Crise
aujourd’hui, relance demain
Par :
Abdeslam Seddiki, Economiste et Ancien Ministre
Le monde vit des moments difficiles. Tous les pays
sont touchés sévèrement par ce vilain virus. Ironie du sort et leçon de
l’histoire, ce sont les pays développés qui comptent plus de morts et de
dégâts. Ce qui donne à réfléchir sur le progrès technique et les limites de la
connaissance humaine face à l’apparition
d’un virus dont on n’arrive pas à déceler ni les origines ni la nature. Les
chercheurs du monde entier se sont
mobilisés avec des moyens colossaux pour trouver un traitement approprié, ou à tout le moins un vaccin qui serait seul susceptible de protéger les
humains contre cette pandémie. En attendant, les pays n’ont eu d’autre voie que
de mettre leurs populations à
« l’abri » en les obligeant au confinement afin de limiter la
transmission et la circulation du virus. Une telle démarche, absolument
nécessaire pour sauver des vies humaines, a nécessairement un coût qu’il convient
de supporter.
C’est cette approche qui a été suivie par notre pays
pour gérer la situation de crise que nous traversons. Force est de constater
qu’elle a montré jusqu’à présent son efficacité. Il fallait à la fois parer au
plus pressé et anticiper en agissant sur les deux fronts : prendre en charge les
personnes contaminées, sauvegarder les emplois là où c’est possible et venir en
aide aux millions de Citoyens privés de revenus. Sans cela, le confinement
aurait été impossible à appliquer.
D’ailleurs les pays qui n’ont pas couplé ces deux axes d’intervention
sont au bord d’une explosion sociale. Bien sûr, si l’espoir de voir cette crise
sanitaire résolue dans quelques semaines est permis, il faudra compter avec une
crise économique qui risquerait, elle,
de durer pendant des années. Les premières estimations, encore
partielles et provisoires, sont inquiétantes. Tout laisse à penser qu’on s’orientera droit vers une
récession économique sans précédent dont les retombées sociales seront
incommensurables. C’est pour cela qu’il convient de s’y préparer dès à
présent pour ne pas subir dans la
passivité les conséquences d’une telle
crise. Nous devrions puiser
absolument dans notre intelligence collective en tant que peuple et dans notre
référentiel culturel en tant que Nation.
C’est cela d’ailleurs, soit-dit en passant, qui nous a aidés à minimiser
les dégâts de la crise sanitaire que nous vivons. Et c’est aussi ce qui a suscité l’admiration de plusieurs
observateurs objectifs de l’expérience marocaine présentée comme un cas de
réussite !
Cette ferveur, cette confiance qui s’est instaurée
dans nos instituions, cet élan de solidarité et cette mobilisation populaire qui rappelle à
bien des égards celle de la Marche
Verte, nous serviront de force pour préparer dans l’unisson un plan
anti-crise. Bien sûr, il serait
illusoire de compter sur des recettes
toutes faites et de se dire : y a qu’à
….C’est ensemble que nous parviendrons à surmonter les difficultés
auxquelles notre pays sera confronté. C’est
en transcendant les intérêts égoïstes
et catégoriels pour ne prendre en
considération que l’intérêt général de notre pays et de notre peuple que l’on
parviendra à s’en sortir. L’heure est plus que jamais à plus d’humilité et de
modestie.
Partant de ces postulats de base et de ces
considérations méthodologiques et éthiques, nous voudrions soumettre au débat
quelques réflexions, sur les éléments constitutifs d’un plan de relance.
Si tout le monde reconnait de nos jours que l’après ne
sera plus comme l’avant, c’est déjà un acquis même si chacun a sa petite idée
de « cet après » qui reste à définir. A partir de cette vérité
intuitive, on en déduit forcément l’obsolescence des modèles d’avant. Sachant que notre modèle a été jugé dépassé
bien avant la crise sanitaire, Il faut
donc recourir à de nouveaux instruments d’analyse, à de nouveaux paradigmes et
procéder, le cas échéant, à certaines
ruptures. Notre pays a longtemps opté
pour le changement dans la continuité. C’est une approche qui n’est pas sans
intérêt. Elle a le mérite de ne pas heurter certaines sensibilités, de rendre
facile la digestion du changement et de composer entre d’une part les forces de
progrès et les adeptes du statu quo. Cependant, une telle approche n’est pas toujours féconde et productive. A un
certain moment, il convient de trancher. Nous considérons, en toute
objectivité, que l’heure du choix a sonné.
