Par Pr. Ahmed ZOUBDI
Chercheur au Forum du
Tiers-Monde (Dakar)
Ma
communication, dans le cadre de cet hommage rendu au regretté Samir Amin,
décédé le 12 août 2018, et afin de permettre aux lecteurs – et surtout aux
économistes politiques en herbe - de tirer profit de l’œuvre de l’intellectuel
organique qu’il fut et débattre des grandes questions de l’air du temps, porte
sur une lecture des thématiques qui ont forgé l’itinéraire intellectuel de ce
penseur social hors du commun.
Pour
commencer, je dirais que Samir Amin est l’un des rares penseurs sociaux qui fut
inébranlable face à la misère de la politique et de la pensée surtout avec
l’effondrement du bloc communiste et le déclin des grands récits de la pensée
sociale. L’économiste du Sud, qu’il fut incontestablement , était par ailleurs très attentif
à l’ironie de l’histoire et a eu
la grande audace intellectuelle d’annoncer, sur la base d’une lecture politique
et historique des faits et évènements, l’échec
des grands projets sociétaux apparus au XXe siècle, qu’il s’agisse de
l’État-providence en Occident, des expériences socialistes à l’Est ou des
projets de développement dirigés par les mouvements de libération nationale au Sud[i].
Samir Amin est parmi les éminents penseurs sociaux fondateurs de l’école du sous-développement et de l'impérialisme - et non l’école de la dépendance comme le pensent certaines lectures déformatrices de sa pensée - aux côtés de Paul Sweezy , Paul Baran, André Gunder Frank, Giovanni Arrighi, Immanuel Wallrestein, Aziz Belal, Arghiri Emmanuel, Charles Bettelheim, et bien d’autres penseurs contemporains des Lumières. Les travaux de ces marxistes éclairés furent qualifiés de « Travaux d’Hercule » car ils rivalisent et devancent les travaux des libéraux, et en particulier ceux des orthodoxes et conservateurs du mainstream qui ont préparé l’avènement du néolibéralisme mondialisé, lequel est à l’origine du démantèlement des services publics voire de l’État et des institutions pour imposer un nouveau mode de gestion dirigé par les oligarchies.
Samir Amin n’était pas
l’intellectuel qui vivait dans sa tour d’ivoire, isolé de ce qui se passait
autour de lui en se bornant à forger des idées et des concepts sur ses cahiers
pour le divertissement, mais c’était l’intellectuel organique, le penseur
social indépendant, pas l’intellectuel du parti pris, mais celui qui mettait à
l’épreuve les théories qu’il a mises au point en observant la réalité avec
beaucoup d’attention. En effet, de l’IDEP[ii] au Forum du Tiers-Monde
(FTM)[iii], en passant par
plusieurs institutions non-gouvernementales, comme le CODESRIA[iv] mais aussi l’ENDA
TIERS-MONDE[v] et bien d’autres forums
des mouvements sociaux[vi], ce savant émérite a eu
le grand mérite de mettre ces laboratoires d’économie politique et des sciences
sociales au service des peuples opprimés de la planète pour faire entendre leur
voix.
Samir Amin a marqué de
son empreinte plusieurs générations d’économistes, d’intellectuels, d’experts
et consultants, d’hommes politiques, etc. L’œuvre de cet intellectuel constitue
une école de pensée de l’émancipation comme Karl Marx, Frédéric Engels, Lénine
et Rosa Luxemburg. Samir Amin interpelait constamment la réalité et faisait parler les chiffres pour découvrir l’essence des phénomènes
sociaux.
Il est parmi les rares intellectuels qui ont mené un combat sur tous les fronts pour de grands projets intellectuels et politiques pour la justice, la liberté et l’émancipation des peuples opprimés et pour tous les citoyens du monde. Certes, ce sont des projets sociétaux qui se prêtent difficilement à la réalité au regard de l’hégémonie impérialiste et sioniste, mais l’histoire verra donner raison à la pensée de ce grand visionnaire qu’il fut. Aujourd’hui, pour Samir Amin, l’alternative est de construire un bloc international exprimant l’internationalisme des travailleurs et des peuples[vii], et imposant des rapports de forces pour contrer la triade (USA, Europe, Japon) impérialiste et « passer de la défensive à l’offensive et ouvrir à nouveau des débats sur les alternatives anticapitalistes et les processus de transition socialiste »[viii].
