
Le « plan de
relance » : une feuille de route qui crée plus de problèmes qu’elle n’en
résout
Pr. Abdelkader Berrada
« Je
prête attention à la nature du problème, parce que cela nous donne des
indications sur la nature du remède à proposer ».
John Maynard Keynes
Une chose est sûre: état donné que les pouvoirs publics n’ont
pas pris la pleine mesure de la gravité de la situation et agit vigoureusement
et rapidement, les effets socio-économiques dévastateurs du Covid-19 se feront durement
sentir pendant plusieurs années. De fait, il est communément admis que des
circonstances exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles. Seulement, le
plan dit de relance décliné récemment par le ministre de l’économie et des finances
(un ex-banquier dont la mission consistait à mener à terme la privatisation de
la BCP et à favoriser l’accès au crédit des plus grandes entreprises), ne
semble pas de nature à relever les principaux défis posés par cette pandémie. Il
se résume à une série de mesures à la fois peu pertinentes, peu cohérentes et à
l’issue incertaine, d’abord parce qu’elles relèguent au second rang l’arme
budgétaire, ensuite parce qu’elles s’inscrivent dans une vision à très court
terme, enfin parce qu’elles consistent à vendre du rêve, ceci sans oublier leur
forte coloration idéologique.
I.
Position en retrait de
l’arme budgétaire
L’Etat s’est mis en retrait pour ce qui est des interventions
budgétaires et s’est surtout employé à restructurer le portefeuille des
entreprises et établissements publics tout en marquant sa préférence pour les
projets en partenariat public-privé (ppp).
Sur les 120 MMDH prévus (milliards de dirhams), les
engagements directs de l’Etat, c’est-à-dire budgétaires, ne dépassent pas pour
le moment 20 MMDH (16,67%) ainsi
répartis:
-15 MMDH viennent, après coup, en déduction des crédits
d’investissement inscrits en loi de finances rectificative 2020. Leur champ
d’application n’a cependant pas été délimité avec précision, ce qui ne permet
pas d’écarter d’éventuels doutes quant à la pertinence d’une telle décision.
L’unique indication fournie à ce propos est que le montant correspondant fait
partie intégrante d’un « fonds d’investissement stratégique »
public-privé de 45 MMDH aux contours encore très flous et mal définis.
D’ailleurs, sur ce total 30 MMDH
restent à couvrir, entre autres par l’emprunt, dans le cadre du partenariat
privé-public, ce qui laisse présager un renforcement du rôle de l’Etat comme
vache à lait des grands groupes privés.
- 5 MMDH sont prélevés sur le fonds Covid-19 et destinés à couvrir
les risques de défaut de remboursement des prêts prévus par la Caisse Centrale
de Garantie au profit d’entreprises privées et publiques (70 MMDH). Banque Al
Maghrib, faute d’avoir revu, comme on devait s’y attendre, les conditions d’octroi
des crédits bancaires, rien ne garantit que les grandes entreprises et leur
filiales PME/PMI ne resteront pas les principales bénéficiaires des sources de
financement disponibles. De même l’Etat, faute d’avoir réservé exclusivement
aux TPME l’accès aux crédits garantis, on ne peut pas exclure un renforcement
de la tendance lourde dégagée précédemment, condamnant ainsi à la disparition
des pans entiers de l’économie et au chômage des centaines de milliers d’actifs.
Rien ne garantit non plus que les restructurations sur mesure
en vue des entreprises et établissements publics n’ont pas pour objectif
principal de préparer le terrain à une privatisation massive semblable à celle
de 1993-2007, d’ouvrir un boulevard au secteur privé. Le cas déclaré de l’ONICL
et des sociétés apparentées, qui opèrent dans un secteur économique vital, n’est
qu’un exemple parmi d’autres. Cela ne fait aucun doute, l’hyper
concentration/centralisation du capital privé et des abus de position dominante
qui vont avec sont de nature à hypothéquer sérieusement les chances de
développement du Maroc. La vague de privatisation d’entreprises publiques relevant
de différents secteurs d’activité, à laquelle on a assisté durant les années quatre-vingt-dix/deux-mille,
illustre parfaitement ce genre de dérives niées en bloc par la gauche caviar.
Les dégraissages massifs auxquels on devrait s’attendre à la faveur du plan de
relance de juillet 2020 ne sont d’ailleurs pas étrangers aux velléités de
réforme du système de protection sociale dont les objectifs, faussement
ambitieux, semblent difficilement atteignables d’ici 2025, voire au-delà. La
privatisation en préparation des 13 polycliniques de la CNSS qui répond à la
logique du moins d’Etat, donc de la marchandisation de la santé de plusieurs
millions de salariés, ne s’inscrit-elle pas en faux contre ces objectifs?
