
L’APRES-CORONA, SERA-T-IL CELUI DE LA SOUVERAINETE ALIMENTAIRE ?
Economiste
Depuis les années 80 du XXème siècle, l’idéologie
néo-libérale qui s’était imposée à l’échelle de la planète prétendait que le
libre-échange était la solution miracle pour permettre à chaque pays, en se
spécialisant dans les productions où il dispose « d’avantages comparatifs », de
gagner à l’échange international et d’accélérer sa croissance grâce à une plus
grande intégration dans la dynamique de la mondialisation.
Dans le domaine de l’agriculture et de
l’alimentation, la conséquence d’une telle doctrine allait conduire à une
singulière approche de la sécurité alimentaire : celle-ci n’avait plus besoin
d’être liée au concept d’autosuffisance alimentaire, puisqu’elle pouvait
désormais être aisément obtenue sur le marché mondial, pourvu que le pays
concerné dispose d’assez de devises pour cela, et qu’il s’agissait précisément
d’accumuler en se focalisant sur le « tout-export »… La boucle de
l’extraversion était ainsi bouclée, dans l’euphorie de la mondialisation
heureuse !
Certes, les études approfondies, les
expériences pratiques, le débat public avaient assez rapidement pu mettre en
évidence l’inanité d’une telle approche, non seulement parce que la denrée
alimentaire a ses spécificités évidentes et ne peut donc être assimilées à
n’importe quel produit ordinaire, mais plus encore parce qu’elle était tout
simplement devenue une « arme ». Redoutable, l’arme alimentaire avait déjà
frappé, notamment en Afrique et en Asie, pour faire plier tel gouvernement «
rebelle » (et combien même ses caisses pouvaient regorger de devises !), ou
ramener tel autre à de meilleurs dispositions envers les intérêts de certaines
puissances dominantes …
Pourtant, étroitement « tenus » par les
Institutions financières internationales, Banque mondiale en tête, et dans le
sillage des tristement célèbres politiques d’ajustement structurel, la plupart
des pays en développement ont continué de concentrer leurs efforts sur la
productions des denrées destinées au marché mondial, et négliger les
productions traditionnelles et vivrières, celles-là mêmes principalement
consommées par leurs populations.
Le résultat pour ces pays en fut une
dépendance alimentaire inédite, de plus en plus massive. De plus en plus
dangereuse aussi, notamment lorsque, en 2006-2007, éclata sur le fameux «
marché mondial » une véritable flambée des prix de la plupart des produits
alimentaires. Dépourvus d’assez de ressources à la fois pour s’approvisionner
aux nouvelles conditions du marché et pour subventionner les prix intérieurs
devenus bien supérieurs aux pouvoir d’achat de la grande majorité de la
population, nombre de pays en développement avaient dû vivre des crises aiguës,
ponctuées de mouvements de contestations sociales, d’émeutes de la faim, et
d’humiliantes soumissions au diktat des bailleurs de fonds internationaux…
Le choc fut tel que l’on avait pu alors
assister à de véritables remises en question des dogmes ambiants. Au Maroc en
tout cas, on avait pu entendre des voix qui, des décennies durant, nous avaient
chanté les bienfaits de la spécialisation dans les cultures d’exportation, nous
expliquer combien la sécurité alimentaire était essentielle ! Devant l’évidence
des fait, on semblait prendre conscience de l’importance d’augmenter, à tout le
moins, les taux d’autosuffisance de certaines denrées alimentaires de base pour
la population, à commencer par les céréales, le sucre, les huiles oléagineuses…
L’insécurité alimentaire, présente et à
venir…
Malheureusement, la suite des évènements
allait montrer que ce discours n’était que de circonstance. Le « Plan Maroc
Vert », commandé à un bureau d’études international, et lancé à partir du
printemps 2008, allait faire comme si de rien n’était ! Non seulement il
poursuivait et même accentuait les choix antérieurs (en les dotant de moyens
encore plus importants), mais il fit preuve d’une incroyable désinvolture à
l’égard précisément de la question de la sécurité alimentaire, quasiment
ignorée dans les milliers de diapositives des « livrables » faisant fonction de
nouvelle stratégie agricole du Maroc à l’horizon 2020…
Pire, en ignorant délibérément
l’évolution des rapports entre la production et la consommation de produits
alimentaires de base, le Plan Maroc Vert ne faisait en réalité pas moins que de
programmer l’insécurité alimentaire du pays, à l’horizon 2020, précisément…
2020, nous y sommes ! Et bien avant même
l’actuelle « crise du Corona », et de l’aveu même des responsables du pays, on
sait que le bilan du plan Maroc vert n’a guère été … rose. En tout cas les
faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes : le Maroc est aujourd’hui encore plus
dépendant des importations alimentaires qu’il ne l’a jamais été. Pour répondre
aux besoins de consommation des marocains, nous sommes encore acculés à
importer 50 à 60% de nos besoins en blé tendre et en sucre, la totalité de nos
besoins en maïs (principal intrant pour la production de la viande blanche), la
quasi-totalité de nos besoins en huiles de graines…
Et comme un malheur ne vient jamais
seul, « l’année corona » est aussi une année de sécheresse, ce qui conduit à
une chute de la production (les prévisions annoncent une production de blé de
plus de moitié inférieure à celle d’une années moyenne), et partant génère un
besoin d’importation encore plus massif.