I – L’accumulation à l’échelle mondiale[ix]
Le présent paragraphe
porte le titre du chef-d’œuvre de Samir
Amin dans lequel l’auteur expose une critique utilement polémique et acerbe
mais constructive des théories conventionnelles du sous-développement qui prône
pour boite à outils la théorie (pure) des prix.
Dans ce volumineux livre
(de 590 pages), Samir Amin explique que le développement et le
sous-développement sont les deux faces d’une même monnaie. Autrement dit, le
sous-développement des pays du Tiers-Monde est historiquement le produit du
développement des pays du Nord : l’expansion illimitée du capitalisme a donné
lieu à un centre développé et des périphéries sous-développées ; le
capitalisme est de nature expansive et polarisante[x]. Ce qui conduit à des
échanges et un développement inégaux
entre centre et périphérie.
Pour l’auteur, la
fixation des prix ne se fait pas au moyen du marché autorégulateur - via le
commissaire - priseur à la Walras, laquelle fixation relevant de l’apparence-
mais par les forces dominantes du système capitaliste à l’échelle mondiale.
Samir Amin a, par
ailleurs, vivement critiqué le concept de développement capitaliste dans les
pays du Sud, divulgué dans les discours
académiques vulgaires et dans les principales institutions financières,
bancaires et commerciales internationales dominantes notamment les institutions
de Bretton Woods ; discours initiés par le modèle, celui du rattrapage,
véhiculé au début des années 1960 par l’économiste américain W.W Rostow[xi]. Ce dernier propose aux
pays nouvellement indépendants de suivre une voie dite de rattrapage des pays
du Nord. La thèse Rostowienne est battue en brèche comme on va le voir dans le
paragraphe suivant.
Samir Amin part d’une critique de
la théorie de l’échange inégal d’Arghiri Emmanuel[xiv],
perçue par lui comme une contribution fondamentale[xv],
mais son défaut est que, en revanche, son auteur reste cantonné dans la sphère
de l’échange, une sorte d’économisme selon l’auteur de « L’accumulation à
l’échelle mondiale ».
En effet, pour Samir
Amin, les rapports entre le Nord et le Sud dans les conditions de la division
internationale du travail, qu’elle soit ancienne ou nouvelle, sont des rapports
qui induisent à un échange inégal entre les deux blocs. L’échange entre centre
et périphérie, est un échange inégal car à productivités égales, le
travail à la périphérie est sous-rémunéré par rapport à celui du centre. En
principe, les facteurs de production doivent être rémunérés au même taux. Or,
le salaire, comme prix du travail, est rémunéré différemment entre pays du Sud
et pays du Nord. Ce qui entraine un transfert de valeur des premiers aux
seconds.
Ce phénomène s’explique
par la gestion de la force de travail imposée par le capital dominant à la
périphérie dans le cadre de la NDIT. « La théorie économiciste des
avantages comparatifs (…), nous dit S. Amin, décrit les conditions de l’échange
à un moment donné, elle ne permet aucunement de préférer la spécialisation
fondée sur les productivités comparées telles qu’elles sont à un moment donné
du développement. (…). Elle ne peut rendre compte de deux faits essentiels qui
caractérisent le développement du commerce international (…) : 1- Le développement
plus rapide du commerce entre pays à structures voisines dont les distributions
des productivités comparées sont donc voisines, développement plus rapide que
celui des échanges entre pays développés et pays sous-développés dont pourtant
les distributions des productivités comparées sont plus diverses ; 2 - Les
formes successives et différentes de la spécialisation de la périphérie (…) »[xvi].
Interprétant Samir Amin,
Rémy Herrera souligne que « la polarisation indissociable du fonctionnement
d’un système fondé sur un marché mondial intégré des marchandises et du capital
mais excluant la mobilité du travail est ainsi défini par le différentiel des
rémunérations du travail, inférieures à la périphérie à ce qu’elles sont au
centre, à productivité égale »[xvii].
Pour Samir Amin, au
centre, les salaires réels augmentent parallèlement à l’augmentation de la
productivité, aux périphéries les salaires restent en deçà de la productivité.
Ce qui entraîne un transfert de valeur des périphéries au centre occasionnant
ainsi un blocage du développement c’est-à-dire une distorsion des secteurs
d’activité pour lesquelles l’effort productif est pompé à l’extérieur. L’auteur
précise que ce transfert n’est pas la base du développement du centre : le
transfert de valeur permet l’accélération de l’accumulation au centre et la
bloque dans les périphéries.