Tout donne à penser que l’Etat s’est servi de la crise Covid-19
comme prétexte pour essayer d’élargir, « quoi qu’il en coûte », la
sphère d’action du capital privé dominant. On comprend dès lors pourquoi les
mesures phares du plan de relance ne sont pas du goût de larges couches de la
population qui y voient un marché de dupes.
Considérées dans leur ensemble, les actions publiques
anti-crises s’inspirent d’ailleurs de plusieurs recommandations de la BIRD contenues,
entre autres, dans le « Cadre de Partenariat stratégique proposé par » ce
groupe (janvier 2019). Force est de reconnaître que les pouvoirs publics font
tout pour ne pas s’aliéner l’appui de la BIRD, leur principal bailleur de fonds
et conseiller. Pour leur part, les pressions exercées par le FMI, en
contrepartie du déblocage, le 7 avril 2020, des ressources disponibles au titre
de la ligne de précaution et de liquidité d’un montant avoisinant 3 MM$, réduisent
encore davantage les marges d’action de l’Etat.
II.
Une vision court-termiste
(short-termist)
En raison de l’ampleur de la crise et de ses retombées
négatives persistantes, le plan de relance devait s’inscrire dans le cadre
d’une programmation budgétaire pluriannuelle (Juillet 2020-Décembre 2023). L’horizon
temporel de la loi rectificative de finances ne couvre que le second semestre
de l’année 2020. De même, les prévisions qui y sont associées ont été conçues
indépendamment d’un plan d’action à moyen terme, ce qui explique leur manque de
pertinence.
En période de crise grave, l’attentisme et la frilosité du
secteur privé hégémonique en particulier devaient amener l’Etat à accorder une
importance plus grande à la politique budgétaire.
Pour accroître la marge de manœuvre budgétaire de l’Etat, la
nécessité se fait sentir d’activer la politique monétaire, sans risque
d’inflation, en renouant, à titre exceptionnel, avec la pratique-supprimée à
partir de 2006- des avances conventionnelles à l’Etat amortissables à long
terme (45 MMDH étalés sur trois ans). En cas d’impossibilité de recourir à ce
type d’action, une facilitée de caisse aménagée, d’un montant équivalent, sinon
légèrement supérieur, pourrait constituer une solution de rechange (10% au lieu
de 5% des recettes fiscales annuelles, remboursement non pas à court mais à
long terme). Les dépenses d’investissement public doivent donc être revues à la
hausse à due concurrence et les montants correspondants pris en compte dans le
cadre des projets de lois de finances pour les années 2021, 2022 et 2023 (15 MM
DH en 2021 et un montant similaire en 2022 et 2023). Précisons toutefois que
pour s’assurer de l’utilité et de l’efficacité des dépenses d’investissement
public additionnelles et apaiser ainsi les craintes du gardien du temple
monétaire (le gouverneur de Bank Al Maghrib qui a fini, malheureusement, par se
convertir au néolibéralisme pur et dur sur le tard), celles-ci ne devraient
concerner que les activités civiles à caractère économique, social et
environnemental. Les marchés publics y afférents devraient également réserver,
autant que faire se peut, une place de choix aux entreprises locales
(préférence nationale). Il est donc hors de question de pencher pour le
keynésianisme primaire ainsi résumé: en période de vaches maigres, « le gouvernement
devrait payer les gens à creuser des trous dans le sol pour ensuite les
remplir » à seule fin de soutenir la demande effective. Il n’est pas
question non plus de se convertir aux vertus de la théorie de la fable des
abeilles (ou de ruissellement économique) de Bernard de Mandeville, qui repose
sur l’idée que « le luxe des Riches procure de l’emploi aux pauvres », et à
laquelle souscrit Samuel Johnson qui croit si bien dire quand il affirme que
« vous ne pouvez pas dépenser de l’argent pour des biens de luxe sans
faire du bien aux pauvres ». Qui sait, la défiscalisation des gros dons
versés au fonds Covid-19, qui peut paraître surprenante, et la contestation,
qui a trouvé un écho en haut lieu, du montant de l’amende infligée par le Conseil
de la Concurrence aux sociétés de distribution des hydrocarbures ne
s’inscrivent-elles pas dans cette logique prédatrice?
