
Penser des alternatives
ancrées localement
Peut-on voir un jour une cogestion marocaine où les représentants de lejmaât[1],
des salariés, des cadres et des actionnaires feraient tous partie du conseil
d’administration des entreprises ?
Serions-nous capable de développer un écosystème industriel ancrée dans les
savoirs faires et les produits locaux (difficilement délocalisable et à forte
valeur ajoutée) ?
Afin de renforcer le financement de la santé, de l’enseignement et des
autres services publics, aurions-nous le courage de mettre en place un système
d’imposition progressif touchant également les riches et prenant en compte les
inégalités territoriales ?
Je propose ces propositions-questionnements comme le résultat de ma lecture du dernier livre
de Thomas Piketty « Capital et
Idéologie »[2] en
le confrontant avec certaines recherches que je mène sur les transformations
socio-économiques au Maroc[3].
L’ouvrage pourrait être utile pour le débat public sur les alternatives
mais il est surtout, à mon sens, une invitation à imaginer de nouvelles utopies
émancipatrices. En effet, les programmes alternatifs ne peuvent, dans leur technicité,
apporter de solutions que s’ils s’appuient sur des utopies. Celles-ci peuvent
passionner les citoyen(ne)s pour qu’ils/elles s’impliquent dans des projets
politiques émancipateurs pouvant renverser les rapports de force qui sont,
encore aujourd’hui, en faveur des conservateurs et/ou néolibéraux.
Le livre est aussi l’aboutissement du cheminement de Thomas Piketty qui est
passé d’un économisme eurocentré vers une démarche multidimensionnelle qui
accorde une place centrale aux sciences sociales. Il effectue aussi un
décentrement vers l’étude des cas de pays autres que l’Europe et les Etats-Unis
en s’intéressant notamment aux expériences de la Chine, de l’Iran et surtout de
l’Inde. Son analyse accorde également une place centrale aux différentes formes
de colonialisme pour comprendre les structures socio-économiques et politiques
actuelles de plusieurs pays.
Dans son livre Piketty propose de lire toutes les sociétés prémodernes comme
étant ternaires c’est-à-dire hiérarchisées selon trois ordres : d’abord
les notabilités guerrières, ensuite les savants religieux puis enfin le reste
de la société qui est souvent composé des différentes formes de
travailleurs : paysans, artisans et commerçants. Il est toutefois
nécessaire de préciser, que l’histoire de l’empire chérifien, c’est-à-dire le
Maroc précolonial, est une tension/négociation entre le pouvoir central (Makhzen)
et les marges composées de tribus qui peuvent parfois se retrouver en situation
de dissidence[4].
Chaque niveau disposant de ses propres ordres hiérarchisés de telle sorte que
même les tribus dissidentes comprennent des notabilités guerrières, des zawiyas
religieuses qui légitiment leur insoumission fiscale et des travailleurs voire
même des esclaves. De la même façon, on trouve, mais de façon plus élaborée,
chez le pouvoir central une armée composée, souvent de tribus guerrières, qui
se déplace, une élite religieuse légitimant le pouvoir établi sans oublier les
habitants des villes et des campagnes soumis aux impôts.
Les protectorats espagnols et surtout français ont non seulement conduit à
la soumission des tribus dissidentes du Moyen-Atlas, du Rif, du Sud-Est et de
l’Anti-Atlas mais ils ont modifié les modalités de contrôle politique. Dans
l’empire chérifien celles-ci étaient principalement fondées sur le pouvoir en
mouvement, puisque Lharka est la campagne
militaire où les armées se déplacent au côté des membres de la Cour et du
Sultan pour permettre à ce dernier de rappeler son autorité sur les territoires
qu’il traverse. Il mobilise aussi le registre symbolique, religieux et chérifien,
pour légitimer son pouvoir temporel et fait appel aux diverses communautés
religieuses, tribales et linguistiques pour gouverner. L’occupation française
du territoire marocain s’est accompagnée du déploiement de l’appareil
bureaucratique pour quadriller le territoire et l’harmoniser pour faciliter son
contrôle. Tout en préservant certaines fonctions symboliques chérifiennes, on
s’appuie désormais sur une nouvelle administration jacobine où chaque échelon
inférieur est dépendant de sa hiérarchie jusqu’à atteindre le pouvoir central à
Rabat. La mise en place de procédures rationnelles pour rédiger les rapports,
les bulletins de renseignements, les études, les fiches et monographies de
tribus et de personnages importants conduit à l’accumulation d’un savoir ethnographique
et statistique qui permet le gouvernement des hommes et des territoires.
