
La crise sanitaire et l’impératif de construire un
État social au Maroc
L’avenir n’est écrit nulle part et
se prépare, dit-on, aujourd’hui. Or prendre ses vœux comme un signe
prémonitoire d’un futur changement de la réalité n’aide guère à le préparer. Les
cris de victoire annonçant, encore une fois et avant l’heure, le début de la
fin du néolibéralisme et le retour en grâce de l’État dans la coordination et
l’organisation de la vie en société et à son profit, ne relèvent, à l’examen,
d’aucune analyse rigoureuse de la dynamique des rapports de force en place ou
de la manière dont cela peut se produire ni du degré de résilience des parties
bénéficiaires du statuquo. Peut-on sérieusement envisager un retour aux taux
marginaux d’imposition des revenus à leur niveau le plus élevé des années
80 et avant[2] ?
Ce comportement devrait au
contraire faciliter la tâche aux forces conservatrices bénéficiaires de la
situation d’avant la crise de retrouver l’état « normal » des choses en
décrédibilisant et puis marginalisant les forces qui leur résistaient jusque-là.
Préparer l’avenir dans le climat
qui règne aujourd’hui peut s’avérer une chance unique à saisir car les
croyances anciennes se trouvent fragilisées. Cela passe une lecture qui ne se
situe pas au niveau de la conjoncture et du court terme. Cette lecture doit remonter
aux postulats théoriques de base ayant débouchés sur un système affaibli
(inefficace et non solidaire) face aux chocs (cf. section 3 pour le cas du
Maroc). Ainsi, la meilleure réponse à la crise sanitaire est celle qui en
permettant de gérer l’urgence, assure une sortie par le haut en développant un
récit argumenté autour d’un modèle alternatif de croissance et en démontrant
l’impertinence des idées et des croyances sur lesquelles s’appuient le modèle
actuel. La crédibilité d’un tel récit porté collectivement est seule en mesure
de nous donner raison de penser que l’après crise sanitaire serait, peut-être,
différent d’avant la crise.
Crise sanitaire, quelle sortie par le haut ?
La crise actuelle n’est pas
uniquement sanitaire mais elle est, en outre, celle du modèle économique et, à
un niveau plus profond, celle des idées. Celle-ci domine les deux premières, son
issue conditionne, en l’occurrence, l’avenir et représente la pierre angulaire
de sa construction. À chaque crise de telle ampleur et quasi systématiquement,
les débats se tarissent sur où mettre le curseur dans le partage de l’espace
entre l’État et le marché et une unanimité de façade autour de la nécessité de
l’intervention publique semble s’installer. Mais rien n’augure que l’issue de
la bataille des idées sur le rôle de l’État serait tranchée d’avance. La
frontière entre l’État pompier et l’État social est étanche et leur convergence
ne peut être qu’illusion passagère produite d’une méconnaissance des hypothèses
théoriques de base qui les fondent respectivement.
L’histoire récente des crises
économiques nous révèle que leurs origines profondes sont à chercher à chaque
fois du côté des excès du marché et des politiques de délitement de l’État. Or
ces dernières ont été fondées sur des hypothèses et des espoirs que la réalité
ne cesse de démentir :
·
le ruissellement des
richesses n’a pas réduit les inégalités, parce qu’il ne s’est tout simplement
pas produit,
·
l’efficacité et la
supériorité intrinsèques de l’initiative privée ne s’est pas traduite par son
autonomisation des investissements et du soutien publics, et, encore moins, ne
l’a pas conduit vers l’innovation et la frontière technologique,
·
la concurrence n’a pas
abouti à une baisse des prix de fait de son instabilité intrinsèque dans le
temps. La concurrence nait d’un processus permanent de régulation des rapports
de force sur un marché et non pas un état définitif de celui-ci,
·
le marché livré à lui-même a
étiré les chaines de valeur jusqu'à condamner toute production locale des
produits de base (thermomètres, masques, etc.),
·
la libéralisation n’a pas
élargi le champ des libertés réelles au sens d’ A. K. Sen,
·
les cash Transfers ne se
sont pas soldés par une amélioration du bien-être des personnes bénéficiaires,
·
ni la politique économique
réduite à des règles de décision qu’un technocrate peut bien gérer (car la
marge d’arbitrage y est restreinte) couplée à des réformes dites structurelles « amies
du marché » n’ont pas produit du développement.