Concomitamment aux mesures préconisées, il va falloir: 1)
primo, suspendre les activités d’une pléthore de gadgets institutionnels coûteux
et d’une utilité plus que douteuse (ex. Chambre des Conseillers, CSEFRS, CESE,
CNDH, AHST, ARM, etc.), 2) secundo, partir en guerre contre les dépenses
abusives de l’Etat pour son immense parc automobile ainsi que les primes
colossales et défiscalisées indûment perçues par la caste des hauts
fonctionnaires, 3) tertio, marquer une pause dans la progression des dépenses
de défense et de sécurité dans leur ensemble (fonctionnement et investissement),
ce qui revient à les geler, à compter de 2021, à leur niveau non pas de 2020
mais de 2019. Ce paquet de mesures appropriées permettrait de libérer des fonds
substantiels destinés à faire face aux besoins des secteurs stratégiques
(éducation et formation professionnelle, santé, agriculture pluviale, etc.) et
lutter contre la précarité sociale, devenue extrêmement préoccupante, en ces
temps de crise, donc à maintenir à flot la demande intérieure satisfaite
essentiellement par la production locale.
L’application d’une pénalité pour entente illicite prouvée de
8% du chiffre d’affaires des sociétés pétrolières, décidée par le Conseil de la
Concurrence et accueillie avec beaucoup de satisfaction par l’opinion publique,
devrait conduire elle aussi au même résultat, à savoir: soulager les
souffrances de larges franges de la population durement touchées par la
pandémie et le manque de soutien. Les recettes potentielles de cette nature
sont estimées à 9 MMDH, soit seulement 40% des surprofits indûment engrangés
par le Groupement des Pétroliers du Maroc à la faveur d’une libéralisation
précipitée des prix des carburants. Elles
viendraient s’ajouter à l’amende de 3,3 MM DH infligée à Maroc-Telecom (IAM) et
versée dans le fonds Covid-19. Il reste maintenant à recouvrer dans les
meilleurs délais l’amende prononcée contre les entreprises pétrolières ayant
enfreint les règles de la concurrence au nez et à la barbe d’un gouvernement
conduit au moment des faits par A. Benkiran, le Patron du PJD qui s’est risqué
à mettre la charrue avant les boeufs. Quoi qu’il s’y est pris tard, revenir sur
la décision, rendue publique au cours du mois de juillet 2020, du Conseil de la
Concurrence pourrait porter un coup fatal à la crédibilité déjà chancelante de
l’Etat…
III.
« Généralisation
de la couverture sociale »: ce n’est pas le moment de vendre du rêve, de
faire croire aux petites gens que demain on rase gratis.
La généralisation de la couverture sociale à l’horizon 2025
forme l’un des principaux axes du plan officiel de relance. Il convient
toutefois de noter que mis à part certaines mesures de moindre importance, tout
le reste n’est que du réchauffé. Cette promesse a en outre peu de chance d’être
tenue tant que l’Etat n’aura pas pris le problème par le bon bout et tiré les
amères leçons du passé.
D’où vient le problème? Essentiellement de l’effet conjugué
de plusieurs facteurs, à savoir: une gouvernance ankylosée, voire moyenâgeuse
du ministère de la santé; la faiblesse persistance, à des degrés divers, de
l’offre publique de soins (infrastructure, équipements, personnel
administratif, médical et paramédical); un accès gratuit aux médicaments et aux
soins hors de portée pour un grand nombre de patients; une proportion
anormalement élevée de la population active sans couverture sociale; etc.
Il faut savoir que le secteur public de santé de la
population civile n’a jamais constitué une priorité pour l’Etat postcolonial.
Plus précisément, l’Etat attache peu d’intérêt à la santé de la masse des
petites gens, numériquement majoritaires. C’est pourquoi, elle fait figure
d’éternel parent pauvre du budget général. L’OMS, l’UNICEF, le PNUD, etc.
s’accordent à dire que le système des soins au Maroc souffre de nombreuses
défaillances systémiques, ce qui lui vaut d’occuper un rang peu enviable au
classement mondial. Et encore ! Ce constat largement partagé ne reflète
qu’imparfaitement l’amère réalité à laquelle sont confrontés quotidiennement
huit à dix millions de personnes qui vivent dans des déserts médicaux et
manquent cruellement de ressources.