L’organisation administrative territoriale et la connaissance accumulée
facilitent aussi la ponction fiscale et l’imposition à l’échelle individuelle
plutôt que communautaire comme cela était le cas auparavant.
Le choc colonial a aussi produit une grande transformation socio-économique
au Maroc permettant l’éclosion d’un système capitaliste dépendant de la France.
L’arrêt du commerce transsaharien et le développement des grandes villes
côtières (Tanger, Casablanca et Agadir) annonce le déclin de l’arrière pays et
des villes comme Fès et Marrakech. L’orientation donnée au tissu économique
naissant est l’exportation vers les marchés de la Métropole avec qui on
entretiendra depuis lors des rapports de dépendance. La nouvelle région
côtière, en pleine expansion, est tournée vers la France où elle exporte les
produits miniers et agricoles. Pour illustrer ces transformations, je donnerai
l’exemple de la région du Souss au sud du Maroc. La colonisation y est plus
tardive mais très rapide. Elle amène des propriétaires terriens, pour la
plupart français, à rompre avec l’agriculture traditionnelle basée sur une
production d’orge à usage domestique et un élevage rustique peu productif. Ils
introduisent une agriculture intensive en produisant des tomates, des agrumes
et des bananes à destination des marchés français[5].
Ils déclenchent ainsi un processus de surconsommation des eaux de la nappe
phréatique qui conduiera les locaux à abandonner leur agriculture
traditionnelle car ils ne peuvent pas creuser des puits plus profonds et sont
incités à vendre leurs terres pour devenir ouvriers agricoles ou migrants en
ville.
Le bouleversement des structures socio-économiques s’est accompagné d’une
transformation des pratiques culturelles (alimentaires, vestimentaires, de
divertissement, etc). La tapisserie et les habits industriels éphémères ont remplacé
les œuvres de tissage qui mobilisent un savoir-faire ancestral. Les ustensiles
en plastique deviennent un signe de « modernité avancée » alors que
la poterie artisanale est vue comme archaïque. Les représentations
artistique en plein air telle que Lhelqa où se produisent
les conteurs, les acrobates de Sidi Hmad ou Moussa et les
musiciens populaires amazighophones et arabophones sont délaissés au profit des
shows télévisés et des vidéoclips sur internet. Enfin, les habitudes
alimentaires et à consommation réduite ne sont plus fondamentalement basée sur
l’orge, les légumes de base, des huiles et produits locaux où tout est
réutilisé-recyclé (olives, argan, amandes et amlou, taknariyt/hendyya, miel, poulets
fermiers, etc).
Cette description de la grande transformation économique et culturelle n’a
pas pour objectif de porter un regard nostalgique sur le passé. Il s’agit
plutôt de partir de ce qu’il y a de meilleur dans notre savoir-faire local
ancestral afin de définir ce qui, dans un projet alternatif, pourrait nous être
utile aujourd’hui. Le débat international sur les inégalités, la crise
environnementale et l’idée de décroissance devrait nous
pousser à nous interroger sur l’importance de revisiter nos cultures, nos
savoir-faire et nos institutions locales tout en les adaptant à nos aspirations
contemporaines émancipatrices. Qu’il s’agisse du développement d’un tourisme à
fort ancrage culturel (l’idée de mettre en évidence la spécificité de chaque
terroir comme pour le cas de Tamazirt
n Taskiwin que propose l’anthropologue Mohamed Mahdi est de ce point de
vue intéressant), de la recherche et développement de produits du terroir (Zaâfran/Safran,
truite de la région d’Azrou, taknariyt/hendyya, herbes médicinales,
argan, etc.) afin de monter en valeur et asseoir une industrialisation ancrée
localement, de dynamiser l’artisanat lié au métier de l’habillement (tissage,
colliers, etc) en l’inscrivant dans un écosystème de production artistique qui
donne un sens et une valorisation à ce savoir-faire. Cet écosystème
comprendrait, par exemple, les métiers du spectacle vivant et du récit qui
renouerait avec les espaces ouverts (places urbaines et rurales) ou fermés
(cafés/restaurants, stades, écoles, centres culturels, etc) pour réenchanter
les cultures locales.
