Le
« plan de relance » : une feuille de route qui crée plus de problèmes
qu’elle n’en résout
Abdelkader Berrada, professeur émérite, Université Mohammed V et Ecole
Nationale Supérieure d’Administration, Rabat.
« Je
prête attention à la nature du problème, parce que cela nous donne des
indications sur la nature du remède à proposer ».
John Maynard Keynes
Une chose est sûre: étant donné que les pouvoirs
publics n’ont pas pris la pleine mesure de la gravité de la situation et agit
vigoureusement et rapidement, les effets socio-économiques dévastateurs de la
syndémie de Covid-19 se feront durement sentir pendant plusieurs années. De
fait, il est communément admis que des circonstances exceptionnelles exigent
des mesures exceptionnelles. Seulement, le plan dit de relance décliné
récemment par le ministre de l’économie et des finances (un ex-banquier dont la
mission consistait à mener à terme la privatisation de la BCP et à favoriser
l’accès au crédit des plus grandes entreprises), ne semble pas de nature à
relever les principaux défis posés par cette syndémie. Il se résume à une série
de mesures à la fois peu pertinentes, peu cohérentes et à l’issue incertaine,
d’abord parce qu’elles relèguent au second rang l’arme budgétaire, ensuite
parce qu’elles s’inscrivent dans une vision à très court terme, enfin parce
qu’elles consistent à vendre du rêve, ceci sans oublier leur forte coloration
idéologique. La sortie de crise
passe donc nécessairement par un changement de cap.
I.
Position en retrait de
l’arme budgétaire
L’Etat s’est mis en retrait pour ce qui est des interventions
budgétaires et s’est surtout employé à restructurer le portefeuille des
entreprises et établissements publics tout en marquant sa préférence pour les
projets en partenariat public-privé (ppp).
Sur les 120 MMDH prévus (milliards de dirhams), les
engagements directs de l’Etat, c’est-à-dire budgétaires, ne dépassent pas pour
le moment 20 MMDH (16,67%) ainsi
répartis:
-15 MMDH viennent, après coup, en déduction des crédits
d’investissement inscrits en loi de finances rectificative 2020. Leur champ
d’application n’a cependant pas été délimité avec précision, ce qui ne permet
pas d’écarter d’éventuels doutes quant à la pertinence d’une telle décision.
L’unique indication fournie à ce propos est que le montant correspondant fait
partie intégrante d’un « fonds d’investissement stratégique »
public-privé de 45 MMDH aux contours encore très flous et mal définis.
D’ailleurs, sur ce total 30 MMDH
restent à couvrir, entre autres par l’emprunt, dans le cadre du partenariat
privé-public, ce qui laisse présager un renforcement du rôle de l’Etat comme
vache à lait des grands groupes privés.
- 5 MMDH sont prélevés sur le fonds Covid-19 et destinés à couvrir
les risques de défaut de remboursement des prêts prévus par la Caisse Centrale
de Garantie au profit d’entreprises privées et publiques (70 MMDH). Banque Al
Maghrib, faute d’avoir revu, comme on devait s’y attendre, les conditions d’octroi
des crédits bancaires, rien ne garantit que les grandes entreprises et leur
filiales PME/PMI ne resteront pas les principales bénéficiaires des sources de
financement disponibles. De même l’Etat, faute d’avoir réservé exclusivement
aux TPME l’accès aux crédits garantis, on ne peut pas exclure un renforcement
de la tendance lourde dégagée précédemment, condamnant ainsi à la disparition
des pans entiers de l’économie et au chômage des centaines de milliers d’actifs.
Rien ne garantit non plus que les restructurations sur mesure
en vue des entreprises et établissements publics n’ont pas pour objectif
principal de préparer le terrain à une privatisation massive semblable à celle
de 1993-2007, d’ouvrir un boulevard au secteur privé. Le cas déclaré de l’ONICL
et des sociétés apparentées, qui opèrent dans un secteur économique vital, n’est
qu’un exemple parmi d’autres. Cela ne fait aucun doute, l’hyper
concentration/centralisation du capital privé et les abus de position dominante
qui vont avec sont de nature à hypothéquer sérieusement les chances de
développement du Maroc. La vague de privatisation d’entreprises publiques relevant
de différents secteurs d’activité, à laquelle on a assisté durant les années quatre-vingt-dix/deux-mille,
illustre parfaitement ce genre de dérives niées en bloc par la gauche caviar
qui y a largement contribué. Les dégraissages massifs auxquels on devrait
s’attendre à la faveur du plan de relance de juillet 2020 ne sont d’ailleurs
pas étrangers aux velléités de réforme du système de protection sociale dont
les objectifs, faussement ambitieux, semblent difficilement atteignables d’ici
2025, voire au-delà. La privatisation programmée des 13 polycliniques de la
CNSS qui répond à la logique du moins d’Etat, donc de la marchandisation de la
santé de plusieurs millions de salariés, ne s’inscrit-elle pas en faux contre
ces objectifs?
Tout donne à penser que l’Etat s’est servi de la crise Covid-19
comme prétexte pour essayer d’élargir, « quoi qu’il en coûte », la
sphère d’action du capital privé dominant. On comprend dès lors pourquoi les
mesures phares du plan de relance ne sont pas du goût de larges couches de la
population qui y voient un marché de dupes.
Considérées dans leur ensemble, les actions publiques
anti-crises s’inspirent d’ailleurs de plusieurs recommandations de la BIRD contenues,
entre autres, dans le « Cadre de Partenariat stratégique proposé par » ce
groupe (janvier 2019). Force est de reconnaître que les pouvoirs publics font
tout pour ne pas s’aliéner l’appui de la BIRD, leur principal bailleur de fonds
et conseiller. Pour leur part, les pressions exercées par le FMI, en
contrepartie du déblocage, le 7 avril 2020, des ressources disponibles au titre
de la ligne de précaution et de liquidité d’un montant avoisinant 3 MM$, réduisent
encore davantage les marges d’action de l’Etat.
II.
Une vision court-termiste
(short-termist)
En raison de l’ampleur de la crise et de ses retombées
négatives persistantes, le plan de relance devait s’inscrire dans le cadre
d’une programmation budgétaire pluriannuelle (Juillet 2020-Décembre 2023). L’horizon
temporel de la loi rectificative de finances ne couvre que le second semestre
de l’année 2020. De même, les prévisions qui y sont associées ont été conçues
indépendamment d’un plan d’action à moyen terme, ce qui explique leur manque de
pertinence.
En période de crise grave, l’attentisme et la frilosité du
secteur privé hégémonique en particulier devaient amener l’Etat à accorder une
importance plus grande à la politique budgétaire.
Pour accroître la marge de manœuvre budgétaire de l’Etat, la
nécessité se fait sentir d’activer la politique monétaire, sans risque
d’inflation, en renouant, à titre exceptionnel, avec la pratique-supprimée à
partir de 2006- des avances conventionnelles à l’Etat amortissables à long
terme (45 MMDH étalés sur trois ans). En cas d’impossibilité de recourir à ce
type d’action, une facilité de caisse aménagée, d’un montant équivalent, sinon
légèrement supérieur, pourrait constituer une solution de rechange (10% au lieu
de 5% des recettes fiscales annuelles, remboursement non pas à court mais à
long terme). Les dépenses d’investissement public doivent donc être revues à la
hausse à due concurrence et les montants correspondants pris en compte dans le
cadre des projets de lois de finances pour les années 2021, 2022 et 2023 (15 MM
DH en 2021 et un montant similaire en 2022 et 2023). Précisons toutefois que
pour s’assurer de l’utilité et de l’efficacité des dépenses d’investissement
public additionnelles et apaiser ainsi les craintes du gardien du temple
monétaire (le gouverneur de Bank Al Maghrib qui a fini, malheureusement, par se
convertir au néolibéralisme pur et dur sur le tard), celles-ci ne devraient
concerner que les activités civiles à caractère économique, social et
environnemental. Les marchés publics y afférents devraient également réserver,
autant que faire se peut, une place de choix aux entreprises locales
(préférence nationale), ce qui revient à privilégier les dépenses qui ont les
plus gros multiplicateurs sur le territoire national. Il est donc hors de question
de pencher pour le keynésianisme primaire ainsi résumé: en période de vaches
maigres, « le gouvernement devrait payer les gens à creuser des trous dans
le sol pour ensuite les remplir » à seule fin de soutenir la demande
effective. Il n’est pas question non plus de se convertir aux vertus de la
théorie de la fable des abeilles (ou de ruissellement économique) de Bernard de
Mandeville, qui repose sur l’idée que « le luxe des Riches procure de l’emploi
aux pauvres », et à laquelle souscrit Samuel Johnson qui croit si bien dire
quand il affirme que « vous ne pouvez pas dépenser de l’argent pour des
biens de luxe sans faire du bien aux pauvres ». Qui sait, la
défiscalisation des gros dons versés au fonds Covid-19, qui peut paraître
surprenante, et la contestation, qui a trouvé un écho en haut lieu, du montant
de l’amende infligée par le Conseil de la Concurrence aux sociétés de
distribution des hydrocarbures ne s’inscrivent-elles pas dans cette logique
prédatrice?
