Des propositions de financement de la relance économique et du développement d’un État social au Maroc
Dans cet article, nous partirons du résultat d’un travail
antérieur qui argumente que, face à la double crise que subit le Maroc, de
déficit de développement d’abord et la crise sanitaire ensuite, la meilleure
réponse est celle qui vise la construction d’un État social (cf. l’article
intitulé « La crise sanitaire et l'impératif de construire un État
social au Maroc » http://www.sciencepo.ma/2020/06/crise-sanitaire-et-etat-social-yasser.html).
Son objectif est de discuter de nouvelles pistes de
financement des principaux aspects de cet État social (investissement,
solidarité ou couverture sociale, services publics).
Les trois pistes proposées s’articulent d’une part pour
redonner à la politique budgétaire le rôle central qui lui revient dans le
développement du pays, soutenue en arrière par la politique monétaire. D’autre
part, ces pistes exerceraient un effet incitatif sur les banques commerciales
en les poussant à s’impliquer davantage dans l’économie marocaine et à parier
sur la prospérité de son avenir.
Lors d’un choc négatif tel que la crise
sanitaire et économique que nous traversons, l’incertitude sur l’avenir atteint
son paroxysme et pèse sur les comportements des agents en les poussant à
reporter leurs projets de consommation et d’investissement. Dans un tel
contexte, les agents privés accumulent des actifs sous différentes formes et seul
l’État est en mesure de soutenir l’économie pour minimiser les dégâts qu’elle
subit et de tracer une trajectoire de sortie de crise.
Comme dans d’autres pays, au Maroc, l’État est également le
seul capable d’assurer que l’après la crise Covid-19 soit différent voire meilleur
(selon la nature et l’ampleur des réformes adoptées) que l’avant. Cela passe
par l’élaboration de politiques de relance, bien différentes de celles qui ont
tenté de gérer l’urgence. Des politiques qui devraient faire corps avec les
recommandations émanant du débat sur la refondation des ressorts du modèle
actuel de croissance.
En effet, il sera aberrant du point de vue de
l’efficacité et de l’optimisation de l’action publique de concevoir des mesures
de relance en dehors de la réflexion sur le « nouveau » modèle
économique. Les deux doivent aller de pair, d’abord parce qu’elles partagent les
mêmes champs, la même temporalité et le même territoire ; et surtout parce
qu’elles puisent dans les mêmes ressources et affectent les mêmes agents.
Ceci étant dit, l’action publique peut être soumise à des
logiques contradictoires bien que leur finalité ultime supposée, l’amélioration
du bien-être social, soit commune. Dans cet article, nous partirons du résultat
d’un travail antérieur qui argumente que, face à la double crise que subit le
pays, de déficit de développement d’abord et la crise sanitaire ensuite, la
meilleure réponse est celle qui vise la construction d’un État social au Maroc (voir
l’article intitulé « La crise sanitaire et l'impératif de construire
un État social au Maroc »).
Cette solution requiert des ressources, notamment
financières, importantes dont la mobilisation en quantité suffisante demandera
une certaine ingéniosité. De nouvelles pistes de financement de l’économie
devront voir le jour. Quelle que soit l’origine de ces ressources, le déficit
budgétaire se creusera et la dette publique (du Trésor) s’accumulera et précisément
tout l’enjeu de ces nouveaux dispositifs financiers réside dans leur capacité à
maintenir soutenable cette dette.
Politiques économiques et modes de leurs financements :
la théorie domine la pratique
Prôner le développement d’un État social nous situe, sur
le plan théorique, à l’opposé de la macroéconomie dominante, celle de la
« nouvelle synthèse néo-classique », et à l'opposé du rôle que cette
dernière attribue aux politiques économiques. D’après ce courant, les politiques
économiques sont dédiées uniquement au lissage du cycle économique et c’est aux
réformes structurelles qualifiées d’ « amies du marché », comme
celles recommandant la privatisation à tout-va, la flexibilisation et la
libéralisation des marchés, conjuguées à la rhétorique sur la « bonne
gouvernance »[2], que
reviennent la mission d’agir sur la tendance et d’élargir au final la
production potentielle.
De ce partage ou de cette distribution de rôles découlent
deux conclusions majeures :
·
d’une part, le cycle est déconnecté de la tendance
et ce même dans le cas des pays en développement où la notion du plein emploi,
qui renvoie directement à la spécification de la tendance, n’est pas synonyme
d’un niveau de vie élevé. Autrement dit, ces politiques économiques ne sont
efficaces qu’à court terme et de ce fait elles ne peuvent pas être mobilisées
pour le développement économique qui relève du long terme. Nous avons donc
affaire à une construction théorique « anti-développement » du rôle
des politiques économiques[3].