Le choix commence par le modèle de développement, qui
ne se réduit pas au modèle de croissance, à mettre en œuvre. A ce niveau, les travaux de
la CSMD, que préside Mr Benmoussa, sont attendus par tout un chacun. La
Commission a écouté, vu et vécu. Elle a écouté les propositions des différents
protagonistes, elle a vu sur le terrain les conditions de vie du Maroc profond, elle a vécu (et elle
vit) toutes sortes de vulnérabilités dévoilées par le coronavirus. Ces trois
éléments sont à eux seuls suffisants pour inciter ladite commission à proposer de véritables ruptures pour le Maroc
de demain.
Ainsi, on doit rompre avec notre manière de produire
et de consommer, en privilégiant le qualitatif sur le quantitatif, l’être sur
l’avoir. En d’autres termes, la satisfaction des besoins sociaux de la
population doit être le mobile fondamental de la croissance et non la
réalisation du profit. Ce qui signifie qu’on doit produire plus de valeurs
d’usage que de valeurs d’échange. C’est un enseignement fondamental de
l’économie politique. Il faut dépasser l’analyse en termes de richesse
matérielle produite mesurée par le fameux PIB (global et par habitant), pour
s’intéresser à la manière dont cette richesse est obtenue, en mettant en
évidence l’impact sur les ressources naturelles
– externalités négatives- et le type de répartition. Le bonheur social n’est
pas proportionnel au niveau du revenu
national, fort heureusement.
Cette considération nous amène à revoir de fond en comble un certain nombre
de programmes sectoriels et de priorités relevées au rang du sacré. La priorité
des priorités doit être celle de notre indépendance économique, voire notre souveraineté, à commencer par notre indépendance
alimentaire, notre indépendance sanitaire, notre indépendance énergétique.
Entendons-nous bien. Indépendance ne veut pas dire autosuffisance dans tous les
domaines. Aucun pays, quelle que soit sa
taille, ne pourrait y parvenir sauf à faire supporter aux populations des
privations et des frustrations. L’indépendance, dont il s’agit, est celle qui
donne plus d’autonomie au pays dans la couverture de ses besoins fondamentaux.
Elle suppose la mise en place d’une véritable industrialisation. Celle-ci,
écrit François Perroux, « est le fondement de toute politique d’indépendance,
c’est-à-dire de la cohésion d’une structure organisée rendue capable
d’offensive économique à l’extérieur ». Et de préciser : « l’industrialisation
est un processus complexe dans lequel un groupe humain se dote d’un système
cohérent de machines par lequel il transforme le monde et se transforme
lui-même. La science et la technique
améliorent rapidement les vitesses, les précisions et les puissances.
L’industrialisation est une dynamique sur rythmes accélérés » (in Indépendance
de la Nation).
Au niveau des acteurs, on préconisera une
complémentarité entre l’Etat (et le secteur public) et le secteur privé conformément au principe
de « subsidiarité ». A chaque fois que l’entreprise privée serait en
mesure de réaliser un bien marchand répondant au meilleur rapport prix qualité,
qu’elle le fasse. Mais dès lors qu’il s’agit
de biens publics non marchands comme l’éducation, la santé, l’énergie,
l’eau, le transport public ou de certaines activités stratégiques pour le pays
(comme les télécommunications et le numérique),
c’est le secteur public qui doit
avoir la prééminence.
Dans ces conditions, l’Etat, social et démocratique
faut-il le préciser, a une double
responsabilité : celle d’assurer la gratuité des biens publics et d’édifier une
infrastructure physique et sociale en
donnant la priorité aux zones et régions défavorisées ; celle de sauver
certaines entreprises et de les soutenir pour
redémarrer leur activité. Ces dernières se comptent par des dizaines de
milliers et il y va de la responsabilité de la Puissance publique et du secteur
bancaire d’empêcher l’écroulement de
notre jeune tissu entrepreneurial. C’est le seul moyen d’éviter l’implosion sociale et de limiter la
persistance d’un chômage de masse.