Concomitamment aux mesures préconisées, il va falloir: 1)
primo, suspendre les activités d’une pléthore de gadgets institutionnels coûteux
et d’une utilité plus que douteuse (ex. Chambre des Conseillers, CSEFRS, CESE,
CNDH, AHST, ARM, etc.), 2) secundo, partir en guerre contre les dépenses
abusives de l’Etat pour son immense parc automobile ainsi que les primes
colossales et défiscalisées indûment perçues par la caste des hauts
fonctionnaires, 3) tertio, marquer une pause dans la progression des dépenses
de défense et de sécurité dans leur ensemble (fonctionnement et investissement),
ce qui revient à les geler, à compter de 2021, à leur niveau non pas de 2020
mais de 2019. Ce paquet de mesures appropriées permettrait de tendre vers
plusieurs objectifs stratégiques, à savoir:
-réduire, autant que possible, le recours à l’endettement
extérieur non concessionnel;
-libérer des fonds substantiels destinés à faire face aux
besoins des secteurs d’activité d’importance vitale (éducation et formation
professionnelle, santé, agriculture pluviale, etc.);
-lutter contre la précarité sociale, devenue extrêmement
préoccupante, en ces temps de crise;
-maintenir à flot la demande intérieure satisfaite
essentiellement par la production locale.
L’application d’une pénalité pour entente illicite prouvée de
8% du chiffre d’affaires des sociétés pétrolières, décidée par le Conseil de la
Concurrence et accueillie avec beaucoup de satisfaction par l’opinion publique,
devrait conduire elle aussi au même résultat, à savoir: soulager les
souffrances de larges franges de la population durement touchées par la syndémie
de covid-19 et le manque de soutien. Les recettes potentielles de cette nature
sont estimées à 9 MMDH, soit seulement 40% des surprofits indûment engrangés
par le Groupement des Pétroliers du Maroc à la faveur d’une libéralisation
précipitée des prix des carburants. Elles
viendraient s’ajouter à l’amende de 3,3 MM DH infligée à Maroc-Telecom (IAM) et
versée au fonds Covid-19. Il reste maintenant à recouvrer dans les meilleurs
délais l’amende prononcée contre les entreprises pétrolières ayant enfreint les
règles de la concurrence au nez et à la barbe d’un gouvernement conduit au
moment des faits par A. Benkirane, le Patron du PJD qui s’est risqué à mettre
la charrue avant les boeufs. Quoi qu’il s’y est pris tard, revenir sur la
décision, rendue publique au cours du mois de juillet 2020, du Conseil de la
Concurrence pourrait porter un coup fatal à la crédibilité déjà chancelante de
l’Etat…
III.
« Généralisation
de la couverture sociale »: ce n’est pas le moment de vendre du rêve, de
faire croire aux petites gens que demain on rase gratis.
La généralisation de la couverture sociale à l’horizon 2025
forme l’un des principaux axes du plan officiel de relance. Il convient
toutefois de noter que mis à part certaines mesures de moindre importance, tout
le reste n’est que du réchauffé. Cette promesse a en outre peu de chance d’être
tenue tant que l’Etat n’aura pas pris le problème par le bon bout et tiré les
amères leçons du passé.
D’où vient le problème? Essentiellement de l’effet conjugué
de plusieurs facteurs, à savoir: une gouvernance ankylosée, voire moyenâgeuse
du ministère de la santé; la faiblesse persistance, à des degrés divers, de
l’offre publique de soins (infrastructure, équipements, personnel
administratif, médical et paramédical); un accès gratuit aux médicaments et aux
soins hors de portée pour un grand nombre de patients; une proportion
anormalement élevée de la population active sans couverture sociale; etc.
Il faut savoir que le secteur public de santé de la
population civile n’a jamais constitué une priorité pour l’Etat postcolonial.
Plus précisément, l’Etat attache peu d’intérêt à la santé de la masse des
petites gens, numériquement majoritaires. C’est pourquoi, elle fait figure
d’éternel parent pauvre du budget général. L’OMS, l’UNICEF, le PNUD, etc.
s’accordent à dire que le système des soins au Maroc souffre de nombreuses
défaillances systémiques, ce qui lui vaut d’occuper un rang peu enviable au
classement mondial. Et encore ! Ce constat largement partagé ne reflète
qu’imparfaitement l’amère réalité à laquelle sont confrontés quotidiennement
huit à dix millions de personnes qui vivent dans des déserts médicaux et
manquent cruellement de ressources.
Au Maroc, une ferme volonté politique visant à assurer la
sécurité sanitaire de la population aux faibles revenus en particulier fait grandement
défaut. Pourtant, ce ne sont pas les moyens financiers qui manquent. Il est
important de faire remarquer à cet égard que les dons colossaux, en devises de
surcroît, accordés au Maroc par quatre Pays du CCG (5 milliards $ répartis à
égalité et débloqués progressivement entre 2013 et 2019) auraient pu largement
contribuer à combler quantitativement et qualitativement les déficits
chroniques et aigues dont souffre le système d’éducation et de santé public.
Cela étant, la question reste posée de savoir à quoi ont réellement servi ces
fonds qui représentent l’équivalent de 4 à 5% du PIB et une proportion
nettement plus élevée du stock des réserves de change du Maroc? Un droit
d’inventaire s’impose pour une si grosse somme. Le silence coupable observé
jusqu’ici par l’Etat à ce sujet a tout d’un comportement irresponsable (les
deux chambres du parlement, la cour des comptes, l’inspection générale des
finances, etc.).
Toujours est-il que des orientations de politique économique
foncièrement anti-démocratiques sont à l’origine de dérapages aux conséquences
gravissimes. Il suffit pour s’en convaincre de porter le regard sur deux
variantes.
Au Maroc, l’argent
public coule à flot chaque fois qu’il s’agit de tirer des plans sur la comète.
L’Etat dépense sans compter des fonds publics alimentés à des degrés variables
par des emprunts extérieurs non concessionnels, l’épargne institutionnelle drainée
par la CDG (CNSS, RCAR, CEN) ou les recettes de privatisation captées par le
Fonds Hassan II pour le développement économique et social. Résultats: les
projets bling-bling, souvent surdimensionnés, fleurissent ou sortent de terre
un peu partout au Maroc (N. Akesbi). Les éléphants blancs ne cessent de se
multiplier (Train à grande vitesse, gares ferroviaires, théâtres d’Oujda, de
Rabat, de Casablanca, Lagune Marchica Med, plan Azur, vallée du Bouregreg,
etc.). Indépendamment de leur utilité/efficacité, ces réalisations lui valent
d’être bien classé et l’Etat en tire argument. Pour ne citer que quelques
exemples qui font la une des journaux ou tournent en boucle sur les chaînes de
télévision, en matière de transport ferroviaire de voyageurs, le Maroc est le
« 18e pays au Monde à disposer d’une ligne grande
vitesse » et le train rapide Al Boraq détient le « 9e
record mondial sur une LGV ». Un illustre représentant de la gauche néo-libérale
est allé jusqu’à dire que « le premier TGV en Afrique (Tanger-Casablanca) »
est un « acquis réel en matière économique » (A. Benamour). On serait
plutôt tenté de croire qu’un programme d’investissements publics visant à doter
les huit autres grandes villes du Maroc en lignes de tramway d’une longueur
totale comprise entre 300 et 400 km non seulement n’aurait probablement pas
coûté plus cher que le TGV Tanger-Casablanca mais aurait permis de résoudre,
autant que faire se peut, la crise des transports en commun urbains, donc à
satisfaire des besoins plus pressants et d’une utilité socio-économique
incontestable.
Mis à part le TGV, les média officiels nous apprennent que le
théâtre de Casablanca est considéré comme « le plus grand théâtre
d’Afrique et du Monde Arabe », celui de Rabat « l’un des plus beaux à
avoir été édifié en Afrique et dans le Monde Arabe », celui de Mohammedia
« l’un des plus grands et les mieux équipés d’Afrique ». De son côté
le pont suspendu de Rabat passe pour « l’un des plus longs ponts à haubans
d’Afrique », etc.
Soit, mais quand on parle par contre de revoir les priorités
en faveur de la santé, l’Etat commence à compter les sous en invoquant les
règles de conduite (d’or) dictées par le FMI et la BIRD (déficit budgétaire: 3%
du PIB, inflation : 2%, endettement: 60-70% du PIB).
Pour rester dans les clous ou ne pas trop s’en écarter,
l’Etat a opté pour une « politique de financement innovante » qui consiste à
monétiser des actifs publics, ce qui lui permet de se procurer des fonds dont
il a besoin sans avoir à s’endetter. 15% des investissement prévus au titre de
la loi de finances initiale pour l’année 2020 devaient être financés par ce
biais. La vente de cinq CHU, « négociée » dans le plus grand secret
entre l’Etat et la Caisse Marocaine de Retraite (CMR) moyennant une somme de 4,6
MM DH, s’inscrit dans ce cadre (novembre 2020). De
propriétaire à l’origine, l’Etat se transformerait en simple locataire à la
faveur d’une telle opération (cession bail/lease back). La CMR s’attend à ce
que cette transaction « providentielle » lui assure des « revenus locatifs
sécurisés et nettement supérieurs aux rendements issus des placements réalisés
sur les marchés monétaires et obligataires ». Cette fausse bonne idée,
dont la paternité revient à la Banque mondiale, appelle deux remarques
éclairantes:
1. A moins d’un
miracle, le comportement de l’Etat mauvais payeur ne manquerait pas d’exposer
la CMR à un retour de flamme fort préjudiciable (effet boomerang), donc de
perturber la marche normale des centres hospitaliers universitaires (priver les
patients de soins, gêner la formation des étudiants en médecine, etc.).