De ce point de vue, le choc est donc
double pour notre pays : Une baisse de la production alimentaire à un moment où
la « crise globale » consécutive à la pandémie du Corona conduira
inéluctablement à une tension sur les marchés mondiaux, avec des réflexes -bien
connus en pareilles circonstances- de repli sur soi, de protection des marchés
intérieurs, de réduction voire d’interdiction des exportations…
Pour des pays comme le Maroc, si
fortement dépendant desdits marchés mondiaux des denrées alimentaires, un tel
scénario serait lourd de conséquences. Le risque ne serait pas seulement celui
d’une nouvelle flambée des prix (avec des conséquences évidentes sur la balance
des paiements, les réserves de change, le pouvoir d’achat de la population
et/ou le déficit budgétaire via la Caisse de compensation), mais aussi une
pénurie porteuse d’une réelle difficulté à assurer l’approvisionnement du pays
en denrées aussi vitales. Et ceci n’est pas une vue de l’esprit quand on
apprend çà et là que la Russie arrête ses exportations de blés, et que même
l’Amérique de Trump ( avec laquelle nous avons pourtant un accord de
libre-échange !) rechigne à autoriser des exportations de céréales au Maroc…
Bref, l’insécurité alimentaire dont on n’ose guère imaginer toutes les implications,
à différents niveaux.
Au-delà de la sécurité, la souveraineté
alimentaire…
Face à une telle situation, il faut
évidemment commencer par distinguer l’action d’urgence, à court terme, de celle
de nature stratégique, nécessairement à plus long terme. Dans l’immédiat, il
faut naturellement se préoccuper surtout de l’approvisionnement dans les
meilleures conditions du marché intérieur pour éviter toute rupture de stocks
et le risque d’apparition de mouvements de panique, corollaires de pratiques
spéculatives de nature à amplifier encore la crise… Or déjà à ce niveau, des
questions lancinantes se posent :
Qu’en est-il de nos stocks de sécurité,
dont on sait malheureusement que les normes ne sont guère respectées depuis
bien longtemps, notamment en ce qui concerne le blé ? Quelle politique
d’approvisionnement sur les marchés mondiaux, ou auprès des principaux pays
producteurs, avons-nous été en mesure de déployer pour assurer une sécurité
minimale pour les denrées les plus vitales ? De quelles ressources en devises
disposons-nous pour acquérir –aux prix en vigueur- les denrées dont nous aurons
besoin, et reconstituer de meilleurs stocks de sécurité ? Autant de questions
auxquelles il va bien falloir apporter des réponses appropriées et urgentes.
A moyen terme, il est clair que le
simple bon sens impose aujourd’hui de tirer les enseignements de l’expérience
et des sonnettes d’alarme que les différentes crises ne cessent de nous
adresser. Au-delà de la sécurité alimentaire, qui reste un concept ambigu et
controversé, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une claire vision
de notre souveraineté alimentaire.
Celle-ci va au-delà de l’impératif
d’accès à une alimentation « suffisante, saine et nutritive », pour
revendiquer, comme le souligne Via Campesina – l’ONG internationale qui l’a
portée depuis 1996- « le droit des peuples de définir leurs propres systèmes
agricoles et alimentaires », et partant leur droit de concevoir et mettre en
œuvre les politiques agricoles qui correspondent avant tout à leurs propres
besoins avant de répondre à ceux du marché mondial. A l’heure où cette crise du
coronavirus secoue brutalement les gouvernements les plus libre-échangistes,
notamment lorsqu’ils doivent constater que l’essentiel de leurs approvisionnements
en médicaments est produit en Asie, à des milliers de kilomètres… on comprend
que cette notion de souveraineté alimentaire ne soit plus rejetée d’un revers
de main comme étant un slogan de « gauchistes altermondialistes », mais
sérieusement prise en considération, ou à tout le moins réellement méditée.
L’un des bouleversements attendus de «
l’après – corona » est bien là. Le mythe de la « mondialisation heureuse »
s’est bel et bien effondré, et dans le domaine qui nous occupe ici, la fable de
la sécurité alimentaire prise en charge par le marché mondiale est également
apparue pour ce qu’elle est, une fiction trompeuse.
Au Maroc, il ne s’agit pas de «
rectifier le tir », mais de repenser de fond en comble nos choix de politique
agricole et rurale pour désormais les mettre au service d’une véritable
souveraineté alimentaire de notre pays. Il s’agit de faire mieux correspondre
notre modèle de production avec notre modèle de consommation, dans le respect
de la préservation de nos ressources naturelles et des équilibres sociaux et
territoriaux.
Concrètement, il faudrait inverser les
priorités, en redonnant toute leur importance aux cultures que les marocains
n’ont jamais cessé de consommer, à commencer par les céréales et les
légumineuses, mais aussi les cultures sucrières et oléagineuses.
Or, élaborée encore une fois dans
l’opacité et sans une évaluation crédible de la première version du plan Maroc
vert, sa deuxième version, appelée Génération Green 2030, n’apparaît
malheureusement guère meilleure que la première. Du point de vue qui retient
notre attention ici, elle s’inscrit en tout cas dans la pure continuité de la
première.
Pour ce que l’on en sait, au vu des
quelques « diapos » publiées dans la presse, cette nouvelle stratégie
n’apparaît guère plus préoccupée que celle qui l’a précédée par la question de
la sécurité alimentaire, et encore moins par celle de la souveraineté
alimentaire…
Mais il est vrai que Génération Green
2030 a été élaborée avant la crise coronovirus… Or, si tout un chacun s’accorde
aujourd’hui pour admettre que, « après », plus rien ne devrait rester comme «
avant », on peut espérer que ce tsunami du corona aura emporté avec lui les
dogmes qui nous auront amenés à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.
L’après-corona sera-t-il, entre autres, celui de la souveraineté alimentaire ?
Najib Akesbi
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