Ironie du sort, en période de
crise, on fait appel au même État pour sauver le système. Maintenant, tant que
les réponses apportées par ce dernier ne vont pas au-delà des mesures
palliatives qu’imposent la situation d’urgence, pour agir en même temps et en
profondeur sur une autre crise plus ancrée, qui est la faillite des idées à
l’origine de son processus de délitement, et chercher à gagner la bataille de
l’argumentation, les forces conservatrices (entités et idées) ne tarderont pas
à refaire surface et revenir sur les lieux du crime non pas pour prêcher leur
innocence, mais pour renforcer et renouer avec le système qui prévalait avant
la crise. Et notamment à rappeler l’État à son rôle limité, dicté par le
référentiel normatif que représente la théorie néoclassique et son pendant idéologique,
le néolibéralisme. Un rôle subalterne qui se réduit substantiellement à la privatisation
et la protection de la propriété privée d’une part et à la régulation des
défaillances du marché et la surveillance de son « bon »
fonctionnement d’autre part. Ce qui a été désigné pudiquement par la « bonne
gouvernance ». Ou bien un rôle qui soumet l’État au service de l’oligarchie.
Ces deux rôles assignés à l’État sont en opposition avec l’esprit d’un
État-social.
Effectivement, un État social ne
se contente pas d’assurer un filet de protection minimale ou un soutien in
extrémis à des acteurs en difficulté. Il prend une dimension globale et est de
nature proactif. Un État social est celui qui porte garant d’un mieux-être
collectif et qui s’efforce de conjuguer en permanence l’objectif de
l’efficacité économique avec le principe de justice sociale. En pratique, en se
référant à une définition large défendue par C. Ramaux (2012) , un État
social est celui qui se charge d’assurer la protection sociale, de réguler les
rapports du travail et mener une politique volontariste de l’emploi, de
garantir des services publics de qualité et de mobiliser d’une manière
discrétionnaire les politiques économiques, y compris la politique industrielle.
L’État peut aussi conduire au pire
comme l’ont montré les tragédies souverainistes et communistes du XXème
siècle. L’État social s’oppose également à ces deux visions du monde car le
principe de justice sociale sur lequel il se base est d’une part indivisible et
vaut pour toute personne indépendamment de sa race, de sa nationalité et
appartenance politique, et, d’autre part, il est indissociable des valeurs de
liberté.
Bref, la sortie par le haut de la
crise sanitaire, au Maroc et ailleurs, dépendra de l’issue de la bataille des
idées. À ce titre la comparaison de la crise de 2008 avec celle de 1929 semble
être éloquente : les deux crises étaient d’une ampleur plus ou moins
comparable et l’intervention de l’État était dans les deux cas massive et
décisive, sauf que cette intervention s’est accompagnée, à la suite de la
Grande Dépression, par un changement progressif et radical de la perception du
rôle de l’État (la révolution intellectuelle Keynésienne qui le considère
comme étant un acteur libre de ses mouvements) ; tandis qu’après la Grande
Récession, l’État a été considérablement limité par l'idéologie régnante de
confiance absolue en les vertus (sociales également) du marché, et dont
l’origine théorique remonte aux travaux de V. Pareto (1848 – 1923) et son
énoncé normatif connu sous le nom du théorème du bien-être. Depuis, il a été
admis que laisser-faire le marché conduit à l’optimum social, mais au prix
d’une série d’hypothèses restrictives[3].
Or, si l'on s'en souvient, c’est ainsi
que la crise des années 30 a été suivie, après la Seconde Guerre Mondiale, par
une longue période de croissance élevée et de maitrise des inégalités grâce,
entre autres, au déploiement des systèmes de protection sociale, alors que la
crise de 2008 a été doublée rapidement par des crises d’endettement public et
des crises sociales et politiques.