2. L’Etat s’en tient, quant à la comptabilisation de ce type
de recettes exceptionnelles, au respect du principe d’universalité budgétaire.
De ce fait, il n’est nulle part précisé que le montant de cette privatisation
sauvage, qui ne dit pas son nom, serait mis à l’entière disposition du
ministère de la santé et viendrait en complément de l’enveloppe du budget
d’investissement 2020, ce qui aiderait à renforcer sensiblement les capacités
et services de santé publique. Il aurait plutôt fallu, au nom des règles de
transparence et de redevabilité (accountability) budgétaires, créer un compte
spécial du Trésor dédié.
Il est communément admis que la santé de la population civile
ne se négocie pas, ce qui signifie concrètement qu’elle ne doit pas être
sacrifiée sur l’autel de l’intégrisme budgétaire. Dans ces conditions, il
s’avère primordial de revenir sur la décision de vente de cinq CHU à la CMR et de
privatisation-vivement applaudie par un économiste étiqueté de gauche- des 13
polycliniques de la CNSS et reprendre leur contrôle. Dans le même ordre
d’idées, afin de lever les nombreux goulots d’étranglement qui tiennent en
permanence un grand nombre de marocains aux moyens limités à l’écart du système
de santé publique, il n’y a pas trente-six solutions. Il est nécessaire et
urgent, d’une part, de développer et diversifier l’offre publique de soins à
concurrence des besoins partout sur le territoire national, d’autre part,
d’ériger la fraude sociale et fiscale au rang de délit pénal
(A. Berrada, « les
grandes entreprises au Maroc, un foyer actif de fraude fiscale »), enfin,
comme indiqué précédemment, de rationaliser les choix en matière de dépenses
publiques.
IV.
Remarques conclusives:
le moment est venu de changer de cap
Plusieurs remarques s’imposent en
guise de conclusion.
1.
La Banque publique
d’investissement: le grand absent des discours officiels
Afin de faciliter le redressement d’entreprises
du secteur public ainsi que l’accès au financement des entreprises privées dont
le chiffre d’affaires annuel n’excède pas 50 M DH, et d’accroître par
conséquent leur participation à la création de richesses et d’emplois (PIB), la
mise sur pied d’une banque publique d’investissement (BPI) doit être érigée en
priorité. La BPI serait également amenée à répondre aux besoins en crédit des
opérateurs économiques en grand nombre mal desservies par les banques
commerciales et à ouvrir des agences dans les zones rurales notamment. Pour
pouvoir s’en servir comme d’un agent de développement, c’est-à-dire une
véritable force de frappe financière d’une taille appropriée, le noyau dur de
la BPI doit, dans un premier temps, regrouper harmonieusement, quatre entités,
à savoir: la Caisse Centrale de Garantie, CDG Capital, le Fonds Hassan II pour
le développement économique et social et Ithmar Capital. Il va sans dire que
les trois dernières entités sont qualifiées à tort ou à raison
« d’institutions de souveraineté » et que, de ce fait, leur staff
dirigeant, grassement payé, composé dans une proportion non négligeable d’ingénieurs/commerciaux
des grandes écoles et/ou de personnes pistonnées aux qualifications douteuses,
verrait d’un mauvais œil un tel projet et tenterait l’impossible pour
l’étouffer dans l’œuf. La création d’une banque publique d’investissement à
part entière, qui s’impose comme une nécessité impérieuse, se heurte aussi à l’opposition
farouche du Groupement Professionnel des Banques du Maroc. Une nouvelle répartition
des parts de marché à l’avantage de la BPI constitue un enjeu de taille,
notamment pour les trois grandes banques privées du royaume (ATW, CPM, BMCE).
2.
Covid-19 et aggravation
du phénomène de fuite des capitaux
Un autre absent de marque de l’agenda gouvernemental ne manquerait
pas, lui aussi, de peser lourd sur les comptes extérieurs du Maroc, affaiblissant
ainsi les chances de succès du plan de relance: en ces temps de crise, la fuite
de capitaux s’est sensiblement amplifiée mais aucun programme de lutte
renforcée contre ce fléau n’est encore en vue. Celui-ci consiste notamment à
étoffer les missions de l’Office des changes ainsi que de l’Administration des
douanes et des impôts indirects, leur accorder plus de moyens humains et
matériels adaptés et, bien plus encore, les mettre à l’abri de pressions en
tout genre. Il importe de noter toutefois que le vide politique qui s’installe au
Maroc n’aide pas à prendre des décisions en adéquation avec l’intérêt général. Conscients
de ces faiblesses institutionnelles et des opportunités qu’elles offrent, de
nombreux hommes ou femmes d’affaires, grands commis de l’Etat et parlementaires
s’activent, pour assurer leurs arrières, à transférer le maximum de fonds à
l’étranger et multiplier l’ouverture de comptes offshore, voire les achats de
biens mal acquis. Il est fort à craindre que la remise en cause inattendue de
l’amende prononcée à l’encontre des compagnies pétrolières par le Conseil de la
Concurrence ainsi que la déductibilité fiscale des gros dons faits à l’Etat ne contribuent
à alimenter, dans une proportion encore plus grande, la fuite des capitaux.
3.
L’accord de
libre-échange Maroc-Union Européenne à l’épreuve de la crise du Covid-19
Le statut avancé du Maroc auprès de l’Union Européenne n’a
pas été d’un grand secours en temps de crise. Sur les 700 M d’euros que l’UE
s’est engagée à fournir au Maroc et à la Tunisie réunis, la part du premier
pays s’élève à 450 M d’euros. Compte tenu cependant de la taille démographique du
royaume (trois fois plus peuplé), celui-ci aurait dû bénéficier d’une enveloppe
de 750 M d’euros. Bien plus, le plan de relance européen appuyé par la Banque Centrale
Européenne de 750 MM d’euros aurait pu être porté à 760 MM d’euros, voire davantage
pour faciliter la sortie de crise des pays du Maghreb, et en premier du Maroc
et de la Tunisie en raison de leur statut avancé avec l’UE.
En l’absence de flux d’investissement directs étrangers en
provenance des pays de l’UE- autres que la France et l’Espagne dans une
certaine mesure, et encore! - à la hauteur des potentialités du royaume, le Maroc
ne compte avant tout pour le Vieux Continent qu’en tant que rempart contre
l’insécurité, que gendarme de l’Europe. Pour mettre le Vieux Continent à l’abri
de ce danger, le Royaume s’active sans relâche sur deux fronts: celui de la
lutte contre l’immigration « clandestine » et celui de la lutte
contre le terrorisme et les exportations illégales de résine de cannabis. Il
faut cependant savoir que dans la mesure où cette mission n’est que très partiellement
compensée financièrement, le Royaume supporte en dernier ressort d’énormes
charges qui mettent à mal son budget tout comme sa balance des paiements. C’est
un fait bien établi: le Maroc pour assurer sa propre sécurité n’aurait pas
besoin de consacrer autant de crédits aux dépenses de défense et de sécurité (personnel,
matériels, équipements et infrastructures). De là découle la nécessité pour
l’UE de prendre en charge sa part du fardeau dont le poids retombe injustement
sur la masse des contribuables marocains à faible et moyen revenu. S’agissant d’une
question aussi sérieuse, le profil bas adopté par la diplomatie marocaine tout autant
que le silence assourdissant de P. Vermeren, un historien spécialiste du Maroc,
suscitent de fortes interrogations…
IV.
Absence d’une vision de l’avenir, de
perspectives émancipatrices
Une crise fournit l’occasion d’y
voir clair. Le Covid-19 a en effet permis de révéler au grand jour les
fragilités structurelles de l’économie marocaine et la nécessité d’offrir des
perspectives encourageantes pour l’avenir (M. Chiguer). De nombreux indices
prouvent que le Maroc court de grands dangers dont il faut avoir pleinement
conscience.
I.
Le Maroc est en proie à
une hémorragie économique et humaine.
A.
Une croissance atone
et, qui plus est, dont les fruits sont très inégalement répartis
En effet, le taux de croissance
annuel moyen sur la décennie 2011-2020 oscillerait autour de 2,5-2,7%, soit le
niveau le plus bas depuis la fin du Protectorat (1912-1955). C’est une décennie
perdue certes, mais en même temps la pire depuis la sortie du Maroc du
rééchelonnement (1983-1992). Cela va sans dire, compte tenu du taux de
croissance démographique (1,25% en 2018) et d’une forte proportion des jeunes
dans la population totale (42,3%), une croissance moyenne du PIB en volume
aussi modeste maintient le taux de chômage de la population active en général
(10-11% compte non tenu de la population handicapée passée par pertes et profit
par le HCP, il faut bien le préciser) et des jeunes en particulier (26,5%) à
des niveaux critiques. Dans la mesure où la FBCF atteint un seuil relativement
élevé (quelque 32%/PIB), cette tendance lourde s’expliquerait fondamentalement,
mais à des degrés divers, par une grave crise de gouvernance politique et
institutionnelle, une déformation prononcée de la structure de l’investissement
public (part en constante baisse des investissements publics civils non pas
prévisionnels mais réels, détérioration de la qualité de l’éducation et des
soins) (A. Belal), un trend baissier des investissements privés autochtones
productifs et une répartition fortement inégale des richesses (revenus et
patrimoine) aggravée par une expansion rarement égalée de la grande corruption.