·
D’autre part, la supériorité postulée de la
coordination par le marché pour atteindre l’optimum social place le principe
d’efficacité en priorité et relègue la question des inégalités et de la
répartition des revenus au second plan. Cette dernière est traitée comme étant une
résultante des conditions de l’offre sur le marché et non comme un facteur
déterminant de la production et de la croissance.
De même, ce courant de pensée dominant conclue à une
hiérarchie entre les politiques économiques. La politique monétaire est seule
en mesure de réguler l’économie, tandis que la politique budgétaire doit se
limiter au respect de l’équilibre budgétaire (le concept de
« neutralité ») et tout dépassement à ce niveau sera sanctionné par
une politique monétaire opposée. Une hausse des dépenses publiques (un choc de
demande) devrait se traduire, selon ce courant de pensée, par une pression sur
les prix qui se stabiliseront à un niveau supérieur au niveau anticipé par les
agents, ce qui poussera la Banque centrale, en conformité avec sa règle de
décision, à augmenter le taux directeur et d’annuler ainsi la hausse initiale
de la production.
Suite à un choc positif d’offre, la baisse de l’inflation
correspondante se trouve inférieure à la baisse anticipée à cause des rigidités
nominales et la production sera supérieure à celle anticipée du fait de l’écart
qui se crée entre le taux d’intérêt réel anticipé par les investisseurs et le
taux réel courant. L’économie est alors en surchauffe et la Banque centrale va
réagir en augmentant son taux directeur. Ce dernier se transmet au taux
d’intérêt réel qui rejoint son niveau anticipé et la production bute sur son
niveau d’équilibre. Au final, la pression sur les prix baisse et l’inflation
retombe jusqu’à sa cible anticipée. L’inflation est alors l’indicateur de
référence de l’état d’allocation des ressources au sein de l’économie et la
politique monétaire est de fait seule en mesure de la stabiliser à son niveau
qui assure l’équilibre optimal sur tous les marchés
C’est ainsi que le courant de la nouvelle synthèse
néo-classique, sur la base de l’hypothèse des anticipations rationnelles,
arrive à expliquer l’efficacité de la gestion par des règles de décision et surtout
la supériorité de la politique monétaire. Cette dernière est capable, à elle
seule et simultanément, de maitriser l’inflation et d’assurer la fermeture de
l’output gap[4].
Or, dans l’esprit d’un État social, le cycle et la
tendance se confondent et la politique budgétaire expansionniste par exemple
doit avoir comme objectif la réduction du chômage dit structurel. Le budget de
l’État représente le fer de lance du développement qui passe par la
construction d’un État social. Et les objectifs d’efficacité et d’équité sont poursuivis
simultanément, comme le montrent les travaux d’auteurs comme N. Kaldor (1908 -
1986), M. Kalecki (1899 - 1970) ou L. Pasinetti (1930…), qui ont ravivé dans
l’analyse économique le lien classique entre la production et la répartition.
Pour ces auteurs, la répartition des revenus conditionne la dynamique de la
production.
Il faut ici insister sur le fait que toute réponse à la
crise actuelle qui serait fondée sur l’État social est condamnée d'avance par
le Fonds Monétaire International (FMI). Dans son rapport « fiscal monitor »
d’avril dernier
Ce scénario[6]
suppose implicitement que la crise actuelle est de nature uniquement
conjoncturelle, passagère, un simple écart par rapport à l'équilibre, comme si
la destruction des capacités de production physiques et humaines qui en découle
pouvait être totalement récupérée pendant la phase haussière du cycle. La
tendance étant déconnectée du cycle comme le structurel l’est du conjoncturel, l’économie
retrouverait son état normal, son niveau d’équilibre antérieur au choc et rien
ne changerait alors dans le meilleur des mondes. Or la stabilité de l’équilibre
(le retour à la normale après un choc) n’est qu’un artefact facilitant la
résolution des modèles et ne retrace aucunement l’évolution effective de
l’économie.