Au Maroc, une ferme volonté politique visant à assurer la
sécurité sanitaire de la population aux faibles revenus en particulier fait grandement
défaut. Pourtant, ce ne sont pas les moyens financiers qui manquent. Il est
important de faire remarquer à cet égard que les dons colossaux, en devises de
surcroît, accordés au Maroc par quatre Pays du CCG (5 milliards $ répartis à
égalité et débloqués progressivement entre 2013 et 2019) auraient pu largement
contribué à combler quantitativement et qualitativement les déficits chroniques
et aigues dont souffre le système d’éducation et de santé public. Cela étant,
la question reste posée de savoir à quoi ont réellement servi ces fonds qui
représentent l’équivalent de 4 à 5% du PIB et une proportion nettement plus
élevée du stock des réserves de change du Maroc? Un droit d’inventaire s’impose
pour une si grosse somme. Le silence coupable observé jusqu’ici par l’Etat à ce
sujet a tout d’un comportement irresponsable.
Toujours est-il que des orientations de politique économique
foncièrement anti-démocratiques sont à l’origine de dérapages aux conséquences
gravissimes. Il suffit pour s’en convaincre de porter le regard sur deux
variantes.
Au Maroc, l’argent
public coule à flot chaque fois qu’il s’agit de tirer des plans sur la comète.
L’Etat dépense sans compter des fonds publics alimentés à des degrés variables
par des emprunts extérieurs non concessionnels, l’épargne institutionnelle
drainée par la CDG (CNSS, RCAR, CEN) ou les recettes de privatisation captées
par le Fonds Hassan II pour le développement économique et social. Résultats:
les projets bling-bling, souvent surdimensionnés, fleurissent ou sortent de
terre un peu partout au Maroc (N. Akesbi). Les éléphants blancs ne cessent de
se multiplier (Train à grande vitesse, gares ferroviaires, théâtres d’Oujda, de
Rabat, de Casablanca, Lagune Marchica Med, plan Azur, vallée du Bouregreg,
etc.). Indépendamment de leur utilité/efficacité, ces réalisations lui valent
d’être bien classé et l’Etat en tire argument. Pour ne citer que quelques
exemples qui font la une des journaux ou tournent en boucle sur les chaînes de
télévision, le Maroc est le « 18e pays au Monde à disposer
d’une ligne grande vitesse » et le train rapide Al Boraq détient le
« 9e record mondial sur une LGV ». Un illustre représentant
de la gauche couscous est allé jusqu’à dire que « le premier TGV en
Afrique (Tanger-Casablanca) » est un « acquis réel en matière
économique ». Pour sa part, le théâtre de Casablanca est considéré comme
« le plus grand théâtre d’Afrique et du Monde Arabe », celui de Rabat
« l’un des plus beaux à avoir été édifié en Afrique et dans le Monde
Arabe », celui de Mohammedia « l’un des plus grands et les mieux
équipés d’Afrique ». De son côté le pont suspendu de Rabat passe pour
« l’un des plus longs ponts à haubans d’Afrique », etc.
Soit, mais quand on parle par contre de revoir les priorités
en faveur de la santé, l’Etat commence à compter les sous en invoquant les
règles de conduite (d’or) dictées par le FMI et la BIRD (déficit
budgétaire : 3% du PIB, inflation 2%, endettement 60-70% du PIB).
Pour rester dans les clous ou ne pas trop s’en écarter,
l’Etat a opté pour une « politique
de financement innovante » qui consiste à monétiser des actifs publics, ce qui
lui permet de se procurer des fonds dont il a besoin sans avoir à s’endetter.
15% des investissement prévus au titre de la loi de finances initiale pour
l’année 2020 devaient être financés par ce biais. La vente de cinq CHU,
« négociée » dans le plus grand secret entre l’Etat et la Caisse
Marocaine de Retraite (CMR) moyennant une somme de 4,6 MM DH, s’inscrit dans ce
cadre (novembre 2020). De propriétaire à
l’origine, l’Etat se transformerait en simple locataire à la faveur d’une telle
opération (cession bail/lease back). La CMR s’attend à ce que cette transaction
« providentielle » lui assure des « revenus locatifs sécurisés et
nettement supérieurs aux rendements issus des placements réalisés sur les
marchés monétaires et obligataires ». Cette fausse bonne idée, dont la
paternité revient à la Banque mondiale, appelle deux remarques éclairantes:
1. A moins d’un
miracle, le comportement de l’Etat mauvais payeur ne manquerait pas d’exposer
la CMR à un retour de flamme fort préjudiciable (effet boomerang), donc de
perturber la marche normale des centres hospitaliers universitaires (priver les
patients de soins, gêner la formation des étudiants en médecine, etc.).
