
VIA BEYROUTH, BAGDAD,
DAMAS
Pr. Abdelmoughit Benmessaoud TREDANO
Université Mohamed V. Rabat.
Il est vrai que l’enquête n’est pas encore terminée, et il serait
téméraire d’avancer une hypothèse quelconque quant au véritable responsable
d’un tel acte.
On essaiera de voir plus ou
moins clair par le biais de réponses à deux interrogations classiques
1.
A qui profite " le crime" ?
2. Pourquoi
maintenant ?
Que le sinistre soit purement accidentel ou provoqué, il y a des
gagnants et des perdants.
Pour comprendre la signification de cet acte,
il faut le placer dans son contexte géopolitique régional
et international depuis 2017.
L’année 2017 a été marquée par la défaite TERRITORIALE de Daech en Irak
et en Syrie.
Depuis, le clivage
entre deux blocs qui existait déjà depuis au moins 2011 à la faveur de ce qu’on
a appelé le printemps arabe, s’est bien installé et les puissances desdits
blocs se livrent à des guerres sans
merci.
Théâtre des opérations : le monde arabe et surtout au Moyen Orient
et son extension libyenne.
Les acteurs :
1.Le monde occidental, avec à sa tête les USA, les principautés
pétrolières et la Turquie.
Evidemment avec des objectifs différents et nuancés, variant d’un
acteur à un autre.
Un seul point commun : réduire l’influence iranienne voire mettre
au pas de manière définitive ce pays qui dérange.
2.L’autre bloc dirigé par l’Iran avec comme alliés locaux le Hesbollah
du Liban, la Syrie, certains mouvements chiites en Irak et les Houtis au Yémen.
Quels sont les enjeux qui
opposent les deux camps ?
L’année 1945 a été marquée par l’accord de Quincy : pétrole
sécurisé et bon marché pour l’Amérique et sécurité pour l’Arabie Saoudite .
Il est vrai que l’acteur iranien n’était pas là ou du moins il n’était
pas "du mauvais côté " puisqu’avec Israël ils constituaient les
sentinelles de l’Occident au Moyen-Orient.
Toutefois, le pétrole et la sécurité d’Israël sont restés les questions
lancinantes dans la région ; même si les Etat- Unis sont devenus, depuis
quelques années, exportateurs grâce à la production du pétrole et du gaz de
schiste (Pennsylvanie, Texas, Dakota du Nord…)
LE STATUT DE PUISSANCE NUCLEAIRE CONTESTE
Ce qui est nouveau
c’est l’aspiration au statut de
puissance de l’Iran depuis 1979 et à une prétention à la puissance nucléaire depuis
une vingtaine d’années.
Et la faiblesse du monde arabe, la destruction de l’Irak à deux
reprises (1991 et 2003) et de la Syrie et de leurs armées (la syrienne un peu
moins) et ce depuis au moins le fameux printemps arabe.
C’est pour mettre fin à cette prétention que
les USA, Israël et les Européens et les pays du Golfe ont mobilisé des moyens
colossaux ; des sanctions, des assassinats de savants iraniens et des menaces
de guerre souvent agitées pour ne pas la déclencher à cause des conséquences
incommensurables dans la région et des éléments de puissance non négligeables dont dispose l’Iran (la puissance balistique entre
autres).
Comment, sans faire la guerre totale à
celui-ci, réduire "sa capacité de
nuisance " ?
C’est à cette tâche
que ce groupe de pays s’est attelé.
La stratégie est la suivante : comme l’objectif final c’est de
renverser le régime islamique et comme une guerre frontale n’était pas
souhaitable, il fallait détruire les alliés de l’Iran.
Sans remonter loin, on peut considérer que ça a commencé avec l’assassinat
de Rafiq Hariri en 2005 et évidemment l’accusation a été tout de suite orientée
vers la Syrie et hezbollah. Et dans le sillage, Chirac après avoir fait le
Héros (en 2003 avec un coût exorbitant) il s’est rallié à Bush, pour se faire
pardonner, et ce en faisant adopter une résolution obligeant les Syriens à
quitter le Liban
Ils ont enchaîné avec la guerre contre Hesbollah en 2006 avec comme
toile de fond le Grand Moyen Orient. Une sorte de Sykes-Picot II inspiré par
les néoconservateurs (Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Dick Cheney, Richard
Perle… entre autres ..) et avec une filiation pas trop lointaine des écrits de
l’historien juif ( de nationalité britannique
d’abord puis américaine et
israélienne) en l’occurrence Bernard Lewis.