Signalons au passage que 24 grands groupes d’intérêt économiques privés
autochtones détiendraient ensemble 35% de la richesse (PIB) du Maroc
(A. Berrada), un
pays qui occupe respectivement le 121e et le 80e rangs au
classement mondial de l’indice de développement humain (IDH) et de perception
de la corruption, ce qui se passe de commentaires.
L’Etat, fort de l’appui des partis
représentés au parlement et de plusieurs zaouïas, a préféré, comme issue aux
revendications du mouvement du 20 février 2011, sacrifier l’avenir de la
jeunesse, donc du pays à celui des marchands de religion, « des marchands
du temple ». C’est pourquoi, il semble être davantage un problème plutôt
qu’une solution.
Un déficit d’attractivité qui gagne en intensité
Contrairement à ce que l’on pourrait
croire, l’amélioration du classement du Maroc dans le rapport Doing Business
cache une réalité bien moins réjouissante. Le Royaume souffre d’un déficit d’attractivité
en constante dégradation surtout depuis 2011. La perte d’attractivité s’observe
d’abord auprès du grand capital privé autochtone (GCPM). Elle s’observe ensuite
auprès des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur et surtout des grandes
écoles publiques.
I.
Le grand capital privé
Marocain en mal de patriotisme économique
Le patriotisme économique du grand patronat marocain est mis
à rude épreuve notamment depuis l’arrivée des frères musulmans au pouvoir avec
pour principale mission de veiller à l’application des recommandations de la
BIRD et du FMI, les gardiens de la Mecque de la finance internationale.
1.
Une perte alarmante d’attrait pour les investissements
industriels.
Deux anciens présidents du Patronat (CGEM) déplorent le
comportement du capital local qui se détourne de plus en plus de l’industrie.
Miriem Bensalah Chakroun, femme d’affaires et ex. présidente
de la CGEM (2012-2018), y voit à juste titre le signe d’un déficit de
patriotisme. « Le déficit de patriotisme » réside, selon elle,
« dans le manque d’investissements dans l’industrie qui
seule » « est créatrice de richesses au sens de plus-value
collective ». « Aujourd’hui », ajoute-t-elle, « les
opérateurs économiques et non des moindres vont vers les secteurs financiers ou
immobiliers certes nécessaires, mais délaissent les investissements
industriels. C’est une faute grave à mon sens que nous risquons de payer cher à
l’avenir ».
Pas plus tard qu’en juin 2020, Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’industrie, du commerce,
de l’économie verte et numérique depuis octobre 2013 et ex. président de la
CGEM (2006-2009), a lors de son passage, devant la commission des secteurs
productifs de la Chambre des Représentants, redit la même chose tout en étant
plus explicite. « J’ai un problème avec ce que nous importons. J’ai découvert
que nous importons des lits d’hôpitaux, des tables d’écoliers…, ce qui n’est
pas normal. Cela fait longtemps que j’appelle les entrepreneurs marocains à
s’investir dans l’industrie, que les opportunités ne manquent pas. Mais, il n’y
a pas de répondant… », martèle-t-il.
M. Bensalah C. et M.H. Elalamy disent vrai sans pour autant
donner l’exemple. C’est l’hôpital qui se moque de la charité en quelque sorte.
Ces écumeurs d’affaires répugnent à se lancer dans l’industrie proprement dite.
Ils président aux destinées de deux groupes économiques qui comptent parmi les
plus puissants du Royaume mais dont les activités sont centrées quasi
exclusivement sur les services (Compagnies d’assurance en particulier,
transport aérien, eaux minérales, etc.).
Le Maroc est de moins en moins perçu par le GCPM comme un
vaste espace d’investissements suffisamment rentables. Cette évolution qui fait
peser une épée de Damoclès sur l’économie marocaine se manifeste sous deux
principales formes intérieures et extérieures.
a.
Les manifestations intérieures sont au nombre de
trois:
° Le fait de sacrifier l’industrie sur l’autel de
l’immobilier de prestige, et ce avec le soutien multiforme de l’Etat dont une
forte mise à contribution du budget public. Il suffit de mentionner dans ce cas
la construction en cours, c’est-à-dire en pleine crise du covid-19, à Salé par
le groupe Finance. Com (O Capital Group depuis 2021) de « la plus haute tour
d’Afrique ». Le coût de cet édifice de 55 étages, en fragilisant O Capital
Group qui risque de connaître le même sort que le groupe OGM (Moulay Ali
Kettani), est estimé à la somme fabuleuse de 4 milliards de dirhams, soit
quelque 453 M$. Sans perdre de vue les
achats, en nette progression ces dernières années, d’hôtels particuliers de
prestige à l’étranger, au mépris de la législation sur le contrôle des changes,
par des nationaux, ce choix d’investissement, il importe de le souligner,
intervient à un moment où le besoin d’orienter en priorité les efforts vers
l’industrie s’impose comme un impératif national, un acte de patriotisme
économique. A défaut d’avoir agi dans ce sens, c’est probablement pour célébrer
la mémoire de Bernard de Mandeville que la holding Benjelloun-Mezian (O Capital
Group depuis 2021) a jeté son dévolu sur ce chantier qualifié pourtant
« d’agressif » par l’UNESCO! « Le luxe des Riches procure de
l’emploi aux pauvres », ainsi se résume l’une des idées maîtresses de
l’auteur de la Fable des abeilles (cf. ci-dessus, II, vision court-termiste).
°° Le désengagement de
certaines filières industrielles ou financières stratégiques au profit du
capital étranger essentiellement, voire exclusivement, opération qui coïncide
avec l’arrivée « au pouvoir » des islamistes du PJD. En s’en tenant
aux opérations de cessions d’actifs significatifs, la plus grosse transaction
porte tout d’abord sur la vente en 2012-2015 par la SNI, la principale holding
de la famille régnante et gouvernante, d’un groupe d’entreprises de premier
plan opérant dans le secteur agroalimentaire (Centrale Laitière,
Lesieur-Cristal, Cosumar, Bimo). Cette cession qui a créé la surprise a été
facilitée par des dispositions fiscales sur mesure, c’est-à-dire profitables aussi
bien pour le vendeur que pour l’acheteur mais pénalisantes pour le Trésor
public et en tout cas contraire à l’esprit de la constitution de 2011. Elle aurait
rapporté à la holding royale un peu plus de deux milliards$ dont on ignore
cependant l’affectation. Deux groupes français en particulier (Danone et
Sofiprotéol), un groupe Singapourien (Wilmar Sugar Holdings Pte. Ltd.) et un
groupe américain (Kraft Foods) sont devenus les actionnaires de référence de
sociétés leaders dans leurs secteurs d’activité.
La SNI (renommée Al
Mada en 2018) montre encore une forte aversion pour l’industrie. Pas plus tard
qu’en décembre 2018, la holding royale a cédé la société d’exploitation des
verreries au Maroc (Sevam) à la Marocaine d’Investissements et de Services
(MDI). Celle-ci constitue la principale holding de participation du groupe Français
Castel (68,51%) qui détient 69,2% (2019) du capital du groupe des boissons du
Maroc (ex-brasseries du Maroc). La société Sevam rachetée à Al Mada pour un
montant non divulgué mais estimé à 1MMDH
est le leader national de l’industrie du verre d’emballage (bouteilles pour
boissons gazeuses, sirops, pots de jus de fruits, pots et verres de table).
Cette opération a permis à la fois de créer des synergies avec le GBM et de
consolider la place de ce dernier dans le secteur agroalimentaire (bière, vins,
huile d’olive, eau minérale naturelle).
Comme par hasard, ce retrait à peine voilé du capital privé autochtone
dominant d’activités industrielles stratégiques, qui n’a pourtant pas manqué de
porter un coup dur à l’indépendance économique du royaume, n’a guère retenu
l’attention d’auteurs franco-marocains d’ouvrages/rapports redondants,
généreusement financés par l’Académie Hassan II des sciences et
techniques (« Made in Morocco: industrialisation et développement »)
et l’Institut Royal des études stratégiques (« Industrialisation et
compétitivité globale du Maroc »). Il va sans dire que ce phénomène
d’autocensure délibérée soulève d’importantes questions éthiques pour la
recherche économique au Maroc.
Dans une nouvelle étude intitulée « diagnostic du
secteur privé » datant du 19 octobre 2019, le groupe de la Banque
mondiale-IFC a, pour sa part, ignoré totalement cette tendance fort
préoccupante de substitution du capital étranger au capital autochtone
politiquement connecté. Ce mutisme coupable est d’autant plus incompréhensible que la
mission de l’IFC consiste à « promouvoir le développement économique en
favorisant l’essor du secteur privé dans les pays en développement
».