D’un autre côté, le seuil de la dette publique à ne pas dépasser
est théoriquement inconnu et dépend des conditions relatives à la levée des
fonds comme de leurs utilisations. L’État peut s’endetter autant qu’il le
souhaite tant que l’inflation reste maitrisée et que le taux d’intérêt ne se
met pas à augmenter, de telle façon que le taux de croissance nominal peut se
maintenir à un niveau supérieur. Cette condition sera rapidement respectée avec
la reprise spontanée et graduelle de l’activité d’autant plus que la conjoncture
actuelle est marquée par des taux d’intérêts historiquement bas et un chômage
de masse.
En revanche, pour son financement, l’endettement public bute
sur l’étroitesse de l’épargne privée. Cette dernière dépend des revenus que
génèrent aussi bien l’investissement public que privé, qui est à son tour sensible,
en plus des perspectives économiques, au rythme de circulation de la monnaie,
de sa création à sa destruction. Le cœur de cette dynamique est alors animé par
le comportement du système bancaire et sa politique de (non) financement de
l’économie (tendance observée dans le cas du Maroc).
Au Maroc, le système bancaire est dans une situation
confortable compte-tenu des rendements de ses capitaux propres en comparaison
avec ceux des banques étrangères ; en outre, du fait de l’architecture en
place du système de financement de l’économie (marché concentré, régulation
« aveugle », etc.), il se trouve peu incité à accompagner le
développement du pays et à parier sur son avenir, incertain par définition ;
et ce à travers une politique de distribution de crédits qui accélère la
circulation de la monnaie génératrice de la dynamique économique. Dans un tel
contexte de rareté de l’épargne et d’une organisation du financement de
l’économie favorable aux actionnaires des banques, comment peut-on financer la
dette publique et, à travers elle, la relance économique et le
développement ?
Le financement monétaire de la dette publique: une
solution risquée dans le cas du Maroc
Le débat sur le financement de la dette publique par la
Banque centrale s’est revivifié avec la crise actuelle et les soutiens
financiers importants déployés par les États pour amortir ses retombées
immédiates. Suivant ce schéma, la Banque centrale se met à acheter directement
ou indirectement, sur le marché secondaire ou par l’intermédiation d’autres
agents économiques, des titres publics émis par le Trésor[7].
Cette pratique a connu un regain d’intérêt en Europe et aux États-Unis, et bien
après le Japon, suite à la crise de 2008 qui s’y est soldée par une absorption
de la dette privée par la dette publique. Cet héritage a conduit à limiter les
marges de main-œuvre de certains États à mobiliser massivement leur budget pour
faire face à la crise actuelle. La réponse a dû venir de la part des Banques
centrales qui ont plus que doublé leurs programmes de financement direct et
indirect de la dette publique en sonnant la fin ou la mise en arrêt momentanée,
en pratique, de la politique monétaire sans monnaie (celle qui passe uniquement
par la manipulation du taux d’intérêt) que prône la nouvelle synthèse.
Le Maroc peut-il alors se permettre un pareil éloignement
de l’orthodoxie monétaire ? et à quel prix cela pourrait se faire ?
Certes, au Maroc comme ailleurs, le financement monétaire
de la dette présente plusieurs avantages :
i/ c’est une réponse, d’une part rapide à des besoins de
financement urgents à cause de la crise alors que toute réforme fiscale
nécessite du temps, et d’autre part efficace au moment où « la préférence
pour la liquidité » des agents privés se développe au fur et à mesure que
l’horizon économique s’assombrit;
ii/ il permet une maitrise du coût de l’endettement avec
une possibilité de le transformer en dette perpétuelle et gratuite, ce qui
dessert la contrainte de soutenabilité de la dette du Trésor;
iii/ il incite indirectement les banques à s’engager
davantage dans le financement de l’économie dès lors qu’une partie des choix
qui s’offrent à elles pour le placement de leurs fonds leur échappe ;
iv/ il exerce une pression à la baisse sur les taux d’intérêt
à cause d’une moindre demande de liquidité sur le marché comparativement à une
situation où l’État s’y refinance
Cependant, à y regarder de plus près, le financement
monétaire de la dette publique au Maroc ne s’avère pas une bonne idée, car il
semble porteur d’un potentiel risque de crise de change. Ajoutons à cela un
autre risque d’inflation voire d’inflation cumulative, bien que ce ne soit pas
très probable dans le contexte actuel. Éviter ces risques demande une
coordination hors norme, qui a peu de chances de réussir, entre plusieurs acteurs
(Banque centrale, Trésor et agents économiques privés) ayant chacun un comportement
propre et des finalités divergentes. Il faudrait aussi imaginer un pouvoir « suprême »
qui s’exercerait sur le pouvoir exécutif en vue de l’empêcher de recourir trop fréquemment
à ce type de financement, mécanisme pourtant facile à mobiliser, une fois que la
voie soit dégagée.