Le livre de Piketty insiste sur le rôle qu’a joué la généralisation d’un
système éducatif gratuit et de qualité dans le développement de plusieurs pays.
Alors même que les politiques publiques, dans notre pays, ont privilégié durant
les deux dernières décennies la privatisation du système éducatif notamment
dans les centres urbains, on se trouve aujourd’hui rattrapé par le constat que
pour développer le capital humain (dont parle même la banque mondiale et le FMI
ce qui n’était pas leur discours il y a vingt ans) il faut financer des
services publics de qualité. Là aussi les propositions de Thomas Piketty en
matière de progressivité de l’impôt surtout sur
le patrimoine sont
intéressantes. Dans le cas du Maroc, qui a un système d’enseignement et de
santé défaillants, le développement de la progressivité des impôts sur le
patrimoine et la succession est un élément fondamental.
Piketty insiste également sur l’utilité des expériences de démocratie en
entreprise (comme le système co-gestionnaire en Allemagne et dans les pays
nordiques) en proposant de l’approfondir et de s’en inspirer dans les pays qui
ne l’ont pas ou peu adopté. Pour le cas du Maroc, il est bien sûr possible
d’intégrer, outre les parties-prenantes telles que les élus locaux, des
salariés, techniciens, cadres et ingénieurs dans les instances dirigeantes pour
participer à la prise de décision en ce qui concerne les structures auxquelles
ils appartiennent. Mais il s’agit surtout de trouver les modalités pour
s’appuyer sur la vitalité des institutions communautaires telles que Lejmaât (au
niveau du village ou du quartier[6])
pour renforcer l’ancrage local des entreprises exploitants les ressources
agricoles et minières ou agissant sur leur environnement direct. En effet, les
travaux de plusieurs anthropologues marocains[7] montrent
que le dynamisme exceptionnel de certaines communautés locales implique un
processus délibératif qui réussit à imposer des règles sociales pour gérer
efficacement les ressources communes. Ces résultats convergent d’ailleurs avec
les études de certain(e)s économistes hétérodoxes, comme la prix Nobel
d’économie Eleanor Ostrom, qui montrent comment
les institutions locales[8] jouent
un rôle important pour éviter de tomber dans le piège du « propriétarisme »[9],
c’est-à-dire dans l’appropriation privée des ressources collectives.
Signalons, pour conclure, que l'insistance sur le niveau local, à lui seul,
ne peut pas résoudre tous les problèmes. Il doit, bien sûr, être complété par
des niveaux supérieurs pour une meilleure coordination permettant d’appréhender
les problématiques à d’autres échelles comme au niveau régional et
national tout en gardant en tête la notion de rééquilibrage des inégalités
territoriales notamment entre des régions riches comme celle de Casablanca et
celles pauvres comme celle de Azilal-Imlchil. Le livre de Piketty est de ce
point de vue intéressant puisqu’il insiste sur ce qu’il appelle le niveau
fédéral[10].
Mais si ses propositions pour l’Union Européenne peuvent sembler intéressantes,
celle pour une Union Franco-Africaine, risque de renforcer l’inscription du
Maroc mais aussi des autres pays africains dans un rapport de dépendance à
l’égard de la France ou de l’Union Européenne. Dans le cadre des rapports de
force internationaux, Il serait judicieux, même si cela paraît aujourd’hui
difficile, de renforcer l’intégration maghrébine et nord-africaine avant
d’envisager des relations plus saines avec des partenaires du Nord de la
Méditerranée.
[1] Lejmaât ou agraw est
le nom amazigh pour désigner l’assemblée des représentants de la communauté
locale.