°°° Une autre opération de grande envergure, qui pose un
problème de conflit d’intérêts en plus d’avoir été précédée, au mépris de la
loi, de mesures fiscales dérogatoires, concerne la vente en 2018 par M. H.
Elalamy de la compagnie d’assurance Saham à un grand groupe d’affaires
Sud-Africain (Sanlam). Suite à cette transaction d’un montant légèrement
supérieur à 1 MM$, mais dont on ne connaît toujours pas l’affectation, M.H.
Elalamy s’est attiré les foudres du patron de Finance Com O. Benjelloun (devenu
O Capital Group en 2021). Celui-ci estime qu’une « société bancaire, ou
d’assurance, ou industrielle comme l’OCP ou autre, ce sont des sociétés qui
appartiennent à tous les marocains, nous n’avons pas le droit de les céder, de
les vendre ou de les donner à des étrangers », d’autant plus que dans le
cas d’espèce l’acheteur est originaire d’un pays qui ne « reconnaît pas la
souveraineté du Maroc sur le Sahara ». Tout cela est vrai, mais le
détenteur de la troisième fortune du pays n’a–t-il aucun reproche à se faire?
Bien sûr que oui. Une opération non moins importante de pénétration étrangère
dans le capital de la troisième banque du Royaume (BMCE) mérite d’être
signalée. Exception faite des participations de moindre importance, la part du
groupe Français Crédit Industriel et Commercial (CIC) dans le capital de BMCE
Bank a grimpé de 10% en 2004 à 15% en 2008. Depuis le rachat du CIC par la
Banque Fédérative du Crédit Mutuel (BFCM), cette part ne cesse d’augmenter au
point d’atteindre 25% en 2010 et 26,1% en 2014 (25,4% en septembre 2019),
faisant de ce groupe Français, nettement plus puissant que Finance Com, le
deuxième actionnaire le mieux placé de BMCE Bank. A noter également que le
groupe d’assurance du crédit mutuel détient 20% de la compagnie d’assurance +Rma
Wataniya (groupe Finance Com) et que depuis septembre 2019 le groupe Anglais
CDC-PLC a fait son entrée au capital de BMCE Bank à hauteur de 5,3%.
En quelques années, plusieurs fleurons de l’industrie et de
la finance sont ainsi passés sous pavillon étranger, ce qui fait peser des
risques réels sur la souveraineté alimentaire et financière du Maroc et met
sérieusement en doute les avantages potentiels des IDE d’import-substitution.
b. Manifestations
extérieures
En même temps qu’il se retire, indépendamment
de toute considération d’intérêt général, de certains secteurs stratégiques, le
GCPM se lance à la conquête de marchés en Afrique Subsaharienne tout en
renforçant ses positions en Europe (L. El Ameli, M. Oubenal). L’encours des
investissements directs marocains à l’étranger, dont le chiffrage suscite
toutefois de lourdes interrogations (placements dans les paradis fiscaux,
etc.), a connu un saut en 2014. Son volume a grimpé à 38.714 MDH contre 20.822
MDH en 2013, enregistrant ainsi un taux de croissance de 86%. En 2015, le stock
des IDME s’est établi à 46.015 MDH, soit plus que le double de celui de 2013.
Il se répartit presque à égalité entre un groupe restreint de pays européens
(France, G.B., Suisse, Luxembourg, Pays-Bas) et africains (Côte d’Ivoire, Mali,
Île Maurice, Egypte, Benin, Gabon, Sénégal, Cameroun). A part les
télécommunications contrôlées par un grand groupe étranger, actionnaire
majoritaire de Maroc-Télécom (11%), les activités traditionnelles, c’est-à-dire
rentières et spéculatives, représentent le gros des IDME: banques-assurances-holdings
(42%), immobilier-énergie-mines (17%), etc. En Europe, ces dernières années, la
tendance est à privilégier les placements financiers opérés par certains
groupes (Luxembourg, G.B., Suisse, Irlande).
Cela étant, les IDME posent trois
types de problèmes :
-
Des problèmes liés à leur quantification. Les
statistiques de l’Office des Changes laissent, entre autres, de côté les
placements mobiliers et immobiliers, probablement importants, de grands groupes
« privés » marocains dans les paradis fiscaux, ce qui a pour
conséquence une sous-évaluation des IDME et, partant, de la fuite des
capitaux.
- Des problèmes liés à leur financement. Tout
semble indiquer que les IDME sont essentiellement couverts par appel public à
l’épargne domestique, ce qui se traduit, pour les PME/PMI locales, par de
sérieuses difficultés d’accès au crédit bancaire et, pour le Royaume, par une
sortie de devises faiblement contrebalancée par un rapatriement des profits, ce
qui n’est pas sans conséquences sur la balance des paiements.
- Des problèmes de doctrine économique. A
partir du moment où il s’avère que le marché marocain est loin d’être saturé,
que les opportunités d’investissement ne font pas défaut, comment peut-on
comprendre l’engouement croissant du GCPM pour les investissements directs à
l’étranger ? Il faut probablement y voir le résultat d’un défaut de
patriotisme économique. C’est ce qu’a
laissé entendre M.H. Elalamy, un homme d’affaires influent qui occupe en même
temps depuis 2013 le poste de ministre du commerce et de l’industrie. « On
est fatigué d’entendre le discours défaitiste qui dit qu’il n’y a rien à faire
au Maroc ». Au contraire, « il y a encore beaucoup à faire au
Maroc »; « les opportunités sont là » et l’Etat ne ménage aucun
effort à seule fin d’inciter « les gens … à se réveiller et travailler »,
a- t-il déclaré à la tribune de la Chambre des Représentants.
Cela étant, qu’en est-il du déficit d’attractivité du Royaume
auprès de ses compétences? Une question lancinante à laquelle M.H. Elalamy a
apporté une réponse évasive, preuve s’il en est que la fuite des cerveaux est
le dernier souci du ministre/homme d’affaires.
Lors du Salon VivaTech de Paris, organisé au mois de mai 2019, O.
Cedric, secrétaire d’Etat Français au numérique avait formulé le souhait ardent
de son pays d’accueillir à bras ouverts les compétences marocaines. « Aujourd’hui, dans la tech, les Français
peuvent compter beaucoup sur les talents marocains, mais il faut que cela se
fasse de façon win-win » a-t-il précisé en ce sens. En réponse à cette
invitation, M.H.Elalamy n’a manifesté aucune volonté de stopper l’hémorragie
des cerveaux. Il s’est contenté de dire, sans vraiment comprendre où il voulait
en venir, qu’il faut « faire en
sorte que » la jeunesse marocaine « qui s’intéresse à l’innovation et
au digital, soit accompagnée fortement, et qu’elle ait des possibilités et des
options, y compris l’internationalisation de ses startups ». C’est sûr que cet homme d’affaires, devenu
ministre à partir de 2013, ne prête aucune attention aux barrières dressées par
l’Office des Changes sur la route de startuppeuses (rs) marocaines (ns) brillantes
(ts), condamnant ainsi chaque année de nombreux projets à l’échec…
II. Une hémorragie des
compétences nationales
Le Maroc est un pays qui se vide progressivement de ses
talents. Il est considéré de moins en moins comme un espace
d’attraction/rétention des compétences nationales; celles-ci constituent pourtant
un acteur essentiel des forces vives de la nation, donc du développement.
L’amélioration du rang du Royaume
dans le classement Doing Business devait normalement se traduire par la baisse,
d’une part, du taux de non-retour des compétences marocaines formées en
Occident et, d’autre part, du taux d’expatriation des compétences nationales
formées au Maroc. Malheureusement, cela ne semble pas être le cas. Et
d’ailleurs, la BIRD a complétement ignoré ce volet de la question, dont
l’importance n’est plus à souligner.
1. Le taux de non-retour des
étudiants marocains diplômés des universités étrangères en général et
françaises en particulier est non seulement anormalement élevé mais continue
d’être tiré vers le haut. Il serait passé de 40% dans les années 2000 à plus de
60% de nos jours. Les résultats d’une étude du Commissariat général à la
stratégie et à la prospective (France) datant de novembre 2013 sont
particulièrement instructifs à cet égard. On y apprend :
- que « les Marocains (première nationalité
étudiante en France) suivis des Algériens (3e nationalité étudiante)
sont les plus représentés dans la population des étudiants étrangers restés en
France (16/17% du total) …Les Chinois et les Tunisiens n’arrivent qu’en 3e
position »;
- qu’en France, « les étudiants
Marocains et Tunisiens restent majoritairement pour travailler (plus de 75% des
changements de statuts) »;
- que « parmi les nationalités aux
effectifs élevés, seul le Maroc représente une répartition des filières proche
de celle des étudiants français, notamment avec un fort taux d’accès aux autres
formation (CPGE, STS), et une proportion plus limitée d’étudiants à
l’Université », ce qui correspond dans une proportion non négligeable à
des formations dont le royaume a le plus besoin. Effectivement, « le
Maroc, seul pays dont les parcours estudiantins sont proches de ceux des
Français, représente 40% des effectifs d’étudiants étrangers dans les classes
préparatoires »; 23% des étudiants marocains (contre 16% pour les tunisiens
et 5% pour les algériens) sont inscrits dans les grandes écoles (écoles
d’ingénieurs: 12% ; écoles de management: 9%), « 43% sont en
sciences/ingénierie » (contre 53% pour la Tunisie), 1.246 étudiants sont
inscrits en doctorat (4% du total) dont seulement 520 doctorants en sciences et
ingénierie (contre 1.502/2.739 Tunisiens, 1.259/2.221 algériens et 1.110/1.698
libanais), des chiffres qui veulent tout
dire.