Sinon, étant libérée de toute contrainte de soutenabilité
(c’est-à-dire de devoir et de pouvoir rembourser sa dette), la hausse de la
dette publique pour financer des dépenses supplémentaires, pour permettre une
baisse des impôts ou pour faire face à une quelconque crise deviendrait la
solution la plus facile à mettre en place, et donc récurrente, pour les raisons/
avantages cités plus haut, mais aussi car elle se ferait sans aucun sacrifice
de la part d’aucun agent économique en particulier.
Pour une élasticité inchangée des importations aux
dépenses publiques, le recours répété à ce financement devrait finir par
épuiser les réserves en devises dont disposent les autorités en vue de faire
respecter la parité du dirham et jeter le pays dans une crise de change. Le
temps que ça pourrait prendre va dépendre de la valeur de cette élasticité,
autrement dit de la valeur du multiplicateur keynésien. Ce dernier, étant
négativement relié au taux de pénétration des importations, a une valeur
relativement faible dans le cas des pays en développement, y compris au
Maroc : la crise de change sera fort probablement la réaction logique de
l’économie à un financement monétaire répété et non coordonné de la dette du Trésor.
En outre, dans ce cas de figure, la politique monétaire
sera affrontée au dilemme créé par la volonté de viser deux objectifs avec un
seul instrument. Les deux objectifs sont le financement du Trésor et la défense
de la valeur extérieure de la monnaie nationale. En l’absence de coordination,
ces deux objectifs s’avèrent contradictoires et une solution qui passe par la
recherche d’un compromis entre eux aboutit à ce que l’effet expansionniste
déclenché par l’endettement public soit au moins en partie annulé par l’opération
de stérilisation sur le marché de change que doit assurer la Banque centrale. En
bref, recourir au financement monétaire dans un régime de change fixe (ou
intermédiaire tel que pratiqué au Maroc) revient à faire courir à l’économie un
risque de crise de change pour une production nationale inchangée.
Le deuxième risque inhérent au financement monétaire récurrent
et sans contrôle de l’usage fait de la dette publique est relatif à la
dynamique des prix. Si l’inflation par les coûts de production n’est pas
envisageable dans les conditions actuelles de l’économie nationale,
caractérisée par un chômage de masse avec une absence de mécanisme institutionnel
d’indexation des salaires et par une sous-utilisation des capacités de
production, celle qui nait du creusement de l’écart entre l’offre et la demande
rendant compte de la rareté des biens et services n’est pas à écarter dans le
cas où la dette servirait à financer les dépenses de fonctionnement ou la
consommation finale.
De même, le risque d’inflation voire d’inflation cumulative
peut provenir d’une situation où la confiance dans la monnaie nationale serait
ébranlée à cause d’une expansion de l’argent facile au sein de l’économie
causant une perte de sa valeur. Étant un élément indispensable pour que la
monnaie puisse exercer ses multiples fonctions (réserve de valeur, unité de
compte, etc.), la confiance en elle est celle qui fait que les agents
économiques la demandent et la détiennent sous ses différentes formes (selon le
degré de liquidité souhaité et l’aversion au risque de chacun). A défaut, les
agents veulent s’en débarrasser dans un mouvement coordonné de fuite en avant,
en enclenchant une hausse cumulative des prix au fur et à mesure que la
défiance se propage.
Pour toutes ces raisons et en absence des garde-fous
requis, cette porte du financement monétaire devrait rester fermée dans le cas
du Maroc. Car une fois enfoncée, les chances d’y recourir trop fréquemment sont
très élevées. En effet, la tentation en est plus forte dès lors que, d’une
part, le bilan de la Banque centrale peut s’élargir sans limite raisonnable. La
seule limite est celle relative à un seuil psychologique arbitraire, que les
crises successives de 2008 et des dettes publiques de certains pays du sud de
la zone euro en 2011/ 2012 ont poussé les grandes Banques centrales de la
planète à le dépasser lorsque leurs bilans ont atteint des niveaux inédits.
D’autre part, l’endettement public n’a pas, lui non plus, d’autre limite que la
capacité de l’économie à l’absorber par la création des richesses[8].