D’ailleurs, la question de la lutte contre le chômage
doit retenir toute l’attention. Les chantiers qui seront ouverts vont créer nécessairement
des emplois. Mais de tels emplois seront insuffisants pour absorber tous ceux
qui sont sans emploi et qui se comptent désormais par millions. Outre les mesures
annoncées précédemment, il faut procéder sur une large échelle à
« l’investissement en travail » :
développer les activités « labor intensive » comme celles
relevant de l’économie sociale et solidaire,
les travaux d’intérêt public comme la plantation des arbres fruitiers,
la régénération des forêts, la dépollution des plages, l’aide aux personnes en
situation de handicap, l’accélération de la lutte contre l’analphabétisme en
créant une «armée du savoir ».
La question du financement est primordiale surtout
pour un pays comme le nôtre dont les ressources sont limitées et l’endettement
est situé à un niveau élevé. Ce qui réduit les marges de manœuvre pour financer
la relance et lubrifier suffisamment la machine économique. A cet égard, il n’y
a pas mille façons de procéder. Les mécanismes de financement sont connus et
testés. Nous disposons de l’instrument fiscal, de l’instrument budgétaire et
accessoirement de l’instrument monétaire. Au niveau fiscal, et sans rentrer
dans les détails, nous renvoyons le lecteur aux recommandations des assises
fiscales de mai 2018. Que du temps perdu
depuis malgré l’engagement solennellement pris par le gouvernement de présenter
la loi-cadre dans un délai raisonnable ! Ce retard, nous le payons
aujourd’hui chèrement. Pour l’heure, Il
faut inviter tous ceux qui ont profité des largesses et autres dérogations en
accumulant indûment des fortunes colossales, à passer à la caisse. Au niveau du
budget, il faut être pragmatique : ni austérité débridée, ni déficit
excessif. Eu égard au niveau du déficit budgétaire actuel et aux exigences de
la relance, nous pensons qu’il est possible, sans aucun risque de dérapage, de faire 2 à 3 points de déficit
supplémentaire. Sur le plan bancaire, la
Banque Centrale et les organismes bancaires doivent jouer pleinement leur rôle tout en veillant au respect des règles prudentielles et à la maitrise du taux d’inflation.
Il reste à préciser que nous avons beaucoup à gagner à
rationaliser nos dépenses en apprenant à vivre en fonction de nos moyens sans
pénaliser notre effort en faveur de
l’investissement. A cet égard, l’Etat et l’administration en général, doivent
donner l’exemple en réduisant leur
train de vie. La même rigueur doit être observée dans nos achats de l’étranger.
Pour gérer au mieux nos réserves
extérieures, qui sont difficilement extensibles par les temps qui courent, nos
achats à l’étranger doivent être limités au strict nécessaire tels les produits
alimentaires de base, les hydrocarbures et les biens d’équipement. Il va sans dire qu’il faudra mettre définitivement fin à toutes formes de
rente.
C’est le moment
de compter essentiellement sur nos propres forces. La mondialisation sur
laquelle nous avons beaucoup tablé ne nous a pas souri. Depuis l’adhésion de notre pays au GATT, puis à l’OMC, et la signature d’une multitude d’accords de libre-échange, nous étions
plus séduits par le côté opportunité et peu préoccupés par le côté risque, au point que
personne n’osait parler de dépendance ! Le résultat est là. Terrible. Le moment est venu pour une juste mesure et un
retour aux fondamentaux. Notre indépendance n’est pas un luxe. Elle est une
nécessité si on veut épargner à notre pays des déconvenues à l’avenir.
On le voit, nous nous sommes limité dans cet article
aux problématiques fondamentales sans aborder les plans de relance sectoriels
qui sont incontournables. Mais une fois l’accord est dégagé sur les grandes
orientations du pays, la tâche d’élaborer des plans sectoriels en concertation avec la profession et les
partenaires sociaux nous semble relativement facile. L’essentiel étant de fixer
le cap et de tracer le plan du vol.
(Publié dans Tel Quel du 24 au 30 avril 2020)
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