2. Des statistiques aussi parlantes concernant le nombre des
étudiants marocains, lauréats des filières universitaires d’excellence (grandes
écoles marocaines d’ingénieurs et de commerce, licences et masters d’excellence
en sciences économiques et juridiques), auxquels on ne laisse le choix que de
l’exil professionnel, sont délibérément absentes des publications des
institutions officielles. A part le chiffre de 600 ingénieurs, qui quittent
annuellement le pays à destination de l’Europe et du Canada, avancé par S.
Amzazi, ministre de l’éducation nationale, celui de 603 médecins qui ont pris
le chemin de l’étranger en 2018, soit 30% des lauréats des facultés de
médecines et de pharmacie du royaume, une donnée découlant d’un rapport récent
de la chambre des représentants, enfin celui d’environ 7.000 médecins installés
en France, des spécialistes pour la plupart d’entre eux, indiqué par le conseil
de l’ordre des médecins en France, aucune statistique fiable n’est, jusqu’à
preuve du contraire, disponible à propos d’une question qui fâche. Ils sont
vraisemblablement plusieurs milliers de personnes actives en pleine force de
l’âge et souvent hautement qualifiées ou expérimentées qui prennent chaque
année le chemin des pays occidentaux en particulier.
Cette évolution, dont les effets
pernicieux sur le développement du Maroc se font durement sentir, tient tout
d’abord à la réticence persistante des entreprises privées familiales surtout à
créer des emplois hautement qualifiés en nombre suffisant. Elle tient aussi,
mais dans une proportion encore plus grande, à des choix de politiques
publiques inconsidérés.
L’Administration créée de moins
en moins de postes budgétaires civils à la faveur du processus de privatisation
de services publics. Pourtant, les besoins en ressources humaines qualifiées de
l’Etat ne sont pas encore satisfaits dans de nombreux secteurs essentiels
d’activité.
- En témoigne tout d’abord, le solde net
annuel des créations d’emplois civils qui tend à baisser, voire à s’inverser.
L’effectif global du personnel civil s’est accru de 41.669 postes entre 2007 et
2011 contre seulement 11.217 postes (13.649/2015) entre 2012 et 2016. A partir
de 2017, on assiste même à une destruction d’emplois publics. En 2019
comparativement à 2016, l’effectif global des fonctionnaires civils a chuté de 3,2%, soit l’équivalent de
18.612 personnes (583.071à 564.459).
La proportion des fonctionnaires civils comparée à la population
marocaine tend elle aussi à se réduire. De 1,73% en 2012, cette proportion est
descendue à 1,59% en 2019. Relativement à la population active, ces taux
atteignent respectivement 5,02% en 2015 et 4,66% en 2019.
Trois autres phénomènes non moins
inquiétants méritent d’être mis en évidence:
-
Primo, durant la décennie 2007-2016, 66% des
suppressions d’emplois ont porté sur des cadres, soit un taux de croissance
annuel moyen de 22%.
-
Secundo, les offres d’emplois low-cost émanant surtout
du ministère de l’éducation depuis 2016 sont source de problèmes. Entre 2016 et
2019, le nombre de postes d’enseignants contractuels du primaire et du
secondaire a atteint 70.000, soit 25% environ de l’effectif total des
professeurs … La plupart sinon la totalité sont diplômés de l’enseignement
supérieur (masters, doctorats) mais sans formations qualifiantes et subissent
de plein fouet les conséquences dommageables du déclassement fonctionnel et
statutaire (salaires au rabais, couverture sociale hypothétique, insécurité de
l’emploi). Cela revient à planter le dernier clou dans le cercueil du système
éducatif public, à généraliser l’enseignement au rabais.
- Tertio, les
offres d’emplois publics qualifiés ou hautement qualifiés tendent à se raréfier
sous l’effet de trois pratiques classées par ordre d’importance décroissante, à
savoir:
* Le népotisme: au Maroc, l’expérience des deux dernières décennies prouve que les postes
de responsabilité sont rarement attribués sur la base du mérite (effet Dunning-Kruger). Comme dans une république bananière, derrière la
façade institutionnelle se cache en réalité un pouvoir qui sacrifie souvent les
principes élémentaires de la démocratie au profit d’affinités tribales,
familiales ou partisanes. Le népotisme en grand, érigé en mode de gouvernance,
est le trait distinctif des gouvernements dirigés par A.Youssoufi, (1998-2002)
A. Benkirane (2012-2016) et S. El Othmani (2018-2021). Le dernier exemple en date,
celui de l’Autorité Nationale de Régulation de l’Electricité (ANRE) a défrayé
la chronique. On a fini par apprendre que les neufs membres désignés à part
égale, en catimini, par le chef du gouvernement (Pjd), le président de la
chambre des représentants (Usfp) et celui de la chambre des conseillers (Pam)
portent les couleurs des partis dont ils se réclament. Ces postes attribués en
fonction de considérations bassement partisanes cachent souvent de véritables
sinécures (M. Harakat). A une ou deux exceptions près, les heureux élus, parmi
lesquels ne figurent paradoxalement aucune femme, ne sont guère versés dans le
domaine. C’est aussi simple que ça. Dans la mesure où ils n’ont pas les
qualifications requises, l’ANRE sera amenée à faire faire par des bureaux d’étude
le travail pour lequel ils sont grassement payés …
** L’externalisation, pour un oui ou pour un non (c’est-à-dire sans
raison valable ni sérieuse), d’activités à forte valeur ajoutée au profit aussi
bien d’organismes financiers internationaux (BIRD, FMI, BEI, etc.) que de
multinationales d’audit et de conseil se développe à grande échelle
(conception, gestion, évaluation des politiques publiques). Le fait de
sous-traiter l’élaboration, le pilotage et l’évaluation des politiques
publiques met d’abord en péril la souveraineté décisionnelle de l’Etat. Comme
le disait à juste titre R. Gendarme, « le colonialisme est mort, le
néo-colonialisme est bien vivant ». Cette façon d’agir se traduit
également par de faibles créations nettes d’emplois stratégiques par les
ministères économiques et financiers, ce qui prive un nombre en constante
augmentation de diplômés des grandes écoles d’ingénieurs, de commerce,
d’architecture et de lauréats des licences et masters d’excellence de postes
adaptés à leurs profils, les empêche donc de se rendre utiles à leur pays et
les pousse à s’expatrier à leur corps défendant.
***Plusieurs milliers de postes de responsabilité pourraient également
être libérés et les fonctions y afférentes mieux remplies par de jeunes talents
à condition toutefois de mettre l’intérêt général au cœur de l’action publique,
de s’atteler à nettoyer les écuries d’Augias. Les pratiques féodales de
maintien en fonction au-delà de la limite d’âge de grands commis de l’Etat, aux
compétences jugées fort douteuses (principe de Peter), et de cumul d’activités
(maîtres jacques) et d’avantages dans les hautes sphères du pouvoir n’ont plus lieu d’être.
L’administration, en s’y accrochant, a raté le train du progrès.
On s’en rend bien compte, les politiques publiques menées
jusqu’ici ne sont pas faites pour améliorer l’attractivité du pays auprès des
forces vives de la nation et encore moins mettre l’économie marocaine sur les
rails du développement durable.
C- Une dépendance sans cesse accrue des importations de biens et services
essentiels et non essentiels
J. Bourgeois-Pichat a montré le danger pour un pays du manque
d’articulation des fonctions de production et de consommation. Comme il le
souligne avec justesse, « il y a danger de voir une population
désirer consommer (une bonne partie de) - ce qu’elle ne peut pas produire », la
régulation s’opérant ou non par le commerce extérieur et les migrations. Cette
forme de déséquilibre structurel constitue l’une des principales
caractéristiques de l’économie marocaine.
Dès lors, pour mettre le Royaume à
l’abri des caprices de la conjoncture internationale et jeter les bases d’une
réelle souveraineté économique, un changement de
paradigme devient incontournable. Outre un intérêt grandissant au social (éducation,
santé, habitat), ce qui revient à placer l’Homme et l’environnement au cœur des
politiques publiques, l’Etat développeur doit concentrer ses efforts sur deux
objectifs prioritaires :
1. Jeter les bases d’une stratégie de
« couplage de l’industrie et de
l’agriculture », visant ainsi, comme l’indique F.Perroux, à
« transformer les effets de domination en effets d’entrainement
réciproques ». Trois remarques complémentaires permettent de mieux
éclaircir les propos de cet économiste qui invite à réfléchir sur les idées et
« faits porteurs d’avenir »:
*« Industrie d’abord », « Agriculture
d’abord » est un faux dilemme. Puisque « l’impulsion »
vient « en ordre principal de la première », F. Perroux estime
que « l’industrialisation » est « le fondement d’une politique
d’indépendance ». Il n’empêche toutefois que l’activité recherche et
développement conditionne l’expansion aussi bien de l’agriculture que de
l’industrie et le rôle de l’Etat s’avère déterminant sur tous les plans (M.