[2] Il s’agit d’un grand pavé de 1232 pages, publié
en septembre 2019 aux éditions Le Seuil où l’auteur
effectue une histoire économique des régimes à travers le monde en étudiant la
façon avec laquelle ils justifient leurs systèmes inégalitaires grâce à des
idéologies. Piketty s’attache aussi à suivre les transformations que
connaissent ces différents régimes et les évolutions du poids des différents
courants politiques.
[3] Il est important ici de signaler un point
important. Mes recherches s’effectuent en collaboration avec plusieurs
chercheur(e)s : Abdellatif Zeroual avec qui je collabore depuis
plusieurs années et mes collègues de l’IRCAM sans oublier tous les chercheurs avec
qui je discute directement ou indirectement en lisant leurs travaux (Paul
Pascon et Lmokhtar Soussi pour ne citer que quelques uns) sans oublier les
personnes que j’ai interviewées lors de mes enquêtes de terrains qui ont bien
voulu partager avec moi leur expérience et leur point de vue ou encore les
sources archivistiques qui me permettent de saisir certaines transformations
historiques que je n’ai pas connu.
[4] Il ne s’agit pas ici de dresser une frontière
étanche en un bled lmakhzen et un bled
siba mais de considérer qu’il y a une tension entre force centrifuge
n’ayant pas pu produire une harmonisation stato-nationale et des forces
d’autonomisation ne pouvant pas rompre avec la légitimité chérifienne.
[5] Pour la région du Souss, d’autres secteurs
apparaissent au temps de la colonisation française tel que le secteur des
conserves de poissons qui se développe en exportant vers les marchés français
dont l’économie est gravement touchée par la deuxième guerre mondiale. Il faut
également souligner l’émergence du secteur touristique qui accueille des
européens dans des structures hôtelières modernes.
[6] Traditionnellement, Lejmaât est
l’assemblée qui administre certaines affaires communes du village. Elle
comprend généralement les chefs de familles habitant le village. C’est donc une
structure du monde rurale, principalement dans les régions amazighophones,
composée des hommes qui sont souvent âgés où les décisions sont souvent prises
par consensus. Rien n’empêche de partir de l’existant pour réfléchir au
déploiement d’une forme de démocratie locale dans les quartiers urbains, on
peut penser ici à l’expérience
d’association de quartier menée par Abdellah Zaâzaâ en commençant par
Bouchentouf avec de l’étendre sur plusieurs quartiers à Casablanca. Pour ce qui
est de la composition qui exclue les femmes et les jeunes dans la forme
traditionnelle, on notera, lors de la mobilisation des
habitants de la commune d’Imider contre l’appropriation de l’eau
par la Mine, que leur Lejmaât (appelé Agraw dans
la zone tamazightophone du Sud-Est) était principalement composée de jeunes et
de femmes qui non seulement y participaient mais y contribuaient fortement
(Voir le film Amussu réalisé par Nadir Bouhmou et
produit par le collectif Agraw des habitants d’Imider).
[7] On peut citer ici, à titre d’exemple, les études
effectuées par Ali Amahan chez les Ighoujdamen et celles de
Mohamed Mahdi dans d’autres communautés du Haut-Atlas ou de l’Oriental.
[8] Signalons ici les travaux de feu Hassan Zaoual
qui avait proposé le concept d’économie des sites symboliques pour réfléchir à
l’ancrage et à la contextualisation de la problématique du développement.
[9] Certaines propositions de Piketty comme la
distribution, à titre individuel, d’une dotation initiale aux jeunes sous forme
de capital pour redistribuer le patrimoine pourrait avoir des conséquences
inattendues en survalorisant la propriété du capital de façon individualiste et
non collective. Les institutions communautaires et les coopératives pourraient
atténuer cet effet en mettant en évidence d’autres types de valeurs telle que
la délibération collective et la gestion commune des ressources.
[10] Par exemple, il insiste sur l’importance des
mesures qu’il faut introduire à l’échelle européenne pour réduire les
inégalités et mettre en place une politique économique plus efficace. Car
l’échelon national, d’après lui, ne peut être suffisant.
Enregistrer un commentaire