C’est peut-être l’occasion de dire
que ceux qui ont qualifié les interventions du gouvernement marocain de
Keynésiennes n’ont rien compris du rôle qu’attribue J. M. Keynes (1883-1946) à
l’État. D’après lui, l’intervention publique s’inscrit dans l’action et non
dans la réaction. Elle est initiatrice des cycles de croissance et se lève
contre la rente au point d’appeler à « euthanasier » ses détenteurs.
Délaissant les postulats néoclassiques de l’individualisme méthodologique et de
la rationalité des agents, il fonde un interventionnisme qui ne se rapporte pas
au marché.
Or les mesures prises par le
gouvernement marocain visent à combler le vide qu’a laissé le marché en
attendant son retour dès que la crise sera passée : la stratégie de
privatisation n’est guère remise en cause, les aides aux entreprises ne sont pas
conditionnées, les entorses au code du travail qui se sont révélées au grand
jour avec la crise n’ont été affrontées à aucune volonté de refondation de la
mission de l’inspection du travail, la révision des modalités de rétribution des
activités socialement utiles par le marché n’est pas à l’ordre du jour, la
logique de la charité intimement liée au marché continue de primer sur la
solidarité institutionnalisée, et la fiscalité du patrimoine reste toujours un
tabou…au risque d’introduire des rigidités dans le système, d’entraver
l’innovation et finalement de nuire au « bon » fonctionnement du
marché une fois que la reprise sera là. Mais hélas ce marché idyllique ne peut exister
que dans des niches exiguës, il est sans cesse manipulé pour produire des
rentes et augmenter l'inégalité des revenus.
Crise sanitaire, État social et politiques économiques au Maroc
La gestion de l’urgence sanitaire
et de ses répercussions économiques a été marquée par deux temps
contradictoires : d'abord un accord implicite assez général, du gouvernement et
de ses détracteurs, sur la nécessité de politiques économiques (budgétaire et
monétaire) expansionnistes; il n'y a eu dans ce premier temps qu'un petit couac
sur l’ajournement des dépenses publique et la rétractation du gouvernement deux
jours après. Mais dans un second temps, le débat s’est réduit à des querelles
autour du ratio du déficit budgétaire sur le PIB et du montant des liquidités
que la Banque centrale pourrait injecter à travers ses circuits conventionnels
tout en s’assurant qu’elles soient absorbées.
Sous d’autres cieux, le soutien à
l’économie a été annoncé tout simplement illimité, en phase avec la nature et
l’ampleur du choc.
En revanche, si l’on était capable
d'envisager la piste qu'offre un État social, les termes du débat sur la nature
de l’intervention publique face la crise sanitaire seraient différents. Tôt ou
tard l’État doit faire face à une décision de déconfinement car le coût
économique du confinement (coût de l’arrêt partiel de l’activité plus coût des
mesures de soutien) est croissant dans le temps, alors que le « coût
sanitaire » (celui de la mortalité, de la morbidité, de la prévention et de
la surcharge des services de santé) décroîtra progressivement une fois passé le
pic de la pandémie. À ce moment, le confinement n’est plus soutenable et sa
poursuite sera à l’origine d’une crise économique et sociale générale qui
n’arrangera en rien le problème initial de santé publique.
Cette approche coût-bénéfice
relève à première vue du bon sens, mais elle se trouve fragilisée par l’estimation
de la courbe du coût sanitaire de la crise qui requiert un jeu d’hypothèses délicat
nécessaire pour la valorisation monétaire de la vie humaine. Cette estimation
risque de faire glisser l’analyse dans un champ éthique où d’autres critères de
jugement, outre l’aspect monétaire, sont en jeu. Plusieurs exemples réels ont
montré que la valeur de la vie humaine ne peut se plier à la logique de la valeur-utilité
et lui oppose des problèmes moraux et politiques insolubles (cf. par exemple
l’affaire des réservoirs de Ford Pinto).