Rami).
**« Le tertiaire nécessaire à la croissance industrielle
ne saurait être confondu avec le tertiaire du divertissement et du loisir, qui
détourne les ressources économiques des emplois indispensables à l’appareil de
production ».
***« Le tourisme et les hôtels de luxe procurent bien
des profits et des devises, mais », prévient F. Perroux, « ne
remplacent pas les industries de base, ou la construction des éléments
intermédiaires qui manqueraient pour une structure organique de
l’industrie ».
2.
Renforcer la « structuration
de l’économie » du Maroc « par des mesures qui augmentent la part de la
population dans la gestion des ressources locales et dans la distribution des
fruits qu’elles procurent ». Il importe de rappeler, dans cet ordre d’idées,
que selon D. Ricardo la distribution est, d’un point de vue aussi bien théorique
que logique, un des problèmes les plus importants de l’économie
politique. « Impossible de comprendre les lois du développement
social, sans avoir analysé le processus de reproduction du capital social-pour
autant du moins qu’il s’agit de la société moderne » écrit N. Boukharine.
Le Maroc, il faut bien le souligner,
figure en tête des pays du grand Maghreb où les revenus d’activité (Y. Y.
Tamsamani) et du patrimoine sont très inégalement répartis, ce qui fait peser
sur le royaume une menace d’instabilité sociale destructrice et traduit en même
temps l’échec patent de la théorie du ruissellement ( trickle-down theory ),
une théorie, dont la paternité est attribuée à S. Kuznets, prix Nobel 1971
d’économie, que les auteurs du rapport 2017 de l’ONDH sur le développement
humain se sont employés à justifier en invoquant des arguments tirés par les
cheveux et en ignorant les nombreuses critiques, plus ou moins fondées, dont
elle a fait l’objet. La « théorie du cheval et du moineau » (horse
and sparrow theory), qui date des années 1890 et qui a été clairement exposée par
J.K. Galbraith dans un article datant de 1982, exprime mieux encore les
soubassements de la pensée néolibérale en matière de répartition des revenus.
Elle se résume ainsi: « si vous donnez au cheval assez d’avoine, il en
ressortira bien quelque chose sur la route pour les moineaux » (« If you
feed the horse enough oats, some will pass through to the road for the
sparows »).
On est loin de l’image idyllique
véhiculée par un économiste marocain à propos des smigards et des enseignants
du secondaire, lui qui s’est plaint des « revendications répétées de
certaines catégories de fonctionnaires, alors que comparativement leur
situation est bien meilleure que celle de leurs homologues dans la
région » et affirme, sans la moindre précaution, que « notre SMIG,
qui est d’environ 2.560,00 DH par mois, dépasse celui des pays voisins »
et qu’il « en est par exemple de même pour le salaire mensuel net du
professeur du secondaire qui se situe à environ 8.125,00 DH » (A.
Benamour). Or, il suffit de raisonner en termes de parité de pouvoir d’achat,
d’indiquer qu’un nombre relativement important de salariés du secteur privé
déclarés à la CNSS non seulement touchent moins que le SMIG mais sont exclus de
la protection sociale, de ne pas confondre professeur du premier et du deuxième
cycle du secondaire, en début de carrière ou après un certain nombre d’années
d’ancienneté, etc. pour s’apercevoir qu’il s’agit de comparaisons trompeuses.
Et que dire des enseignants contractuels recrutés en masse ces dernières années
et systématiquement sous-payés (A. Zeroual et al.)? Que dire des smagards dont
le Pr. A. Benamour, porte étendard de la gauche néolibérale, semble ignorer
totalement l’existence alors qu’ils se comptent par centaines de milliers
formés en grande partie d’ouvrières low-cost, majoritairement tenues à l’écart
du système de sécurité sociale? etc.
Au Maroc, la recherche d’une stabilité favorable au
développement, qui a fait jusqu’ici largement défaut, doit constituer un
objectif prioritaire. Compte tenu des principaux facteurs explicatifs de
l’hyper concentration du revenu et du patrimoine ainsi que de la forte
résistance qu’oppose le grand capital privé et public à une meilleure
répartition des richesses, compte tenu également du fait qu’à part un sérieux
effort de rationalisation toute pression supplémentaire sur le budget public est
à écarter, la solution passe par une redistribution des actifs existants, véritable
angle mort de la politique économique du royaume chérifien et du plan
stratégique de l’ONG Oxfam au Maroc . Dans ces conditions l’Etat, entendu dans le sens d’un système politique
et social débarrassé de ses scories et d’un système économique à l’abri de la
prédation, n’a d’autres choix que de s’attaquer dans les toutes prochaines
années à deux chantiers majeurs:
° La réouverture du chantier de la réforme
agraire abandonné à la veille des années
quatre-vingt parce que considéré par la BIRD « hors sujet » et par la
classe dominante contraire à ses intérêts.
On s’attendait à ce que la réforme agraire fasse partie
intégrante des programmes des gouvernements A. Youssoufi (1998-2002) et A. El Fassi
(2008-2011), à ce qu’elle soit toujours présente dans l’esprit des économistes
de « la Koutla démocratique », malheureusement cela n’a pas été le
cas. C’est la preuve que la Koutla, qui suscitait beaucoup d’espoir, souffre
d’une perte de mémoire historique.
La répartition fortement inégale des actifs terres/eau
d’irrigation et donc des crédits constitue par ailleurs l’absent de marque des
études gouvernementales sur les facteurs déterminants des inégalités sociales
et de la pauvreté au Maroc. Cette distorsion caractéristique du
sous-développement a été purement et simplement passée à la trappe. Même les
experts onusiens, qui ont pris une part active à l’élaboration du rapport 2017
de l’ONDH sur le développement humain, ont préféré fermer les yeux sur cette
faille méthodologique béante (Rapport sur la régionalisation avancée de 2011, rapport
2017 de l’ONDH, étude du ministère de l’économie et des finances
sur « la question des inégalités sociales… » datant d’octobre
2018, etc.). Il n’y donc pas lieu d’en douter: pour des motifs
politico-idéologiques, la réforme agraire comme condition nécessaire au
développement et à la lutte contre la pauvreté a complétement disparu des
écrans radar officiels et du vocabulaire d’une brochette d’économistes
universitaires « de gauche » qui ont préféré vendre leur âme au
diable (S. Belghazi, N. El Aoufi, N. Guedira, L. Jaïdi: rapport ONDH, 2017).
En revanche, dans les cercles et milieux éclairés, on
s’accorde à reconnaître que la réforme agraire, à condition de porter sur
d’importantes superficies réparties entre un nombre conséquent de paysans sans
terres ou propriétaires de parcelles exiguës et d’être bien conduite, peut
produire des effets socio-économiques positifs
(A. Berrada, préface de l’ouvrage de M. Rami). C’est pourquoi le PNUD et la FAO
se posent en ardents défenseurs d’une telle opération. Même le FMI a, paradoxalement,
fini par reconnaître en 2008 les bienfaits de la réforme agraire dans la lutte
contre la pauvreté et la promotion d’une « croissance économique
rurale ». M. Ravallion et D. Van de Walle, les auteurs d’un article sur le
sujet, ont tenu cependant à préciser que « l’expérience de la Chine et du
Vietnam confirme l’importance d’institutions politiques solides (y compris
au niveau local) et de gouvernants déterminés à lutter contre la
pauvreté », deux conditions sine qua non que le Maroc peine à remplir.
La question de la réforme agraire au Maroc se pose en termes
de constitution d’une large assise foncière comprise entre 4 et 5 millions
d’hectares ainsi répartis et de fortes résistances à vaincre:
. Récupération d’une superficie d’environ 600.000 ha de
terres riches que se sont appropriées des couches de la classe dominante entre
1956 et 1973 sans payer d’impôt agricole (IS ou IR) sur le surplus dégagé entre
1981 et 2013 (9 MM DH environ), ce qui leur a permis de s’accaparer le beurre
et l’argent du beurre.
. Les terres Guich et les terres Habous qui s’étendent sur
quelques 300.000 ha.
. Les terres Collectives (Y. Berriane): sur 12 millions
d’hectares, 2 à 3 millions ha peuvent, dans les trois-quatre années à venir,
être cultivés ou plantés moyennant des travaux de dépierrage, de défrichement et
des opérations de démembrement, etc.
. Superficies découlant de la limitation de la propriété (1
million d’hectares environ). La surface de référence pourrait se présenter
ainsi:
*8 à 15 ha en irrigué (grands
périmètres irrigués, petite et moyenne hydraulique);
**30-40 ha en bour (bour favorable,
bour défavorable);
***20 ha (terres de pâturage).
Que ceux qui font bon marché de l’intérêt général, qui
croient que le débat sur la réforme agraire au Maroc est bel et bien clos
depuis le plan quinquennal 1981-1985 qui coïncide avec le lancement de PAS se
détrompent. Deux arguments peuvent être invoqués à cet effet.
. D’abord, mis à part les terres distribuées dans le cadre de
la réforme agraire de première génération (303.573 ha ayant bénéficié à 20.805
agriculteurs organisés en 671 Coopératives regroupées en 11 Unions),
l’appropriation du reliquat des anciennes fermes de colonisation, produit d’une
dépossession forcée des paysans de leurs « bonnes terres » (A.