Les travaux empiriques qui ont cherché à estimer un seuil pour le ratio de la
dette publique à partir duquel cette dernière aurait un effet récessif sont
contingentes aux choix de l’échantillon des pays considérés, de la méthode
d’inférence et de la période étudiée et donc sont non généralisables et ne
trouvent d’appui théorique que si on suppose que l’économie est en plein emploi,
ce qui est loin d’être le cas dans la conjoncture actuelle.
Trois propositions pour financer la relance et le
développement économique au Maroc
L’urgence de la relance économique en réaction à la crise
sanitaire et l’impératif de construire un État social comme réponse aux défis
du développement requièrent la mobilisation d’une quantité importante de fonds,
ce qui plaide pour le recours à de nouveaux circuits de financement de l’économie.
Pour qu’ils soient crédibles, ces derniers doivent être, politiquement
responsables (ce qui n’est pas le cas du financement monétaire inconditionné et
récurrent), et socialement acceptables de par leurs potentiels effets
redistributifs ; et ils doivent par ailleurs échapper aux lois du marché financier
(pour une meilleure maitrise de leurs coûts, puisque ce dernier est la
seule chose qui compte dans la gestion de la dette publique) et en même temps
permettre de discipliner (indirectement) le système bancaire en l’incitant à
s’engager davantage dans le développement du pays.
Outre les mesures que peut prendre le gouvernement à très
court terme sans que cela ne demande une révision de fond en comble du cadre actuel
de financement de l’économie, comme celles relatives à la lutte contre la
fraude et l’optimisation fiscales ou la refondation des niches fiscales sur une
base contractuelle, trois nouvelles pistes de financement des besoins de la
société et de l’économie semblent être prometteuses, répondent aux conditions susmentionnées
et couvrent les principaux aspects de l’État social (investissement, solidarité
ou couverture sociale, services publics) :
1/ Une banque publique d’investissement dédiée au
financement de l’investissement « utile »[9]
La création d’une banque publique d’investissement se
justifie par le simple fait que le financement de l’économie et de son
développement relève de l’intérêt général. Son fonctionnement doit être alors
soumis à une logique différente de celle des banques commerciales qui se
comportent comme des entreprises privées financiarisées en quête permanente
d’une hausse des dividendes à remonter aux actionnaires. Or, le financement de
l’économie marocaine et de son développement est un objectif commun dont la
réalisation a été déléguée au secteur bancaire moyennant une rente de situation
que procure les barrières à l’entrée (autrement dit, l’octroi d’agréments)
instaurées par le régulateur. Il s’agit au fond d’un contrat implicite mais
dont l’une des parties prenantes, le système bancaire en l’occurrence, n’a pas
su honorer pleinement sa part d’engagements, comme peut l’attester l’écart
persistant entre l’investissement effectif et l’investissement socialement
optimal. Dans de telles conditions, L'État doit enfin se rendre à l'évidence,
et donc prendre en charge une partie du financement de l’économie en créant sa
propre banque d’investissement pour financer des projets satisfaisant à un
double critère de viabilité économique et d’utilité sociale.
Sur le plan organisationnel, cette nouvelle banque devra
respecter les pratiques internationales de gouvernance en la matière (ce qui a
fait défaut dans le cas de la BNDE et qui l’a conduit à sa faillite) et se
doter notamment d’organes de contrôle et de conseil à la hauteur de sa mission.
Cette
banque ne viendra pas concurrencer d’une manière frontale les banques
commerciales en place car sa cible sera composée de projets délaissés à la base
par le système bancaire tel qu’il fonctionne aujourd’hui. En effet, sa mission sera
de financer des projets dont la viabilité économique, au sens d’amélioration du
bien-être social, est reconnue et l’utilité sociale avérée, mais dont le
rendement financier à court terme est moins attractif pour les banques. En
effet il s’agit de projets qui relèvent souvent de l’investissements de longue
durée, risqués, et qui sont source d’externalités positives que le marché ne sait
pas les évaluer et n’a pas l’habitude de les intégrer dans son processus de
prise de décision individualisé. Bref, des projets qui n’intéressent pas un système
bancaire axés exclusivement -il faut l'admettre clairement pour répartir les
rôles- sur la remontée des dividendes à chaque fin d’année.