Dès lors, au lieu de se hasarder
dans l’estimation des coûts des peines humaines afin d’agir en conformité avec
la rationalité optimisatrice, le gouvernement ferait mieux, dans l’esprit d’un État
social, de chercher à réduire au maximum l’impact économique du confinement sur
les entreprises et les ménages en préparant très soigneusement toutes les conditions
du déconfinement. Concrètement, cela se traduit par des politiques économiques
de soutien à l’économie sans tabous idéologiques, ni limites insensées[4], de
sorte à ce que la courbe du coût économique de confinement reste en-deçà de
celle du coût sanitaire et que le déconfinement soit programmé et bien préparé plutôt
que subi.
Ainsi, des politiques économiques discrétionnaires
sans limites ni contraintes éviteraient au gouvernement de franchir la date
fatidique où les deux seuls choix qui s’offrent à lui sont indésirables : celui
de maintenir le confinement au risque d’une crise économique dévastatrice ou
celui de subir le déconfinement et de devoir affronter une crise sanitaire de
plus grande ampleur. Dans ce contexte, les termes du débat qui se réfèrent encore
à la norme dans une situation anormale deviennent caduques. Ce qui devrait
compter c’est un consensus national, actuellement favorisé par un consensus
international, sur des principes tels que: l’État est le protecteur en
dernier ressort; il est le producteur et l’employeur en dernier ressort ; il
est le prêteur en dernier ressort. Ces propositions se traduisent par des
politiques économiques discrétionnaires décomplexées, et s'opposent aux
présupposés des raisonnements en termes d’anticipations rationnelles et de la
théorie des choix publics justifiant l’inefficacité des politiques
discrétionnaires.
Affirmer que l'État est protecteur
en dernier ressort, comme l'évidence en est imposée aujourd'hui par la pandémie,
permet de reconsidérer l'évalution du secteur de la santé au Maroc au cours des
dernières années. L'idéologie néolibérale a poussé le Maroc à réduire la taille
relative du secteur public, et le résultat est là, sous nos yeux.
En effet, la dynamique des
dépenses totales de santé au Maroc s’est essoufflée à partir de 2010 : en
volume ces dépenses avaient été multipliées par un facteur de 3,5 depuis 1995, grâce
à un taux annuel moyen de croissance de 8% entre 1995 et 2010 ; ce taux n'est
plus que de 4,4% dans les années qui ont suivi. Quelle est cette loi d'airain
qui voudrait que le secteur de la santé ne croisse pas plus vite que la production
nationale dans son ensemble ? La pandémie nous en montre l'absurdité. Car la
santé publique représente une source potentielle de gains de productivité, et
donc de la croissance future, notamment dans les pays en développement où les
marges d’amélioration de l’état de santé de la population sont importantes et à
moindres coûts.
Sur la période récente, le secteur
de la santé marocain a pâti doublement de cette logique myope. D’abord, la part
des dépenses publiques dans les dépenses totales de santé est faible, ne dépassant
pas le un tiers. Le reste est supporté par les familles soit au moment de la
« consommation » des services de santé, soit par le biais d’une
assurance santé. Ensuite, cette part a connu une baisse annuelle moyenne de
0,45 point depuis 2010, expliquant 25% de la baisse des dépenses totales de
santé (Tamsamani,
2017) .
Crise du modèle économique marocain, État social et si M. Kalecki était
le messie !
Durant les années 2000, le Maroc a
fait le choix d’une stratégie d’ouverture commerciale et financière de son
économie qui s’est déployée à travers la signature d’une cinquantaine d’accords
de libre-échange et par la mise en place d’une panoplie d’incitations
économiques, fiscales et réglementaires destinées aux investisseurs étrangers.