Belguendouz), soit quelque 60% du total, n’a rien de légal. Quand on fait grand
cas de la loi du plus fort, il ne peut y avoir d’intangibilité des droits
acquis.
Cette déviation par rapport à l’objectif premier de
l’opération de récupération des terres de colonisation ressort clairement d’un
article de N. Bouderbala qui remonte à 1973. Comme il le précise: « la
récupération du patrimoine foncier a toujours été présentée non seulement par
le mouvement national mais également par les différents documents officiels et
l’autorité comme ayant un objectif quasi-exclusif: redistribution de ces terres
à la paysannerie spoliée. Le transfert à l’Etat dans un premier temps n’était
présenté que comme une simple procédure préalable juridique nécessaire à une
redistribution. Dix ans après, c’est une toute autre réalité qui apparaît: le «
gâteau » colonial a excité bien des convoitises et si le transfert des terres
coloniales à l’Etat apparaît bien comme une solution d’attente, cette attente a
débouché sur une toute autre solution que la restitution intégrale à la
paysannerie! » (fragment d’un article repris tel quel dans un autre écrit
publié en 1999 par N. Bouderbala et A.M.
Jouve).
P. Pascon, instruit par l’expérience, n’a pas manqué de faire
remarquer à ce propos que « l’essentiel des terres de colonisation » a
profité « aux notabilités et dignitaires du gouvernement et de
l’administration, gouverneurs, pachas, super-caïds, mais mieux encore généraux,
colonels, ministres et princes… », tant il est vrai que la « propriété
foncière et la détention du pouvoir politique sont bien deux composantes
confondues, l’une relayant l’autre… ». Fait sans précédent, en 1973 T. Zaamoun,
alors grand commis de l’Etat, ne s’est pas empêché de réclamer en vain la
restitution de vastes et riches fermes coloniales accaparées par des marocains.
Pour cet ex-
secrétaire général du ministère de l’agriculture puis secrétaire d’Etat, il serait
« logique de réexaminer les conditions antérieures au 2 mars 1973 d’octroi
des autorisations de vente accordées à certains étrangers au bénéfice de
personnalités et de hauts fonctionnaires; il s’agirait en somme de considérer
comme nulles ces autorisations, ou tout au moins de demander la limitation de
la propriété à ces bénéficiaires qui doivent leurs biens à leur influence et à
leurs interventions occultes » (T. Zaamoun, II-Rapport Général: réflexion
générale visant la valorisation de la production agricole et la promotion du
monde rural, septembre 1973, p.157).
. Ensuite, les effets néfastes de la condamnation à mort sans
autre forme de procès de la réforme agraire de seconde génération sont toujours
là: une paupérisation de masse qui frappe de plein fouet une proportion élevée
de la population rurale et une jeunesse en grande partie déscolarisée et, de ce
fait, souvent contrainte d’exercer des emplois d’aide familiale non rémunérés ou
de vendre occasionnellement sa force de travail en contrepartie de bas salaires
tout en étant pratiquement exclue du système de couverture sociale.
Comme l’a reconnu A. De Tocqueville, l’agglomération de la
propriété foncière dans un petit nombre de mains est à l’origine de la misère
de la masse d’agriculteurs. Pour ce philosophe de l’égalité et de la
démocratie, « le moyen le plus efficace de prévenir le paupérisme parmi
les classes agricoles est donc assurément la division de la propriété
foncière ».
La mise en garde lancée par J.K. Galbraith concernant les
conséquences dévastatrices de la pauvreté multidimensionnelle (S. Mizbar) doit
être prise très au sérieux: « la cause est désormais entendue-peut-être
même trop bien: de tous les maux de l’homme, la pauvreté est le plus puissant
et le plus massif. Elle est la mère d’innombrables souffrances depuis la faim
et la maladie jusqu’à la guerre civile et la guerre tout court ».
Pour inverser cette tendance destructrice, il importe au plus
haut point de veiller au respect des principes propres à la déclaration de
l’ONU sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les
zones rurales adoptée le 17 décembre 2018. La constitution de 2011 doit donc
être profondément reconsidérée en conséquence.
°° L’ouverture du capital des grandes sociétés
L’ouverture du capital des grandes
sociétés est censée offrir un débouché attractif à l’épargne des ménages en
général et salariale en particulier. Les différentes mesures destinées à
faciliter l’introduction en bourse des sociétés opérant au Maroc sont cependant
restées pratiquement sans grands effets. Deux tendances contrastées en
apportent la preuve.
1. Les grandes sociétés revêtent pour
la plupart d’entre elles un caractère « familial et fermé,
empêchant » par conséquent « toute ouverture du capital à des
personnes ou à des sociétés étrangères à la famille; le principe de l’autonomie
apparaît ainsi en tant que condition de survie et l’objectif prioritaire par
rapport à tout autre objectif » (M. Berrada, 1985). D’après le Pr M.
Berrada, cela veut dire que le « dirigeant-propriétaire cherche à
sauvegarder sa souveraineté sur l’entreprise jusqu’à sa mort pour la
transmettre à ses héritiers ». Cela signifie aussi que la « forte
interdépendance financière » observée « entre le patrimoine de
l’entreprise et le patrimoine personnel ou familial du dirigeant-propriétaire »
« sert de support pour la fraude fiscale » (M. Berrada). A. Rahhou,
alors directeur général adjoint du Crédit du Maroc (1996), s’est montré encore
plus précis. L’entreprise marocaine, note cet ingénieur doué d’une grande
lucidité, « reste gérée d’abord et avant tout par la famille. Il est
évident que cela n’est pas un problème en soi, il ne l’est qu’au travers des
comportements qui en découlent trop souvent. Ainsi, les contraintes de
transparence, d’étanchéité entre biens sociaux et biens personnels, de bonne
affectation des ressources, de principe de vases non-communicants entre entités
juridiques différentes, de relations rationnelles avec les tiers (notamment les
actionnaires minoritaires), etc. sont sacrifiés souvent sur l’autel de
l’intérêt à court terme des personnes physiques. Sans oublier bien évidemment
les problèmes de succession qui rendent l’avenir des entreprises obscur au-delà
de la durée de vie de leur dirigeant, et ceci indépendamment des conditions
d’environnement ».
2. Le nombre de sociétés cotées à la
bourse des valeurs de Casablanca oscille dans la durée entre 74 et 77 seulement,
soit une infime proportion du total des grandes entreprises, et plus de la
moitié sont des filiales de holdings locales ou étrangères. De surcroît, les introductions
en bourse portent sur des parts de capital souvent inférieures à 40%. Les
principaux actionnaires se recrutent essentiellement parmi les investisseurs
institutionnels; les particuliers, par contre, sont faiblement représentés en
tant que détenteurs de titres de participation et les actionnaires salariés
encore moins. Au Maroc, l’actionnariat salarié constitue l’exception plutôt que
la règle et les entreprises locales comparées aux entreprises étrangères sont encore
trop peu nombreuses à s’engager dans cette voie. S’agissant des entreprises à
capitaux marocains, il convient de noter que la plus importante d’entre elles
dénommée Office Chérifien des Phosphates (OCP) a jusqu’à présent fermé la porte
à l’actionnariat salarié, enfreignant ainsi les règles de conduite de l’entreprise citoyenne. La même
remarque vaut pour le groupe sucrier COSUMAR, longtemps contrôlé par les
holdings royales ONA/SNI (1985-2013/2014), le groupe financier public
tentaculaire CDG (A. Zeroual) et de nombreuses autres entreprises de grande
taille.
Ces indications et bien d’autres
prouvent que le grand capital autochtone oppose une forte résistance à un
meilleur partage des richesses. L’hyper-concentration des revenus et des
patrimoines qui en résulte grève lourdement l’économie marocaine. Dans ces
conditions, il devient impératif de généraliser l’introduction en bourse à
l’ensemble des sociétés dont le chiffre d’affaires excède 100 MDH. En 2018, les
entreprises de cette taille, tous statuts confondus (privées, publiques,
locales, étrangères), sont grosso modo au nombre de 1.446. En tenant compte des
sociétés déjà cotées à la bourse des valeurs de Casablanca (74), l’introduction
en bourse par augmentation de capital de préférence devrait s’étendre
progressivement dans les cinq années à venir à 1.370 entreprises environ. Cette
opération porterait dans un premier temps sur 40% au moins du capital de chaque
société cotée. 20% seront souscrits par des investisseurs institutionnels, 10 à
12% par des particuliers et 8 à 10% par les salariés de l’entreprise. Au terme
du quinquennat 2021-2025, des
améliorations pourraient être apportées à la lumière d’une première évaluation….
Cela étant, il n’en reste pas moins
qu’une réelle stratégie de développement passe aussi par l’exploration et l’appropriation
des possibilités offertes par le modèle du vol d’oies sauvages associé au nom
de l’économiste Japonais K. Akamatsu et popularisé par la suite par son
compatriote S. Okita. Dans cette perspective, il s’avère judicieux d’œuvrer en
faveur de l’édification du Grand Maghreb, condition sine qua non d’une
intégration économique prometteuse…
Rabat, 15 septembre 2020
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