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Les voyous de l’économie
Par Lotfi Mrini
Les foyers de la rente,
revenu indu dans une économie de marché, sont de dimension inégale. Les foyers
mineurs de la rente (exploitation de carrières, transport et commerce
extérieur), validés par des autorisations et autres agréments, sont fortement
décriés par la population qui appelle à répudier ces pratiques de favoritisme
qui pérennisent la concurrence déloyale. Les foyers majeurs de la rente, que
l’on soupçonne dans les domaines oligopolistiques de la finance, des
télécommunications et de l’énergie, sources d’un enrichissement scandaleux au
détriment des consommateurs, sont demeurés jusqu’à récemment à l’abri de toute
véritable régulation.
Si les gouvernements
successifs ont été incapables de redresser la situation dans les secteurs
qu’ils encadrent, les autorités indépendantes de régulation semblent amorcer
une évolution encourageante. En effet, l'Agence nationale de réglementation des
télécommunications a émis un signal fort en condamnant en début d’année de
façon spectaculaire le mastodonte des télécommunications « Ittissalat
Al-Maghreb » à verser 3,3 milliards de dhs d’amende pour abus de position
dominante. En infligeant à l’équipementier historique de la téléphonie cette
sanction exemplaire, l’ANRT ouvre symboliquement la voie aux autres régulateurs,
le Conseil national de la concurrence, Bank Al Maghrib et l'Autorité nationale
de régulation de l'électricité, qui pour sortir de sa léthargie, qui de sa
frilosité, qui encore de l’anonymat où il se trouve.
La conjoncture semble
donc tout à fait propice au conseil national de la concurrence pour imprimer
ses marques à son tour. Sa décision
attendue dans l’affaire de l’entente sur les prix des hydrocarbures va
constituer un moment historique pour signifier l’indépendance réelle de cette
institution et sa capacité de sanctionner de façon exemplaire les pratiques
anticoncurrentielles moralement condamnées par la population.
En la matière, les
preuves directes comme les preuves indirectes sont recevables, et la sanction
pécuniaire plafonnée à 10% du chiffre d’affaires des entités convaincues
de pratiques déloyales applicable dans le cas d’espèce est
incontournable. Si le conseil se range à cette appréciation, cette première
décision produira un véritable tsunami aussi bien économique que politique
puisque l’une des entités dans le collimateur appartient à un chef de parti,
également membre du gouvernement.
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Dissonance dysfonctionnelle
Par Lotfi Mrini
Les institutions qui
prennent leur décision par vote admettent naturellement la polyphonie des voix,
et donc l’existence parfois d’avis et de voies non unanimes pour traiter et résoudre
les questions qui leur sont soumises. Le conseil national de la concurrence, à
l’instar de la cour constitutionnelle, en fait partie.
La formule collégiale de
cette instance de régulation et son mode de fonctionnement basé sur le dialogue
et la coopération entre les membres garantissent, d’une part, la liberté
d’expression à chacun, et d’autre part, permettent à l’avis de la majorité de
faire autorité.
L’expression de la
dissidence en son sein par des membres nommés intuitu personæ
traduit en fait leur indépendance et garantit l’écoute de leur différence.
Cette opinion dissidente ne doit pas, cependant, nuire à l’harmonie
institutionnelle ou plus grave porter préjudice à son intégrité.
Dans ce contexte, que
faut-il penser de la démarche audacieuse, risquée et lourde de conséquences,
entreprise par une minorité de membres du conseil, 5 sur 13 dit-on, qui a
envoyé une fiche au Roi pour récuser l’ensemble du processus décisionnel - de
l’instruction du dossier au vote, et remettre en cause la probité et
l’intégrité de leur président.
La volte-face est
audacieuse car elle est le fait de personnes assermentées qui ont préféré
s’adresser au chef de l’État, responsable du respect du bon fonctionnement des
institutions constitutionnelles, au lieu d’enregistrer leurs griefs et leur
avis dissident dans la décision.
La démarche est risquée
parce que cette minorité demeure justement une minorité, qui de plus, avait
participé au vote de la première décision d’appliquer des amendes différenciées
aux entreprises convaincues d’entente sur les prix, et dont l’attitude laisse
supposer une inclination pour la défense des entreprises incriminées qui, soit
dit en passant, disposent de toute la latitude pour exercer un recours devant
la justice pour contester la décision du conseil.
Elle est lourde de
conséquences parce qu’elle charrie le risque de faire imploser l’équipe
actuelle, ajourner la publication de la décision et faire disparaître son
impact toxique sur une composante du champ politique.