Cette politique de croissance tournée vers l’extérieur s’est accompagnée,
durant toute cette période, d’une stratégie de grands chantiers dits
structurants dont l’objectif était d’améliorer l’attractivité du pays et
d’augmenter le rendement du capital privé. Un troisième choix stratégique de
cette période a été d’abandonner le plan comme mode d’organisation transversale
de l’intervention publique au profit des stratégies sectorielles élaborées en
silo.
Au bout de quelques années, ces
choix ont montré leurs limites. La croissance a fléchi depuis 2010 et la
récurrence des mouvements sociaux et de protestation généralisés depuis 2011 a
révélé au grand jour l’échec de cette stratégie sur le plan social. Mesurées à
l’aide de l’indice de Gini calculé sur la base des dépenses de consommation,
les inégalités des revenus au Maroc sont resté (statiquement et sur le plan
macroéconomique) figées dans le temps[5]
et à des niveaux relativement élevés. Les ressorts du modèle de croissance actuelle
se trouvent épuisés et ce de l’aveu même de la plus haute autorité du pays.
Pour sortir de cette impasse et
pouvoir poursuivre son chemin de développement, il faudrait changer son fusil
d’épaule. Le schéma théorique proposé par M. Kalecki (1899 – 1970) semble être
le plus adapté à l’analyse des freins à la croissance au Maroc et les
conditions de relance de son économie. Partant des hypothèses de base simples
et intuitives sur le comportement des agents, il aboutit à des conclusions
explicatives de la dynamique de l’économie et du cycle concordantes avec ce que
l’on peut observer au sein de l’économie nationale.
En substance, le schéma Kaleckien (1971)
nous montre que, primo, le partage de la valeur ajoutée détermine le rythme de
création des richesses dans une économie, et définit le stock du capital à
l’équilibre. Étant en position de force sur le marché, les entreprises
appliquent des taux de marge élevés au détriment des salaires et/ou du pouvoir
d’achat des ménages, ce qui bride la demande et par conséquent freine la
croissance et le processus d’accumulation du capital. Secundo, M. Kalecki (1968)
accorde une place centrale à l’investissement dans son schéma explicatif de la
dynamique économique, non seulement comme composante de la demande, mais également parce qu’il accroit les capacités
de production. Il peut être également, d’après M. Kalecki, une source de crise
au cas où l’investissement supplémentaire, étant mal calibré, se trouve en
déphasage avec le niveau de la demande (ou de développement). Les pays en
développement, et le Maroc également, souffrent de ces trois maux :
insuffisance de demande, étroitesse des capacités de production et
investissement inutile (ou oisif pour reprendre son propre terme). Tertio, la
création monétaire à travers l’expansion du crédit dans les modèles
d’inspiration kaléckienne n’est pas neutre et conditionne l’état de l’économie
réelle. Le secteur bancaire est alors à la production ce que le cœur est au
corps et l’investissement n’est plus déterminé par la quantité d’épargne disponible
mais par le comportement des banques.
Ces trois éléments représentent non
seulement des goulots d’étranglements à la croissance qu’on retrouve dans le
cas de l’économie marocaine, mais également des ficelles sur lesquelles un
gouvernement peut tirer pour hisser la production au niveau souhaité. Agir sur
les trois volets ne peut se faire dans le cadre d’un État-social, seul est en
mesure de faire de sorte que la part des salaires dans la valeur ajoutée
augmente, de réduire les inégalités de chance et des résultats, de planifier
(d’une manière transversale) des investissements publics utiles, de créer une
nouvelle banque publique d’investissement, de forcer le secteur bancaire à se
soumettre au principe élémentaire de la finance qui associe les bénéfices à la
prise du risque (et non à la rente), et , en résumé, de mettre en place une
économie mixte et solidaire.
Keynes (1936) estimait
que la mission de l’État est accomplie dès lors qu’ « il est capable de
déterminer le volume global des ressources consacrées à l'augmentation de
moyens [de production] et le taux de base de la rémunération allouées à leurs
détenteurs » Il ne lui revient pas d’embarrasser « la majeure partie
de la vie économique de la communauté. L'État n'a pas intérêt à se charger de
la propriété des moyens de production ». Pour cela, il plaidait pour « une
assez large socialisation de l'investissement…[pour] assurer approximativement
le plein emploi...[sans] exclure les compromis et les formules de toutes sortes
qui permettent à l'État de coopérer avec l'initiative privée ».