En
revanche, cette institution va concurrencer les banques au niveau de la
collecte des dépôts[10],
mais également en finançant une partie
de l’endettement public, celle qui répond à ses propres critères de choix
d’investissements à accompagner. Mais cette compétition pour attirer les dépôts
a un grand avantage : elle inciterait les banques privées à prendre davantage
de risque et bien diversifier leurs portefeuilles pour parvenir à proposer à
leurs actionnaires des rendements élevés ; et cela les amènera à
s'impliquer plus activement dans les investissements d'avenir, soigneusement
sélectionnés, au lieu de se confiner dans leur zone de confort (immobilier,
grandes entreprises, garanties excessives, etc.).
Les exemples des banques
publiques de par le monde sont nombreux et leurs missions et modes
d’organisation et de gouvernance sont différenciés selon les pays. Mazzucato et
Penna
i/ un rôle conta-cyclique pour
lisser notamment le processus de désendettement des agents en bas de cycle qui risque
de prolonger la durée d’une récession ou d’un ralentissement. Ce qui permet de
corriger le comportement pro-cyclique des banques
ii/ un rôle de financement du
développement des capacités de production d’un pays et d’accompagner sa
stratégie nationale d’investissement (lorsqu’il en a une, évidement). ;
iii/ un rôle d’associé et de
conseiller aux entreprises fragiles (TPME et PME) et/ou qui évoluent dans des
secteurs risqués (industrie, R&D, etc.) ;
iv/ un rôle de soutien financier
à certains investissements ciblés par l’État pour atteindre des objectifs
spécifiques, par exemple, de cohésion sociale, de respect de l’environnement ou
de promotion de la transformation numérique. Des investissements qui n’auraient
pas trouvés de financement s’ils étaient évalués sur la base des critères
standards des banques. À cet égard, la banque publique chinoise de
développement dont la mission est justement d’assurer un accompagnement
financier et de conseil pour la mise en place des différents plans quinquennaux,
peut être donnée comme exemple.
La pérennité d’une telle
structure va dépendre, évidement des modalités de sa gouvernance sur les deux
plans organisationnel et fonctionnel en lien avec les critères de choix des
projets à financer, mais aussi des conditions de son refinancement. Sur ce
point, la Banque centrale aura un rôle primordial à jouer pour l’alimenter en
liquidité suffisante, sans pour autant que cela ne conduise à un conflit
d’objectifs avec sa politique macroéconomique de stabilité des prix. Ceci
serait assurée par une sélection de projets à financer qui veille à ce qu’au
niveau macroéconomique un écart permanent de la production par rapport à son
niveau potentiel ou une fuite sèche de devises à l’étranger soient évités.
Dans ce sens, on peut
légitiment imaginer une ligne de refinancement spécifique établie par la Banque
centrale en faveur de cette nouvelle entité, avec des conditions favorables en
termes de coût et adaptées quant aux échéances, ce qui la protègera des effets
inhérents aux mouvements de haute fréquence sur le marché monétaire et assurerait
sa pérennité de long terme.
Cette ligne
« privilégie » se justifie non seulement par la mission essentielle
d’intérêt général qui est confiée à cette banque publique, mais également par les
garde-fous à mettre en place pour assurer son bon fonctionnement et contenir
les risques potentiels comparables à ceux qui peuvent découler d’un financement
monétaire direct de la dette.
2/ Un impôt sur les successions
et les transferts de propriété en vue de financer la cohésion sociale et d’institutionnaliser
la solidarité
Compter sur la charité et le
don (sans la possibilité qu’il y ait du contre-don) pour aider les gens à faire
face aux aléas de la vie n’aboutit pas à construire une société solidaire dont
les membres se sentent égaux dans l’estime de soi et le regard de l’autre. En
outre, les ressources d'origine caritative dépendent intrinsèquement du fonctionnement
du « marché » et de la répartition des richesses qui en découle. De
par le monde, le marché, livré à lui-même, a conduit aux creusements des inégalités
mais en même temps a donné lieu à un élan de charité de la part des gagnants.
Cela n’a rien de contradictoire si on suppose que l’achat d’une image de marque
et le fait de montrer son nationalisme (primaire) requièrent un coût, d’autant
plus que les sommes données bénéficient souvent d’une exonération fiscale. La
charité est alors positivement corrélée à la dynamique des inégalités et nait
de leurs exacerbations. Elle constitue également un moyen de réduire ce que les
gagnants sur le marché doivent à la collectivité à travers des opérations d’optimisation
fiscale. Mais elle n’est aucunement synonyme de solidarité et comporte un
caractère aléatoire.
