’instar des chefs de l’ONU précédents et suivants,
ce diplomate charismatique habité par un profond idéalisme s’est vite heurté à la
réalité implacable des tâches qu’il devait accomplir dans un « nouvel
ordre mondial » traversé par les injustices et les incertitudes.
Face aux échecs de l’ONU à préserver la paix et la
sécurité mondiale, Kofi Annan n’a jamais abandonné ses idéaux et ce, malgré les
querelles constantes et les intérêts divergents des États membres du Conseil de
sécurité tout particulièrement.
Une « globalisation
négative et injuste »
Sur la question iranienne, par exemple, l’homme restait
viscéralement attaché à une solution pacifique. À cet égard, il n’avait pas
hésité à mettre en garde contre une éventuelle offensive militaire contre l’Iran
pour l’empêcher d’acquérir l’arme nucléaire, estimant que le Conseil de
sécurité devait continuer à œuvrer pour « une solution négociée ».
À lire ses nombreux essais sur la diplomatie et le
rôle de l’ONU notamment, on se rend vite compte de l’engagement de Kofi Annan à
promouvoir le credo démocratique, la justice, les droits de l’homme universels,
la paix et le développement.
Mais l’idéalisme diplomatique n’a pas suffi à
neutraliser la realpolitik impitoyable
qui préside aux relations internationales à l’ère d’une « globalisation négative
et injuste », comme se plaisait à le rappeler l’ancien secrétaire général
de l’ONU.
Il n’avait pas hésité à mettre en garde contre une
éventuelle offensive militaire contre l’Iran pour l’empêcher d’acquérir l’arme
nucléaire
Toujours fidèle à sa vision idéaliste de la diplomatie
mondiale qui se réduit malencontreusement, selon lui, à la préservation des
intérêts des superpuissances, Kofi Annan a présenté en 2000 sa vision du rôle
de l’ONU au XXIe siècle, dans son rapport intitulé « Nous,
les peuples».
L'auteur y résume la mission de la communauté
internationale à préserver la paix et la stabilité, sous l’égide de l’ONU, en
cette phrase translucide : « Le
rôle essentiel que les structures de gouvernance doivent continuer à jouer est
normatif : définir des objectifs, établir des normes et surveiller la
conformité et la cohérence
de chaque décision ».
Plus qu’une idée, il s’agit là de tout un programme
fondé sur l’idéalisme qui prône une diplomatie ouverte et multilatérale, réglementée
par le droit international et les organisations internationales, telle qu’elle
a été imaginée par les « pères fondateurs » à commencer par Emmanuel
Kant dans Vers la paix perpétuelle.
Article publié aussi sur le site Middle east eye sous le lien :
https://www.middleeasteye.net/fr/opinions/kofi-annan-et-le-monde-musulman-l-impossible-conciliation-entre-id-alisme-et-realpolitik
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