La nature de l’opération : un dépeçage
systématique du monde arabe avec un partage à base ethnique, tribale et
religieuse. Le printemps arabe leur a donné une opportunité inégalée.
En effet depuis 2003 et surtout 2011, un travail de destruction
méthodique est enclenché.
Avec le même objectif : arrêter les ambitions de l’Iran en
éliminant les alliés locaux dans le monde arabe.
LE LIBAN SOUS PRESSION AMERICAINE
Imaginez l’acharnement des Américains depuis une année contre L’Irak
dont le Parlement a eu la mauvaise idée de demander leur départ et surtout
contre le Liban depuis octobre 2019.
Prenons le cas du Liban :
Les Américains contrôlent le système financier et bancaire.
Le dollar ne rentre plus au Liban et la Lire
libanaise s’est effondrée (un autre Paradoxe du Liban double monnaie, on ne
sait pas pourquoi) à cause des manipulations des Américains et de la corruption
des élites libanaises
En outre, par le truchement, de la Loi
américaine appelée César contre la Syrie, le Liban en subit les conséquences.
Imaginez que le Liban n’a pas le droit de
commercer avec la Chine, la Russie encore moins avec l’Iran alors que les pays
du golfe alliés des Etats Unis ne se privent pas.
La Chine a proposé 3 grands projets : une
ligne de chemin de fer sur toute la côte libanaise, 2 ou 3 centrales
électriques et un important tunnel. Et la Chine attend toujours le feu vert du
gouvernement libanais incapable de décider à cause de la pression américaine et
de la résistance des alliés locaux de l’Occident.
Imaginez que le Liban n’a pas le droit de prendre langue avec la Syrie
pour négocier le départ des réfugiés syriens sous prétexte que la Syrie n’est
pas encore sécurisée.
Et plus grave encore, il ne peut commercer avec elle alors qu’il s’agit
de sa seule ouverture terrestre !!
Imaginez qu’on refuse à l’armée libanaise d’avoir un armement
conséquent tout en demandant aux autorités libanaises le démantèlement des
armes de Hesbollah.
Le Liban n’a pas le droit de se défendre contre les incursions
permanentes d’Israël, sans parler des guerres et les occupations conduites par
ce dernier contre ce petit pays.
Il n’est pas inutile de rappeler d’autres éléments du contexte qui
peuvent aider dans l’explication de la crispation et de la tension qui
prévalent entre les protagonistes depuis quelques semaines dans la
région :
1. Des attentats ont été
commis ces dernières semaines en plein cœur de l’Iran et dans des endroits
stratégiques.
2. Des bombardements de plus
systématiques des sites iraniens et du Hesbollah en Syrie.
3. Accord militaire
stratégique entre l’Iran et la Syrie.
4. Accord économique
stratégique entre l’Iran et la Chine.
5. Tentation du Liban vers
une coopération avec la Chine, la Russie et l’Iran.
6. La proclamation du Patriache maronite Bichara
Boutros Er-Raîî portant la nécessité de débattre de la neutralité du
Liban. Proposition est loin d’être neutre !!
Ce qu’on attend du Liban
Pour entrer en bonne grâce aux yeux des Américains et les Occidentaux
en général voilà ce qui est demandé aux officiels libanais
7. Contrôler l’armement de
Hesbollah
8. Accepter un changement du
mandat de la FUNUL , en les transformant en inspecteurs permanents des
mouvements du Hesbollah et permettre à son personnel le droit de fouiller les
maisons des habitants au Sud du Liban .
9. Ratifier les frontières
terrestres avec Israël et dans le sillage celles maritimes et ce pour gagner
des m3 de gaz dans le bloc 9 disputé par les deux pays
10. Installer définitivement
les Palestiniens en leur accordant la nationalité libanaise
11. Installer définitivement
les réfugiés Syriens en leur accordant la nationalité libanaise ce qui explique
l’absence de volonté ou du moins la capacité à décider du retour desdits
réfugiés.
12. Signer un traité de paix
avec Israël serait le bouquet final.
Si le Liban répond à ces demandes, sa situation changerait du tout au
tout ?
C’est possible. Mais la dignité en moins. Pourquoi cela ne s’est pas
réalisé avant lorsque les alliés locaux de l’Occident régnaient sans partage
Donc rien n’est moins sûr.
On fait miroiter aux Libanais l’Eden, il
suffit qu’il s’éloigne du bloc iranien !!
Le Liban a résisté durant des années.