La théorie des échanges
internationaux entre centres et périphéries ne peut être conduite dans une
optique économiciste, comme le font les économistes conventionnels, mais sous
un angle socio-politique. Plus précisément, comme le dit aisément Amin,
l’élaboration d’une théorie économique libérale des échanges internationaux
relève des apparences du fonctionnement du mode de production capitaliste (MPC)
à l’état pur. Une véritable théorie des échanges entre bloc dominant et bloc
dominé relève de l’histoire[xviii]. Donc, pour une
analyse objective de l’échange international, il est question d’aller au-delà
de la sphère de l’échange, aller à l’essence, c'est-à-dire à la sphère de
production, à la soumission de la force de travail aux lois du marché, laquelle
est sous le poids d’un processus de marchandisation sans merci avec la montée
des politiques néo-libérales qui, au-delà du démantèlement des services
publics, mènent une guerre sans précédent contre la classe ouvrière :
flexibilité et individualisation du travail, démantèlement des syndicats,
précarité de l’emploi, marginalisation, etc.[xix]. Qui plus est, la formation de la valeur de la
force de travail, dans l’acception d’Amin, est appréhendée à travers la
dialectique entre lois de l’accumulation et lutte de classes : ces
rapports entre l’économique et le politique constituent le substratum du
matérialisme historique. Dans cette perspective, le salaire ne peut être une
variable indépendante puisque son niveau dépend des forces objectives
c'est-à-dire du niveau de développement des forces productives[xx].
III – La polarisation capitaliste
La polarisation constitue
dans l’appareillage conceptuel de Samir Amin un outil d’analyse primordial pour la compréhension du
système dominant. En effet, pour l’auteur de la théorie du centre et des
périphéries, le capitalisme réellement existant a cette caractéristique qui lui
est immanente : la polarisation. Elle signifie dans son acception générale
la concentration des richesses au Nord et l’exploitation du Sud. Si la polarisation peut être datée vers la fin du 19ème – début
20ème siècles avec l’impérialisme des monopoles[1][xxi], force est de dire que
les signes prémonitoires de ce phénomène datent depuis la phase mercantiliste
qui coïncide avec la période de pillage et de colonisation.
Cette période est donc le
point d’orgue qui a préparé les conditions d’émergence de la polarisation.
Mûrie dans la période impérialiste, la polarisation s’est exacerbée dans la
phase post-indépendance politique avec l’adoption des pays du Sud des modèles
de développement imposés dans le cadre de la nouvelle division internationale
du travail (NDIT). Elle est donc le produit de leur insertion tronquée dans le
marché mondial capitaliste. « Le transfert de valeur, dit S. Amin, au
détriment des périphéries est à lui seul une force capable de reproduire et
d’approfondir la polarisation par le poids négatif gigantesque qu’il représente
pour les périphéries (…) »[xxii].
Samir Amin explique la polarisation dans les trois thèses suivantes :
Thèse 1 : « la polarisation est une loi immanente de
l’expansion mondiale du capitalisme »[xxiii]. Cela veut dire, pour
l’auteur, que le capitalisme réellement existant est différent du MPC (à l’état
pur). Ce dernier « suppose un marché intégré tridimensionnel (marchés des
marchandises, du capital et du travail) qui définit la base de son
fonctionnement »[xxiv]. Cette définition est
valable seulement pour l’histoire du capitalisme au centre ; mais
l’extension du capitalisme au reste du monde (aux périphéries) n’a pas connu cette intégration
des trois marchés. « Le marché mondial est exclusivement bidimensionnel
dans son expansion intégrant progressivement les échanges de produits et la
circulation du capital à l’exclusion du travail dont le marché reste
cloisonné »[xxv].
Thèse 2 : la loi de la valeur mondialisée explique que
l’expansion du capitalisme n’est pas homogène entre centre et périphéries.
Cette loi enseigne donc « la domination de l’économie (…) et la soumission
du politique et de l’idéologie aux contraintes de l’économie »[xxvi].