Le conseil national de
la concurrence, qui revient d’une longue léthargie n’avait pas besoin de ce
scandale. A l’évidence, son référentiel opérationnel et sa charte éthique n’ont
pas résisté à la première affaire sérieuse de pratiques anticoncurrentielles.
Pourtant, les ententes sur les prix des hydrocarbures constituent un sujet
banal et récurrent des agences nationales de la concurrence de par le monde, et
les procédures pour leur traitement sont archi-connues. L’argumentaire sur les
preuves directes et / ou indirectes de la collusion est abondant, et les
exemples de décisions avec des sanctions pécuniaires et même pénales se
comptent par dizaines.
Il faut espérer que nous
soyons en face de maladresses de jeunesse (non-respect de l’avis majoritaire,
fuite d’informations confidentielles et recul choquant sur une décision votée)
dont la correction devrait renforcer l’expertise des membres et l’indépendance
de l’institution, et non en présence d’une manœuvre pour jeter le discrédit sur
le conseil et la majorité de ses membres et provoquer son gel temporaire pour
retarder la sanction économique exemplaire et éliminer la secousse subséquente
du champ politique.
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Les gagnants et les perdants
Par Lotfi Mrini
Les pratiques anticoncurrentielles
sont dommageables à l’efficacité à moyen terme de l’économie et aux revenus des
consommateurs. Pour ces raisons, les entreprises associées dans une collusion
pour fixer les prix devraient subir une sanction proportionnée à la hauteur du
préjudice causé à la collectivité, une sanction exemplaire pour favoriser la
dissuasion de commettre pareille pratique prohibée à l’avenir, et une sanction
de réparation pour restituer les revenus volés aux victimes de l’entente.
Or, des trois protagonistes :
l’État, les entreprises responsables de la collusion et les consommateurs, ce
sont ces derniers qui sont les moins bien protégés. Pire, ils se présentent
comme les dindons de la farce, puisqu’ils ne retireront de cette saga « ni
âne ni 7 francs » comme l’affirme
avec humour l’adage populaire.
En effet, en la matière
et sur le plan strictement financier, le trésor public, telle une scie aiguisée
en mouvement, sort toujours gagnant. Lorsque l’entente sur les prix vise leur
augmentation, comme c’est le cas, les ressources fiscales de l’État gonflent du
fait de l’augmentation de l’impôt sur les sociétés consécutive à l’explosion du
chiffre d’affaires. Lorsque l’autorité de la concurrence inflige des amendes
pour sanctionner la pratique anticoncurrentielle, ces dernières sont versées
dans l’escarcelle de l’État.
Les sociétés
sanctionnées, pour leur part, sont protégées légalement par le plafonnement de
l’amende à 10% du chiffre d’affaires. Elles sont également protégées d’une
éventuelle action de groupe des consommateurs devant la justice qui ne peuvent
actionner ce levier pour réclamer le dédommagement des 8,2 milliards de dhs
d’augmentation annuelle indue des prix. Elles disposent enfin de la possibilité
d’ester en justice pour contester le taux décidé de l’amende, voire de la
réalité même de la pratique collusoire.
Les consommateurs qui
sont les victimes directes de l’entente sur
les prix ne sont pas concernés par l’amende décidée par le conseil de la
concurrence qui rétribue les torts causés à la collectivité. Théoriquement, ils
disposent de la possibilité du recours au civil pour demander un dédommagement
pour le préjudice subi. Or, dans la pratique, cette option est impraticable à
cause de la disproportion entre les faibles montants réclamés à titre
individuel et les coûts d’accès à la justice et du risque potentiel d’une
condamnation aux dépens en cas de perte du procès.
L’actuelle
saga autour de l’entente sur les prix des hydrocarbures et l’étendue des pertes
subies par les consommateurs appellent, désormais, à franchir le Rubicon qui
sépare la protection du consommateur du
droit de la concurrence. La solution du recours collectif diligenté par une
association de protection des consommateurs, à l’image de ce qui existe en Inde
et en Thaïlande, permet de régler le problème. Elle présente l’avantage de réduire
les coûts de justice, d’améliorer le rapport de force et de faire bénéficier les
consommateurs des effets du jugement. C’est là une piste pour assurer la protection des intérêts économiques des
consommateurs qui ne sont pas présentement pris en compte.
Un des
enseignements de cette crise est de lancer rapidement ce chantier pour
renforcer le poids des consommateurs, améliorer leur culture de la concurrence,
les impliquer dans l’action contre les appétits que suscitent les pratiques
anticoncurrentielles et éviter que des mouvements anarchiques de boycott ne se
déchaînent et installent des réponses discriminatoires à l’augmentation indue
des prix, politiquement efficaces mais économiquement stupides.
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