Une solidarité qui préserve la
dignité est celle qui passe par l’instauration des droits sociaux dont l’État veille
au respect. Au lieu de parier sur la bonne conscience des gagnants du marché, la
solidarité peut se financer à partir d’un nouvel impôt sur les successions et
le transfert des propriétés dépassant un certain seuil et qui aboutissent à un
enrichissement facile des personnes bénéficiaires[11]. Ces dernières reçoivent
une richesse sans qu’elles soient, elles même, à son origine sachant qu’au
moment de sa création et durant toute la période de sa fortification, la
collectivité y a contribué, à travers plusieurs canaux, sans qu’elle soit
complétement rétribuée. En toute logique, au moment de son transfert entre vivants
ou à l’issue d’un décès, une partie de cette richesse devrait revenir à la
collectivité. Par exemple, quand le prix d’un actif immobilier ou foncier
augmente à cause d’un investissement public à proximité, c’est bien à la
collectivité que le propriétaire de l’actif en question doit l’augmentation de
sa richesse.
Par ailleurs, cet impôt permet
de corriger aussi bien les inégalités des chances que celles des résultats et
comprime l’appétit pour la captation de la rente. Plusieurs études démontrent
que la probabilité qu’une personne opte pour la captation de la rente au lieu d’investir
dans la création de valeur augmente avec la taille de la richesse initiale mise
à sa disposition
3/ L’émission de bons de trésor de long terme pour un
financement soutenable des services publics
Les dépenses d’éducation et de santé relèvent des
investissements dont les bienfaits ne se font sentir qu’au bout d’une
génération, au moment où les enfants mieux éduqués et en bonne santé deviennent
adultes et participent à la vie en société, avec une meilleure productivité.
Financer ces dépenses sans mettre en péril la soutenabilité de la dette
publique nécessite soit une adaptation du mode de calcul du seuil du déficit
primaire à partir duquel la dette devient insoutenable, de sorte que ce qui est
retenu dans sa formule de calcul ne soit pas le taux de croissance nominal de l’année
en cours mais plutôt le taux de croissance potentiel après avoir comptabilisé,
en les actualisant, les effets de long terme des dépenses en services publics. L’alternative
consiste en une mobilisation de l’épargne nationale (privée et institutionnelle)
à un coût faible et dont le remboursement du capital sera programmé pour la fin
de la période, c’est-à-dire une fois que ces dépenses auraient générées de la
croissance et donc suffisamment de ressources pour leur remboursement.
La première option contiendrait une marge d’arbitraire
dans le calcul de la croissance potentielle et est difficile à mettre en place
du point de vue politique car il faudrait convaincre les institutions
internationales spécialisées dans l’évaluation de l’état des finances publiques
de par le monde, de l’adopter comme critère de soutenabilité.
La deuxième option est plus plausible, car : pour
les créanciers, les bons du Trésor représentent des placements sûrs dont ils ont
absolument besoin, notamment dans des périodes troubles comme celles que nous
traversons aujourd’hui. Certes leur rendement sera faible mais ils leur permettent
de protéger leur épargne de l’inflation ; pour le Trésor, ces actifs
seraient émis à des taux réglementés (hors marché) proches de ceux du
refinancement de court terme des banques auxquels on peut ajouter ou soustraire
une prime variable reflétant la nature du déséquilibre entre l’offre et la
demande sur le marché de ces titres.
Étant donné que les maturités sont lointaines et le
remboursement du capital par le Trésor ne se fera qu’à la fin des échéances,
l’attractivité de ces nouveaux actifs augmenterait s’ils sont négociables sur
un marché avec une garantie de rachat par la Banque centrale en dernier
ressort. Il s’agit d’un financement indirect de la dette publique mais il est
temporaire et ne comporte aucun risque d’entrainer une crise de change, car la
production des secteurs bénéficiaires des fonds empruntés est relativement peu
intensive en importations. Cette garantie pourrait inciter même les détenteurs
des comptes de dépôt à vue et des autres formes de monnaie les plus liquides à
acheter ces bons de Trésor, ce qui permettrait de mobiliser une épargne
existante mais qui a été mal allouée au sein de l’économie. En outre, le fait
que les recettes sont affectées au financement des services publics d’éducation
et de santé, représente un argument solide de mobilisation de l’épargne
nationale, un argument sur lequel le Trésor peut s’appuyer pour une compagne
nationale de « séduction ».