Pour conclure, l’État social n’est ni une
création divine descendue du ciel, ni élucubration à partir de rien. Il n’est ni
éternel ni autonome. C’est une construction sociale, qui dépend de choix
sociaux manifestés par des décisions politiques, et comme toute construction
sociale, elle se fait dans le temps et avec l’engagement et l’implication des
personnes concernées. Ce n’est pas non plus une carte bancaire sans code à la
disposition exclusive des personnes qui savent s’en servir, mais il est la
résultante d’un effort collectif, organisé par le politique, qui doit
bénéficier à l’ensemble de la population. Dans ce sens, la logique de
réciprocité entre l’État et le citoyen (droits et devoirs) et celle entre
l’État et le marché est alors de mise dans tout projet de construction d’un
État-social.
Construction sociale, l’État social
n'est pas une panacée, il peut souffrir de maux tels que bureaucratie, inefficacité,
corruption, connivence. Mais c’est une chose de reconnaître ces
dysfonctionnements pour y remédier, c'en est une autre de les prendre pour
prétexte pour privatiser, libéraliser, flexibiliser à tout va, sans arguments
solides ni études concluantes menées au préalable, et sans autre résultat que
l'accroissement des inégalités jusqu'à le blocage du modèle économique.
Références
Kalecki, M.
(1968). Trend and Business Cycles Reconsidered. The
Economic Journal, 78(310).
Kalecki, M.
(1971). Selected Essays on the Dynamics of
the Capitalist Economy, 1933-1970. Cambridge: Cambridge University Press.
Keynes, J. M. (1936). Théorie
générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Chapitre XXIV - Notes
finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut
conduire. Paris: Éditions Payot, 1942.
Ramaux, C. (2012). L'État
social, pour sortir du chaos néolibéral. Paris: Fayard/Mille et une nuits,
coll. « Essais ».
Tamsamani, Y. Y. (2017). L’évolution des dépenses de
santé au Maroc : une analyse des déterminants démographiques et
macro-économiques. MPRA paper(83996).
[1] Docteur
en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je remercie J. Brunet-Jailly
et F. Mourji pour leur lecture et leurs remarques généreuses et lucides sur une
version préliminaire de cet article.
[2] Le taux marginal d’imposition des revenus était de
65% en France en 1983 et de 87% au Maroc à la même période. Il a baissé à 45%
et à moins de 38% respectivement.
[3] Certes, l’approche hypothético-déductive adoptée par
le courant néo-classique, auquel appartient V. Pareto, considère que les
hypothèses du modèle n’ont pas à être en parfaite cohérence avec l’observation
de la réalité, mais ce qui compte c’est l’enchainement logique des idées et
leur cohérence interne. Or ces hypothèses contiennent en elles une certaine
lecture de la société et des a priori relatifs aux comportements des agents qui
ne peuvent être taxés de neutralité.
[4] À ne pas confondre avec la proposition de la
« monnaie hélicoptère » car toutes les personnes ne sont pas égales
devant la crise sanitaire et ses conséquences économiques. La seule limite à
l’intervention publique dans de telles conditions est celle relative à l’usage
que l’Etat fait de l’argent emprunté. Celui-ci doit être conforme avec l’esprit
de l’Etat-social que traduit la quête conjointe de l’efficacité économique et
de la justice sociale.
[5] En revanche, on a raison de penser qu’elles ont
plutôt augmenté, car, d’une part, leur calcul se fait au Maroc sur la base des
dépenses de consommation et celles-ci ne représentent qu’une faible partie des
revenus des plus favorisés ; d’autre part, les inégalités du patrimoine
qui doivent être encore plus marquées ne sont pas captées par cette mesure de
l’indice de Gini.
Enregistrer un commentaire