Thèse 3 : Pour Amin, malgré l’industrialisation de certains
pays de la périphérie, le phénomène de la polarisation et par conséquent, le blocage du
développement reste toujours à l’ordre du jour. L’industrialisation des
périphéries n’efface donc pas la polarisation, phénomène inhérent au
capitalisme réellement existant. Il faut donc aller au-delà de cet aspect
artificiel qu’est le rattrapage supposé en matière d’industrialisation. En
d’autres termes, combattre la polarisation suppose une logique d’accumulation
autre que celle imposée par la NDIT. Rompre avec les mécanismes du marché
dictés par l’hégémonisme des monopoles et des oligopoles des firmes
multinationales et des puissances impérialistes suggère la mise en place d’une
logique d’accumulation autocentrée selon laquelle les relations externes des
périphéries doivent se soumettre aux modalités du développement interne[xxvii].
Aujourd’hui, les oligopoles internationaux généralisés dominent la scène mondiale et gouvernent même les États de connivence avec les oligarchies des pays du Sud. « Les pouvoirs publics ne sont, au mieux, qu’un sous-traitant de l’entreprise. Le marché gouverne. Le gouvernement gère »[xxviii].
L’impérialisme mondial et ses crises multiples plongent les peuples du Sud et avec eux les classes populaires du Nord dans des guerres destructrices[xxix] tous azimuts pour un seul objectif, celui d’assurer la sacro-sainte accumulation – en dopant la croissance – qui va de pair avec l’adage cher à Karl Marx : "Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! ».
IV – La déconnexion[xxx]
La thèse de la
déconnexion développée par Samir Amin dans les années 1980 est la boite à
outils pour un développement alternatif autre que capitaliste !
Dans la vulgate libérale
le développement est synonyme de développement capitaliste notamment
l’ouverture et l’intégration sans limites dans le marché capitaliste mondial.
La déconnexion n’est pas
synonyme d’autarcie. Elle signifie la soumission des facteurs externes au
service du développement national indépendant et autocentré. Pour comprendre
l’essence du capitalisme, Amin interroge, en marxien d’abord puis en marxiste éclairé ensuite, la théorie de la
valeur, délaissée aujourd’hui par presque tous les économistes se réclamant de
Marx. Cette fameuse loi, nous enseigne l’auteur, explique tout le secret du
capitalisme réellement existant et est à l’origine de son développement, de son
expansion illimitée, de son essor et de son effondrement. En quelques mots,
Samir Amin nous dit que le problème des pays du Sud est manifestement
économique mais la sortie est éminemment politique !
La loi de la valeur
mondialisée[xxxi]
suggère son dépérissement puisque le capitalisme, qui a produit la modernité et
la démocratie, est devenu synonyme de fascisme et de barbarie. Le capitalisme est arrivé à son
stade sénile[xxxii],
il suggère son dépassement : dans la durée, le capitalisme accouchera du
socialisme[xxxiii].
La rupture avec le capitalisme impose aux forces du progrès la sortie de ce
système via la construction de l’internationalisme des travailleurs et des
peuples[xxxiv] . De cette transition
longue se cristalliserait l’avènement du communisme[xxxv]. Rappelons que depuis
l’effondrement du socialisme réel et les crises structurelles et permanentes
qui frappent de plein fouet le capitalisme mondialisé, beaucoup d’événements se
sont succédé qui attestent que le capitalisme est une parenthèse dans
l’histoire : les mouvements altermondialistes et le Printemps (arabe) des
peuples de 2010[xxxvi]ont
démontré que les acteurs traditionnels du changement vont céder le pas aux
nouvelles figures notamment les mouvements sociaux[xxxvii]. Les partis
politiques et les syndicats ont, par ailleurs, rempli leur fonction historique
et doivent naturellement fusionner avec les nouvelles structurations et
configurations politiques en gestation[xxxviii].
– Emergence et lumpen-développement.
Avec l’effondrement du socialisme réel et l’échec des projets populaires et nationaux dans les pays du Sud ainsi que l’éclipse des notions ayant fait école dans l’histoire moderne des pays nouvellement libérés, notamment les notions et théories du développement, d’autres fresques théoriques ont apparu dans la littérature économique et politique comme l’émergence, la gouvernance, le développement durable, etc. dont le contenu prête le flanc à de vives critiques.