Aujourd’hui, il est exsangue. Les effets cumulés des sanctions, de
l’effondrement de la livre libanaise, d’une économie de rente, l’inefficacité
d’un régime politique à base confessionnelle poussée jusqu’à l’extrême ne
peuvent que créer une situation de mécontentement généralisé devant pousser les
libanais à penser que leur malheur c’est le Hesbollah.
L’explosion, somme toute énigmatique (dépôt
prolongé du nitrate d’ammonium, dont la moitié a été volée et remise en 2014 à
Daech et à Al Nosra en Syrie, absence de précautions minimales ,) du Port de
Beyrouth s’inscrit dans ce contexte.
Qu’elle soit d’origine accidentelle ou provoquée, cette explosion avait
comme fonction de créer un climat insurrectionnel devant conduire à la chute du
gouvernement actuel (déjà réalisé), jugé pro Hesbollah , et à terme au
démantèlement de l’arsenal militaire voire la disparition de ce
dernier comme structure politico-militaire.
CELA ETAIT
VALABLE AVANT.
Aujourd'hui,
après la double explosion il y a, semble-t-il, un début
d'assouplissement.
Cette nouvelle
attitude est dictée par une sorte de réalisme des puissances ; éviter de tout
perdre au Liban qui risque de s'orienter vers la Chine et la Russie voire
l'Iran.
En effet,
Il semble qu'il y a quelque chose de changé dans les rapports de ces puissances
vis- à-vis du Liban avec un Hesbollah dominant. (1)
Quelques
indices :
1.La visite de Macron à Beyrouth
Il importe de
souligner que le président français, en coordination avec les Américains, a été
chargé apparemment de négocier le tournant au Liban.
Le seul
interlocuteur qui peut être accepté par tous les protagonistes libanais
Le
Hesbollah a salué cette visite. Par ailleurs, M. Macron a refusé une rencontre
exclusive avec
le parti de M. Saad Hariri et de mettre
à l’ordre de la réunion l’armement de Hesbollah
2.La rencontre avec tous les dirigeants libanais y compris
le représentant de Hesbollah (2).
3.La conférence
de don organisée le dimanche 9 août sous le patronage de la France et de l’ONU
(3) ; peut-être ça peut traduire un début d'effritement de la politique de
sanctions.
4.L'afflux de
dons importants pourrait confirmer le début de la fin des sanctions même
provisoire ; en effet les Etats se positionnement même parmi ceux qui
craignaient la colère et les représailles américaines.
5.La France veut se réintroduire
dans la région avec le Liban (des chantiers énormes dans trois pays
détruits le Liban, la Syrie et l’Irak).
6. La bataille de demain est celle
du Gaz en Méditerranée orientale ; des réserves importantes qui attisent tous les appétits et les guerres
de demain.
Les
puissances ne raisonnent qu’en terme de rapports de force et surtout
d’intérêts ; en effet, comme disait un secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles « les Etats Unis n’ont pas d’amis permanents,
d’ennemis permanents mais que des intérêts permanents » (4)
Pourquoi
ne pas composer avec Hesbollah y compris de la part des Américains .
7.Qu’il ait reconduction de Trump
ou élection de Biden, l'idée de la reprise des négociations avec L'Iran fait son chemin.
La stratégie
d’affrontement s’est révélée inefficace.
On change le
fusil d’épaule.
Une vérité qui
peut déranger pas mal de monde
Si l'Occident
peut s'assurer auprès de l'Iran de la sécurité d’Israël, je suis convaincu que
ce monde occidental ferait tous les accords possibles et imaginables
avec Téhéran.
Que cette
nouvelle stratégie occidentale (sauver ce qui peut être sauvé) aboutisse ou
pas, l'issue... que connaitrait la situation de chaos au Liban et en Irak en
particulier et au Moyen Orient en général, déterminera les rapports de forces
entre les deux blocs qui se font la guerre par alliés interposés. et le devenir
de toute la région.
11 août 2020
Notes
1.Pour l’actualité libanaise, voir les liens
suivants :
2.Idem.
4.. En fait la phase est « d’Henry John
Temple, 3ᵉ vicomte Palmerston, plus connu sous le nom de Lord Palmerston, qui
est un homme d'État britannique,
« Un grand pays n’a pas d’amis. Les hommes
peuvent avoir des amis, pas les hommes d’État. »
Charles de Gaulle – Extrait d’un entretien
au magazine Paris Match, le 9 décembre 1967 ».
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