L’héritage de la pensée de Samir
Amin :
Au-delà du capitalisme
Professeur à la FSJES
Souissi
UM5 de Rabat
Le capitalisme avait
promis la prospérité pour tous ou presque, la paix (après la guerre froide) et
la démocratie. Et beaucoup y avaient cru ; ce n'est plus le cas
aujourd’hui.
Les voix de ceux qui
ont compris que ses recettes ne pouvaient produire qu'un approfondissement de
la crise de l'accumulation, générant par-là même une dégradation des conditions
sociales pour la grande majorité des peuples et des classes travailleuses. Ce
qui n’était pas toujours le cas lorsque des auteurs et penseurs comme Samir Amin,
Marini, Wallenstein, Dos Santos, Arghiri, Banbirra ou encore Gunder Frank,
développaient dans les années 60 et 70 des références devenues incontournables
pour les économistes et autres chercheurs en sciences sociales pour expliquer
la nature de la dépendance à l’échelle mondiale, et de fait, aujourd’hui, la
nature de la crise du capitalisme.
En développant des
forces productives à un rythme et avec une ampleur sans pareils dans toute
l'histoire antérieure, le capitalisme a simultanément creusé l'écart entre ce
que le potentiel de son développement et l'usage qui en a été fait. Le niveau des connaissances scientifiques et
techniques atteint aujourd'hui devaient résoudre tous les problèmes matériels
de l’humanité. Mais la logique transformant le moyen (la loi du profit,
l'accumulation) en fin pour elle-même a produit à la fois un gaspillage
gigantesque de ce potentiel et une inégalité dans l'accès aux bienfaits. Il y
avait certes eu une intention de remettre en cause les rapports sociaux
capitalistes dans les expériences radicales issues des révolutions socialistes
de Russie et de Chine qu'on ne saurait ignorer. Mais cette intention s'est
néanmoins progressivement diluée dans les exigences prioritaires du rattrapage
imposé par l'héritage du capitalisme périphérique.
L'érosion et la
faillite des projets du « développementalisme » des pays du tiers-monde, joint
à l’approfondissement de la mondialisation capitaliste dans les centres
dominants de l'Occident ont également ouvert le champ au discours unilatéral
dominant du capitaliste comme un choix sans alternatives. L'idéologie libérale
triomphante réduisait la société à une collection d'individus et, par cette
réduction, affirmait que l'équilibre produit par le marché constitue
simultanément l'optimum social et garantit par-là même la stabilité et la
démocratie. Le triomphe de la globalisation marchande plaçait au-devant de la
scène une génération mue par la préoccupation d'établir que le capitalisme
était indépassable parce qu'il exprimait les exigences d'une rationalité
éternelle, transhistorique. Walras s'acharnait à prouver que les marchés
étaient autorégulateurs et tout a été mis en place pour répandre une théorie
d'un capitalisme salvateur qui allait trouver son acmé dans la pensée et les
publications du Britannique Alfred Marshall. A ce triomphe intellectuel,
quelques penseurs ont tenté de se dresser pour expliquer que la domination du
capitalisme ne devait pas réduire l'intensité des contradictions et que le
système porte en lui les gènes de la ségrégation et de la discrimination. Samir
Amin faisait partie de ces visionnaires.
L’héritage
intellectuel majeur qu’a légué Samir Amin au sein de l’économie politique a été
celle du développement d’une pensée autour de la problématique de
l’accumulation à l’échelle mondiale et sa critique de la théorie du
sous-développement. Amin y décrit la formation et le développement subordonné
du capitalisme dans les pays de la périphérie ainsi que les mécanismes de
transfert du surplus économique vers les pays du centre : le capitalisme
existant est par nature polarisant, rendant par là même vain tout espoir de
voir un jour ses périphéries rattraper ses centres. Dans ces conditions, le
développement est confronté au double défi à la fois de développer les forces
productives (rattraper en partie tout au moins) et de faire autre
chose (sortir des logiques strictes du capitalisme).
Avant presque tout
le monde, Samir Amin a compris que le capitalisme n'est ni « la fin de
l'histoire », ni même l'horizon indépassable de la vision de l'avenir. Il
est même plutôt une parenthèse dans l'histoire, ouverte vers 1500 et qu'il est
devenu urgent de refermer.
Fondée sur la
soumission de tous les aspects de la vie sociale à la logique exclusive, la
polarisation à l'échelle mondiale, immanente à l'expansion mondiale du
capitalisme, constitue la dimension la plus dramatique des destructions
associées à l'histoire des cinq derniers siècles : des centaines de millions
d'Indiens d'Amérique et autant d'Africains exterminés pour mettre en place le
système. Mais l'accumulation ne fut pas seulement primitive ; ses formes ont
été constamment renouvelées : la colonisation et ses guerres de la conquête à
la libération, la vente forcée d'opium au peuple chinois, le travail forcé,
l'apartheid et aujourd'hui le relais pris par le pillage que la dette, la
technologie et la finance représentent. Nous sommes aujourd'hui parvenus à un stade
de la polarisation avancée au point que la majorité de la population du globe
est devenue « superflue » pour les besoins de la technologie et du capital in
fine.
Selon Amin, la
longue vague de libération nationale le Tiers-Monde a connu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
s'est soldée par la constitution de nouveaux pouvoirs d'État assis
principalement sur les bourgeoisies nationales qui ont contrôlé, à des degrés
divers, les mouvements de libération nationale. Ces bourgeoisies ont produit
des projets de « développement » conçus comme des stratégies de modernisation
visant à assurer « l'indépendance dans l'interdépendance mondiale ». Ces
stratégies n'envisageaient donc pas de déconnexion au sens véritable du
principe de Samir Amin, mais seulement une adaptation active au système
mondial, un choix qui, avec d'autres, exprime bien la nature bourgeoise
nationale des projets en question. L'histoire devait démontrer le caractère
utopique de ce projet, qui, après s'être déployé avec succès en apparence entre
1950 et 1980, s'est essoufflé, conduisant à la recompradorisation des économies
et des sociétés de la périphérie, imposée par le moyen des politiques dites
d'ouverture, de privatisation et d'ajustement structurel unilatéral aux
contraintes de la mondialisation capitaliste.
La déconnexion
suppose la mise en place d’un modèle de développement de type socialiste
toujours d’actualité (envisagé comme un futur à construire), mais qui
laisserait place à un large espace de participation politique et sociale tout
en reconnaissant les indépendances et les autonomies ancestrales légitimes des
peuples et des communautés. De la même manière, il devrait englober des efforts
supranationaux et régionaux de plusieurs pays, gouvernements et peuples à la
recherche d’une indépendance commerciale, financière, technologique et
culturelle. Les initiatives de l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR), de
la Communauté d’États Latino-Américains et Caraïbes (CELAC), de la Banque du
Sud, de l’Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), des
BRICS et du Forum social mondial (dont Amin fut l’un des promoteurs et
fondateurs aux côtés de l’ex-président du Brésil Lula), font partie de ces
initiatives. On peut y ajouter celles du Forum du Tiers-Monde et du Forum
Mondial des Alternatives (FMA), dont il était le président.
Ressusciter,
aujourd’hui, quelques idées phares de la pensée de Samir Amin, c’est se
rappeler aussi que les diversités d’idées dans l'invention du futur ne sont pas
seulement inévitables, elles sont bienvenues pour quiconque ne partage pas un
dogmatisme quelconque qui lui donnerait la certitude vaine d'un savoir qu'il
vaut mieux reconnaitre qu’il est toujours inachevé.
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