En effet, dans le cas des pays émergents connus sous le nom
de BRICS, Samir Amin estime que, bien que ces pays aient atteint des taux de
croissance élevés et permanents qui leur ont permis de s’industrialiser force
est de constater qu’ils ne sont pas en mesure d'éradiquer la pauvreté et la
marginalisation des couches démunies des populations. Pour Amin, ces pays n'ont
pas réussi à briser les facteurs qui tissent et favorisent la polarisation et
l'expansion capitalistes imposées par les États impérialistes.« Aux
antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence
authentique de cette qualité, la soumission unilatérale aux exigences du déploiement
du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que
j’appellerai un « lumpen-développement ».J’emprunte ici librement le vocable
par lequel le regretté André Gunder Frank avait analysé une évolution analogue,
mais dans d’autres conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui le « lumpen-développement »
est le produit de la désintégration sociale accélérée, associée au modèle de «
développement » (qui de ce fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles
des centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se
manifeste par la croissance vertigineuse des activités de survie (la sphère
dite informelle), autrement dit par la paupérisation inhérente à la logique
unilatérale de l’accumulation du capital »[xxxix].
Soulignons qu’avant que cette notion de l’émergence ne trouve le terrain favorable pour sa popularisation, l’auteur de « L’accumulation à l’échelle mondiale » a eu le mérite de mettre en lumière des notions analogues mais critiques comme la notion de pays semi-périphériques qualifiant ainsi les stratégies de développement initiées par la Banque mondiale, notamment l’import-substitution, de stratégies vouées à l’échec. L’histoire a donné raison aux thèses développées par l’auteur, comme on pourrait le constater.
Samir Amin pense que la Chine a réussi à se déconnecter du développement capitaliste polarisant et s’est engagée dans un processus de construction du socialisme en tant que processus populaire révolutionnaire. Aujourd'hui, ce pays, qui a mobilisé tactiquement le concept de marché – sous le vocable du socialisme de marché et non sous la bannière du capitalisme social de marché - sans conteste a réussi à imposer ses stratégies commerciales en tant que superpuissance mondiale. Pour Rémy Herrera « la Chine nouvelle marque une ouverture et non un changement de stratégies de développement. Il s’agit d’une modification de la planification socialiste pour la rendre plus performante et pour le prolongement du développement »[xl]. Pour contrer la triade (États-Unis, Union européenne, Japon), les efforts entre ces pays (les BRICS) et les autres États du Sud doivent être intensifiés pour passer de la défensive à l’offensive.
Nous soulignons, au passage, que les stratégies que les BRICS (exceptée la Chine) et les nouveaux BRICS adoptent ne leur confèrent pas un statut d’économies (et de sociétés) qui pourraient se frayer le chemin vers un développement non capitaliste. En revanche, Samir Amin pense que dans ces pays un nouveau capitalisme pourrait « mûrir », mais rien n’est sûr pour garantir l’avancée vers le progrès social et l’émancipation. Ce qui est plausible, comme le suggèrent les faits et les évènements, c’est que nous sommes devant deux scénarios, un scénario mené par la triade qui conduirait à la barbarie et un deuxième produit par les soulèvements des peuples du Sud d’où se cristalliserait la transition longue vers un post-capitalisme[xli].
IV – Du matérialisme historique revisitée.
Pour rappel, Karl Marx considère que l’économique est le
facteur déterminant en dernier ressort. Ce facteur peut être déterminant et
dominant en même temps. Quant aux facteurs non économiques (politique,
idéologique, culturel, etc.), ils sont en étroite connexion avec le facteur
économique et s’interfèrent dialectiquement. Dans certaines circonstances, ils
sont, comme le facteur économique, déterminant et dominant en même temps. Ce
débat a fait couler beaucoup d’encre[xlii] mais malheureusement il
est enterré aujourd’hui. Samir Amin entreprend ce thème de fond en vue de
clarifier des confusions de taille avec la montée des courants fondamentalistes
et post-modernistes.
Pour lui, dans les modes
de production tributaires, ceux antérieurs au capitalisme, le politique a été
le facteur déterminant dans la vie sociale, l’économique était soumis à ces
facteurs. Dans la nouvelle organisation sociale, en l’occurrence le
capitalisme, le schéma antérieur fut renversé : le facteur politique (et
le droit) cède la place au facteur économique[xliii]. Désormais, le
politique est soumis à la dictature de l’économique. En effet, la loi de la
valeur mondialisée[xliv] enseigne que tous les
aspects de la vie sociale sont encastrés dans l’économie, comme le dit de son
côté Serge Latouche[xlv]. Le règne de la
marchandise dans la vie des sociétés entraine leur marchandisation et produit,
in fine, une société de marché atomisée au sens de Karl Polanyi[xlvi].