Pour conclure, il importe de noter que si on accepte de
placer l’État social au cœur de la politique de relance et du développement
économiques, il va sans dire que la politique budgétaire doit retrouver son
rôle central qui lui assure d’agir à la fois sur le conjoncturel (le cycle) et
le structurel (la tendance). Avec les trois pistes proposées pour un
financement ciblé de l’économie, la politique budgétaire se retrouve au front
soutenue en arrière par la politique monétaire. Cela nous ramène à une
conception de la politique économique fondée sur la coopération entre le Trésor
et la Banque centrale et annonce le retour en grâce de la logique du policy
mix qui prévalait avant la domination des thèses de la nouvelle synthèse, qui
ont théorisé la supériorité de la politique monétaire et son corollaire relatif
à l’indépendance de la Banque centrale, sur le champ de l’analyse économique.
Outre le fait qu’elles assureraient une mobilisation des ressources
financières dont le développement du pays a besoin, ces trois pistes de
financement de l’économie exerceraient, par ailleurs, un effet incitatif sur
les banques commerciales en les poussant à s’impliquer davantage dans
l’économie et à parier sur la prospérité de son avenir. Cet effet incitatif
passe tantôt par le rétrécissement des possibilités de placement qui s’offrent
à ces banques avec le financement d’une partie de la dette du Trésor par la banque
publique d’investissement, tantôt par la baisse des dépôts auxquels elles
peuvent aspirer à la fois avec la création de la nouvelle banque publique
d’investissement et l’émission d’une nouvelle génération de bons de Trésor.
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Press.
[1] [1] Docteur en économie de l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne. Je remercie J. Brunet-Jailly et F. Mourji pour la lecture de
l’article et leurs commentaires.
[2] Cette invention semble jouer un rôle subtil dans la quête d’un compromis
entre, d’une part, les enseignements des modèles de croissance endogène en
termes de choix économiques (éducation, R&D, etc.) aboutissant à une
croissance à long terme auto-entretenue et, d’autre part, le maintien des
politiques économiques « neutres ». Ainsi, sans aucun besoin de
creuser le déficit budgétaire, une « bonne gouvernance » des deniers
publics pourrait, à elle seule, dégager une marge pour augmenter par exemple
les dépenses d’éducation porteuses de croissance de long terme.
[3] C’est la raison pour laquelle des économistes du développement
[4] Ce résultat est qualifié par O. Blanchard et L. J. Gali
[5] Dans le même rapport, cette institution table sur une politique budgétaire
restrictive et un retour du déficit à son niveau d’avant la crise Covid-19, dès
2021, ce qui risque de tuer dans l’œuf toute relance économique, ce qui nous
rappelle la trajectoire de sortie de la crise de 2008 dans les pays du sud de
l’Europe.
[7] Que le financement monétaire se fasse gratuitement ou au taux de
refinancement des banques, les deux options se valent car la Banque centrale
est en fin de compte une propriété de l’État, à qui elle lui verse des
dividendes à la fin de chaque année.
[8] Il faut se prémunir de la fausse analogie qui consiste à comparer la
gestion des comptes publics à celle du budget d’un ménage. D’abord, l’État est
immortel et il peut donc faire courir sa dette à l’infini tant que ses
engagements en termes de coût et de service de la dette sont honorés, tandis
que le ménage est mortel. Ensuite, l’argument du fardeau intergénérationnel ne
tient que dans un cas particulier et peu probable où l’État ne s’endette que
pour financer sa consommation. Or l’État accumule du capital public qu’il lègue
aux générations futures. Enfin, l’État peut lever, en cas de besoin, des impôts
ou, dans le cas extrême, recourir au financement monétaire, alors que le ménage
lui ne peut pas.
[9] Ce terme d’investissement utile ou non oisif est emprunté des travaux de M.
Kalecki qui l’a introduit pour expliquer la succession des phases du cycle
économique. Pour une mobilisation de ce concept dans l’analyse du comportement
d’investissement public au Maroc, le lecteur peut consulter le mémorandum
rédigé par un collectif de la de la
Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Casablanca
[10] C’est ce point en particulier
qui fait que la création d’une banque publique d’investissement est plus
souhaitable qu’un fond dédié au même objectif.
[11] Nous n’évoquons ici que la question du principe et de la logique
sous-jacente à cet impôt. Les aspects techniques relatifs à sa mise en place,
tels que la base du calcul du seuil, la question des taux différenciés selon
l’âge du bénéficiaire et ses aspirations ou selon ses liens de parenté, son
degré de progressivité, les échéances de son paiement, etc., méritent une
réflexion ainsi qu’un travail de comparaison des expériences internationales
(voir par exemple A. B. Atkinson
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