
Samir Amin et la problématique
de la polarisation
Pr. SAID DKHISSI :
Professeur émérite, Université Mohammed V, Rabat
Pour Samir Amin,
l’économie politique est une science sociale qui doit nous permettre de
comprendre le monde pour mieux le transformer. Elle n’est pas une fin en soi,
mais un moyen au service de l’émancipation. Son engagement en faveur de
l’émancipation des travailleurs et de la libération des peuples est en totale
harmonie avec sa conception de l’économie politique. Sa vie et son œuvre sont
liées d’une manière organique.
Ce n’est donc pas un
hasard si l’œuvre qu’il nous lègue nous donne les clefs pour déchiffrer le
monde complexe dans lequel nous vivons et nous éclaire sur la voie à suivre si
nous voulons nous diriger vers un monde humain, démocratique et solidaire.
Dès sa thèse de
doctorat, soutenue en 1957 et portant sur « les effets structurels de
l’intégration internationale des économies précapitalistes : une étude du
mécanisme qui a engendré les économies dites sous-développées », Samir
Amin pose une question fondamentale qui va lui servir de fil conducteur pour sa
réflexion économique : « pourquoi l’histoire de l’expansion
capitaliste est-elle celle de la polarisation à l’échelle mondiale ?
Pourquoi dans cette expansion, il (le capitalisme) n’a pas, au contraire tendu
à réduire l’écart entre ses centres développés et ses périphéries
sous-développées ? ».
La présente
communication, faite en hommage au regretté, a pour objectif d’introduire à la
problématique de la polarisation qui a été au cœur de la réflexion de Samir
Amin.
I-
Origine et mécanismes de
la polarisation à l’échelle mondiale :
Pour pouvoir
appréhender les mécanismes à l’origine de la polarisation, l’auteur a été
naturellement amené à entreprendre l’analyse approfondie du capitalisme, en
tant que système mondial. Le résultat auquel il est arrivé est que le
capitalisme est par nature impérialiste[i]. De ce fait, il perpétue, à l’égard des pays
de la périphérie, les mécanismes de l’accumulation primitive[ii].
Ce sont donc ces
mécanismes de l’accumulation primitive qui sont à l’origine de la polarisation
à l’échelle mondiale à travers :
·
Le transfert de valeurs
de la périphérie vers le centre par le biais, notamment, de l’échange inégal,
et
·
La structuration des sociétés
et des économies de la périphérie en fonction des besoins du centre
capitaliste.
Bien entendu, les
formes que revêt la polarisation ont évolué avec les stades du capitalisme. Si,
autrefois, la polarisation s’exprimait par la division de l’économie mondiale
en économies industrialisées et économies non industrialisées, elle se
manifeste, aujourd’hui, après l’accession de quelques pays de la périphérie à
certains niveaux d’industrialisation, par l’existence, d’un côté, d’une
minorité de pays qui contrôlent la technologie, la finance, les ressources
naturelles, la communication et, de l’autre, la majorité de pays dominés.
II-
La rupture avec la
polarisation : les conditions stratégiques
La polarisation
engendre un double processus : d’un côté, le développement et, de l’autre,
le sous-développement. Ce dernier ne doit pas, par conséquent, être considéré
comme l’expression d’un retard ou comme une manifestation d’un dualisme
économique (secteur moderne/secteur traditionnel) mais bel et bien comme le
produit du développement du capitalisme.
Pour rompre avec les
mécanismes de la polarisation, Samir Amin préconise la déconnexion. Celle-ci
n’implique pas l’autarcie mais le changement de logique.
Comme le
sous-développement a été engendré par un processus de structuration des
économies de la périphérie en fonction des intérêts du centre, le développement
doit être amorcé par la restructuration de ces économies en fonction de leurs
propres intérêts. La déconnexion doit se traduire par des réformes structurelles
devant conduire à la maitrise des conditions de base de l’accumulation. Parmi
ces conditions : la maitrise des conditions de la reproduction de la force
de travail, à travers le développement agricole et la production des biens
salariaux, la promotion de l’épargne et son orientation vers des secteurs
stratégiques par le biais du développement des institutions financières
nationales ; la préservation des richesses naturelles du gaspillage et du
pillage et le développement des capacités scientifiques et technologiques dans
le but de maitriser la technologie.
Dans la perspective
de la maitrise des conditions de l’accumulation, l’intégration régionale peut
jouer un rôle important dans la mesure où elle est susceptible d’élargir les
marges de manœuvre des acteurs nationaux en accroissant la taille du marché
intérieur et en réduisant l’inégalité des rapports de force avec les acteurs
étrangers, Etats et entreprises.
Mais cette stratégie
de rupture avec les mécanismes de la polarisation n’est, dans la perception de
Samir Amin, qu’un aspect d’une stratégie globale, qui doit se situer au niveau
du système capitaliste mondial et qui doit faire converger les différentes
alternatives nationales et partielles. Car les effets destructeurs du
capitalisme ont, aujourd’hui, une portée globale. Ils menacent le cadre de vie,
du fait des phénomènes de la pollution et du réchauffement climatique, la
culture et les langages, en raison de l’américanisation du monde, et des
économies et des sociétés à cause de la multiplication des interventions
militaires des grandes puissances dans les pays de périphéries…
Pour pouvoir faire
face à la gravité de l’ensemble de ces effets destructeurs, la construction,
sur une base démocratique, d’une alternative globale s’impose. Elle aura pour tâche
de mondialiser les luttes et de les faire converger pour l’avènement d’un monde
humain, démocratique et solidaire.
Samir Amin vient de
nous quitter et c’est bien triste. Mais, il nous a légué une œuvre riche et
vivante totalement axée sur les objectifs de l’émancipation et de la
libération. Il nous appartient maintenant de capitaliser cet héritage.
[i] Ce
résultat le rapproche de l’analyse de R. Luxembourg pour qui l’impérialisme est
co-substantielle du capitalisme et le différencie des analyses de R. Hilferding
de N. Boukharine et V. Lénine pour lesquels l’impérialisme n’intervient qu’à un
stade avancé du capitalisme.
[ii] Pour K. Marx,
l’accumulation primitive est le processus historique qui, en dissolvant l’ordre
féodal, a conduit, d’une part, à la concentration des richesses entre les mains
d’une minorité et, d’autre part, à la séparation des producteurs d’avec les
moyens de production. La loi économique de l’accumulation primitive est
constituée par la force et le pouvoir.
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