Dans ces conditions,
Samir Amin propose de substituer la culture à l’économie pour mener à bien la
politique de la cité et de la cité-monde[xlvii]. Il s’agit de
soumettre la politique aux ressorts de la culture en lieu et place de sa
soumission à l’économie. On assiste dès lors à un changement de fond en comble
de la configuration du facteur politique dans la structuration sociale. La
politique sera conçue non comme l’art du possible pour gérer les intérêts des
classes dominantes mais comme le mode de gestion des sociétés en vue
d’instaurer les valeurs de la démocratie, de la justice et de la liberté. Ce
changement de registre, en passant de la domination de l’économie à celle de la
culture, entraine à la longue le dépérissement de la loi de la valeur[xlviii] : l’échange
capitaliste cessera d’être l’épicentre des rapports de production dominants
pour un échange libéré de l’aliénation économiciste. A ce titre, nous dit Samir
Amin : « J’ai bien dit le culturel et non l’idéologique, se
substituant à l’économique et au politique parce que l’accent a été placé sur
le politique dans le marxisme historique, à propos de la transition dite
socialiste au communisme. Dans une formulation dont on n’a pas manqué de
signaler l’ambiguïté : à long terme le dépérissement de l’Etat (…) et la
substitution de « l’administration des choses au gouvernement des hommes
(…), à moyen terme, dans la transition, l’affirmation du politique, dans la
forme honorable des commentaires de Marx à propos de la commune de Paris (…),
dans celle plus douteuse de l’État soviétique, et dans celle renouvelée par le
discours maoïste de la révolution culturelle(…) ».[xlix]
V – Critique des culturalismes.
En 1988, Samir Amin a
publié son livre « L’eurocentrisme : critique d’une idéologie »[l] dans lequel il expose les
différentes civilisations qui ont marqué l’histoire de l’humanité. L’auteur
constate que beaucoup de civilisations notamment les civilisations égyptienne,
arabe, chinoise, grecque, romaine, etc., dépassent de loin la civilisation
européenne et pourtant elles ne manifestaient aucun égocentrisme.
Il est vrai que l’Occident
a produit la modernité et sa fille ainée la laïcité desquelles ses peuples ont
pu réaliser beaucoup d’acquis sur le plan des libertés individuelles et
collectives, mais aujourd’hui, nous dit Samir Amin, cette modernité d’essence
libérale, mais produite des Lumières, reste inachevée : aujourd’hui, la
démocratie est balayée par la domination de l’économie de
marché traduisant ainsi une démocratie de basse intensité[li]- en ce moment précis de
l’effondrement des grands récits, autrement dit l’échec du projet démocratique.
Le retour de bâton en est que la modernité est évincée par des courants se
réclamant du post-modernisme[lii] : La thèse de la
fin de l’histoire (Francis Fukuyama) comme celle du choc des civilisations
(Samuel Huntington) annoncent à tort que le capitalisme est indépassable[liii] !
Dans d’autres livres[liv], Samir Amin esquisse une
autre forme d’eurocentrisme, mais cette fois-ci un eurocentrisme inversé
qu’incarne la religion, lequel lui aussi
prétend détenir la vérité. C’est une forme d’intégrisme dont l’arme de
destruction massive est d’exclure toutes formes d’idées et de pensées qui ne
s’allient pas avec ses préceptes. L’Islam politique constitue une illustration
de cet eurocentrisme inversé. C’est un phénomène nouveau produit par le capitalisme
réellement existant. Ses adeptes instrumentalisent la religion pour légitimer
et s’approprier le pouvoir et la richesse ! La question fondamentale ici
pour entrer dans une vraie compétition pour gouverner est qu’il faut séparer la
sphère religieuse de la sphère politique. C’est ce que les apologistes de ce
discours ne cessent d’estomper[lv].
Pour Amin,
l’eurocentrisme inversé est le produit de l’eurocentrisme du Nord. Ce dernier a
mobilisé toute une armada dont le fondamentalisme islamique pour combattre tous
les projets sociétaux qui ont été développés dans d’autres régions du monde
notamment les révolutions populaires et
socialistes[lvi].
Samir Amin pense que la modernité des Lumières (et sa fille ainée la laïcité) a été mise à mal à cause du chauvinisme et de l’obscurantisme religieux qui ont brouillé les cartes. C’est ce qui est à l’origine de l’échec de trois formes de projets historiques : le projet du Welfare State (l’échec de l’État-providence au Nord auquel s’ajoute la trahison de la Gauche qui s’est alliée avec l’impérialisme américain), le socialisme à l’Est et le projet de Bandoeng initié par les mouvements de libération nationale des pays du Sud.
Pour conclure, nous dirions que Samir Amin a commencé sa bataille contre l’injustice et pour l’émancipation par ce que Karl Marx a fini son combat pour un monde juste et égalitaire, autrement dit l’économie. Il a conclu son itinéraire par ce que Marx a commencé le sien c’est-à-dire la politique et la philosophie. En revanche, pour les deux penseurs des Lumières l’économie et la politique vont de pair.
Samir Amin a joué le rôle de l’intellectuel « prophétique » pour comprendre le monde mais surtout le changer, comme l'a dit Karl Marx. Ce grand penseur internationaliste a brillamment réussi dans cette œuvre gigantesque dans la théorie et la pratique.
[i] Amin, Samir (1992),
De la critique de l’État soviétique à la critique de l’État national :
L’alternative nationale et populaire (en arabe),Centre d’études arabes, Le
Caire..
[ii] Samir Amin était
le Directeur de l’IDEP (Institut de développement et de planification,
institution relevant des Nations-Unies, située à Dakar) de 1970 à 1980.Voir à
ce titre Itinéraire intellectuel (2006), Tome 1, traduit en arabe par Saâd
Taouil, Ed. Essaki, Beyrouth.
[iii] Samir Amin est
fondateur du FTM en 1980 et fut son Président jusqu’à sa mort.
[iv] Le
Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique,
créé en 1973, son siège est basé à Dakar (Sénégal). Samir Amin fut le 1er
Secrétaire exécutif de cet organisme (de 1973 à 1975).
[v]
Environnement, développement, Action dans le Tiers-Monde est une organisation
non gouvernementale, créée en 1972 et située à Dakar (Sénégal),
[vi] Notamment le Forum
mondial des alternatives dont Samir Amin fut le Président , le Forum social
mondial, etc.
[vii] Amin, Samir
(2017), L’indispensable reconstruction de l’international des travailleurs et
des peuples, (Manifeste), Forum du Tiers-Monde et Forum mondial des
alternatives.
[viii]
Herrera, Rémy (2010), Un autre capitalisme n’est pas possible, Ed. Syllepse,
p.190.
[ix]
Amin, Samir (1970), L’accumulation à l’échelle mondiale, Ed. Anthropos.
[x]
Amin, Samir, L’accumulation à l’échelle mondiale, op.cit.
[xi]
Rostow, Whitman Walt (1960), Les étapes de la croissance économique, Economica,
Paris.
[xii]
Amin, Samir (1973), L’échange inégal et la loi de la valeur, Ed. Anthropos.
[xiii]
Amin, Samir (1973), Le développement
inégal, Ed. de Minuit.
[xiv]
Cf. l’ouvrage de l’auteur L’échange inégal : Essai sur les antagonismes
dans les rapports, internationaux
(1969), Ed. Maspero. Ce livre a suscité, dans les années 1970, un débat houleux
entre marxistes.
[xv]
Cf. la critique de Samir Amin dans L’accumulation à l’échelle mondiale, op.
cit. , puis dans L’échange inégal et la loi de la valeur, op.cit. et également
dans Le développement inégal, op. cit.
[xvi] Amin, Samir,
L’accumulation à l’échelle mondiale, op.cit, p.79. Pour l’auteur, la prise en
compte de ces deux phénomènes doit faire appel « à la théorie de la
tendance inhérente au capitalisme à l’élargissement des marchés et à celle de
la domination du centre sur la périphérie », Ibidem. Voir également, Samir
Amin, Le développement inégal, op. cit.
[xvii]
Herrera, Rémy (2000), Les théorie du système capitaliste mondial ,Cahiers de la
MSE ,n° 43, Paris , p.8
[xviii]
Amin, S, L’accumulation à l’échelle mondiale, op.cit.
[xix] Amin, Samir
(2003), Le virus libéral : La guerre permanente et l’américanisation du
monde, Ed. Le Temps des Cerises.
[xx] Amin, Samir, Le
développement inégal, op.cit.et Amin, Samir, L’échange inégal et la loi de la
valeur, op.cit.
[xxi]
Amin, Samir, L’accumulation à l’échelle mondiale, op.cit.
[xxii] Amin, Samir
(1996), Les défis de la mondialisation,
L’Harmattan, Paris, p.81.
[xxiii] Amin, S, Les défis
de la mondialisation, op.cit. p.77.
[xxiv] Ibidem.
[xxv] Ibidem.
[xxvi]
Amin, S, Les défis de la mondialisation, op.cit. p.78.
[xxvii] Samir Amin
distingue ici capitalisme et développement autocentré : le 1er
est par nature polarisant, le second est
un outil critique du capitalisme.
[xxviii]
Blondel, Marc, cité par Ramonet, Ignacio (1999), Géopolitique du chaos, Ed.
Gallimard, p.85.
[xxix]
Amin, Samir (1993), Mondialisation et accumulation, L’Harmattan.
[xxx]
Amin, Samir (1986), La déconnexion ,
pour sortir du système mondial, L’Harmattan.
[xxxi]
Amin, Samir, (2013), La loi de la valeur mondialisée, Ed. Le Temps des Cerises.
[xxxii] Amin, Samir
(2002), Le capitalisme sénile : pour un 21ème siècle non
américain, Collection Actuel Marx Confrontation, PUF.
[xxxiii] Amin, Samir (2006)
, La Cinquième internationale, Ed. Le Temps des Cerises.
[xxxiv] Amin, Samir,
L’indispensable reconstruction de l’international des travailleurs et des
peuples, (Manifeste), op.cit.
[xxxv]
Amin, Samir, La Cinquième internationale, op.cit..Voir aussi Amin, Samir (2017)
Le Centenaire de la révolution d’octobre 1917, Ed. Delga.
[xxxvi] Amin, Samir
(2011), Le monde arabe dans la longue durée, le Printemps arabe ? Le Temps
des Cerises.
[xxxvii]
Amin, Samir (1991), Le grand tumulte : les mouvements sociaux dans
l’économie-monde (en collaboration), Ed. La Découverte.
[xxxviii]
Souligné par nous (A.Z).
[xxxix]
Amin, Samir (2013), Emergence et
lumpen-développement, Préface à l’ouvrage de Zoubdi, Ahmed, Les pays du Sud
dans le système mondial, L’Harmattan, Collection Forum du Tiers-Monde.
[xl] Herrera, Rémy dans
son entretien avec Le Blog Réveil communiste, à l’occasion de la sortie de son
livre (co-écrit avec Zhiming
Long) : (2019), La Chine est-elle capitaliste ? Les éditions
Critiques.
[xli] Amin, Samir ,
Conférence animée à la faculté de Droit de
Rabat-Agdal , sous le thème « Economie politique du Printemps
arabe » , le 08 – 12 – 2011.
[xlii] Cf. Belal, Aziz
(1980), Développement et facteurs non économiques, Ed. S.M.E.R.
[xliii]
Amin, Samir (1997), Critique de l’air du temps, L’Harmattan, Collection Forum
du Tiers-Monde.
[xliv] Amin, Samir, La
loi de la valeur mondialisée, op.cit.
[xlv]
Latouche, Serge (1998), Les dangers du marché planétaire, Presses de la
Fondation nationale de sciences po..
[xlvi] Polanyi, Karl
(1983), La grande transformation, Ed. Gallimard.
[xlvii]
Amin, Samir (1989), Pour une théorie de la culture, Centre arabe de
développement, Beyrouth.
[xlviii] Amin, Samir,
Critique de l’air du temps, op.cit.
[xlix]
Samir Amin, Critique de l’air du temps, p.65.
[l] Livre paru aux
éditions Anthropos (1988).
[li] Amin, Samir
(2003), Le virus libéral : La guerre permanente et l’américanisation du
monde, Ed. Le Temps des Cerises.
[lii] Amin, Samir, Critique de l’air du temps, op.cit.
[liii]
Amin, Samir (2008), Modernité, religion et démocratie : Critique de
l'eurocentrisme et critique des culturalismes, Œuvres complètes, Ed.
Paragon/Vs. Voir également son livre (2012), L’implosion du capitalisme :
Automne du capitalisme, Printemps de peuples, Ed. Delga.
[liv] Notamment Vers une
théorie de la culture(en arabe), op.cit. Voir également, Modernité, religion et
démocratie, op. cit, et De la critique du discours arabe contemporain (en
arabe, 2015), Editions de l’Instance égyptienne générale du livre, Le Caire.
[lv] Amin, Samir , Vers
une théorie de la culture, op.cit.
[lvi] Samir Amin , Le
Centenaire de la révolution d’octobre 1917, op.cit.
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