2. L’Etat s’en tient, quant à la comptabilisation de ce type de
recettes exceptionnelles, au respect du principe d’universalité budgétaire. De
ce fait, il n’est nulle part précisé que le montant de cette privatisation
sauvage, qui ne dit pas son nom, serait mis à l’entière disposition du
ministère de la santé et viendrait en complément de l’enveloppe du budget
d’investissement 2020, ce qui aiderait à renforcer sensiblement les capacités
et services de santé publique. Il aurait plutôt fallu, au nom des règles de
transparence et de redevabilité (accountability) budgétaires, créer un compte
spécial du Trésor dédié.
Il est communément admis que la santé de la population civile
ne se négocie pas, ce qui signifie concrètement qu’elle ne doit pas être
sacrifiée sur l’autel de l’intégrisme budgétaire. Dans ces conditions, il
s’avère primordial de revenir sur la décision de vente de cinq CHU à la CMR et de
privatisation-vivement applaudie par un économiste étiqueté de gauche- des 13
polycliniques de la CNSS et reprendre leur contrôle. Dans le même ordre
d’idées, afin de lever les nombreux goulots d’étranglement qui tiennent en
permanence un grand nombre de marocains aux moyens limités à l’écart du système
de santé publique, il n’y a pas trente-six solutions. Il est nécessaire et
urgent, d’une part, de développer et diversifier l’offre publique de soins à
concurrence des besoins partout sur le territoire national, d’autre part,
d’ériger la fraude sociale et fiscale au rang de délit pénal, enfin, comme
indiqué précédemment, de rationaliser les choix en matière de dépenses publiques.
IV.
Remarque conclusives
Plusieurs remarques s’imposent en
guise de conclusion.
1.
La Banque publique
d’investissement: le grand absent des discours officiels
Afin de faciliter le redressement d’entreprises
du secteur public ainsi que l’accès au financement des entreprises privées dont
le chiffre d’affaires annuel n’excède pas 50 M DH, et d’accroître par
conséquent leur participation à la création de richesses et d’emplois (PIB), la
mise sur pied d’une banque publique d’investissement (BPI) doit être érigée en
priorité. Pour pouvoir s’en servir comme d’un agent de développement, c’est-à-dire
une véritable force de frappe financière d’une taille appropriée, le noyau dur
de la BPI doit, dans un premier temps, regrouper harmonieusement, quatre entités,
à savoir: la Caisse Centrale de Garantie, CDG Capital, le Fonds Hassan II pour
le développement économique et social et Ithmar Capital. Il va sans dire que
les trois dernières entités sont qualifiées à tort ou à raison
« d’institutions de souveraineté » et que, de ce fait, leur staff
dirigeant, grassement payé, composé dans une proportion non négligeable d’ingénieurs/commerciaux
des grandes écoles et/ou de personnes pistonnées aux qualifications douteuses,
verrait d’un mauvais œil un tel projet et tenterait l’impossible pour
l’étouffer dans l’œuf. La création d’une banque publique d’investissement à
part entière, qui s’impose comme une nécessité impérieuse, se heurte aussi à l’opposition
farouche du Groupement Professionnel des Banques du Maroc. Une nouvelle répartition
des parts de marché à l’avantage de la BPI constitue un enjeu de taille,
notamment pour les trois grandes banques privées du royaume (ATW, CPM, BMCE).
2.
Covid-19 et aggravation
du phénomène de fuite des capitaux
Un autre absent de marque de l’agenda gouvernemental ne manquerait
pas, lui aussi, de peser lourd sur les comptes extérieurs du Maroc, affaiblissant
ainsi les chances de succès du plan de relance: en ces temps de crise, la fuite
de capitaux s’est sensiblement amplifiée mais aucune stratégie de lutte
renforcée contre ce fléau n’est encore en vue. Celle-ci consiste notamment à
étoffer les missions de l’Office des changes ainsi que de l’Administration des
douanes et des impôts indirects, leur accorder plus de moyens humains et
matériels adaptés et, bien plus encore, les mettre à l’abri de pressions en
tout genre. Il importe de noter toutefois que le vide politique qui s’installe au
Maroc n’aide pas à prendre des décisions en adéquation avec l’intérêt général. Conscients
de ces faiblesses institutionnelles et des opportunités qu’elles offrent, de
nombreux hommes ou femmes d’affaires, grands commis de l’Etat et parlementaires
s’activent, pour assurer leurs arrières, à transférer le maximum de fonds à
l’étranger et multiplier l’ouverture de comptes offshore. Il est fort à
craindre que la remise en cause inattendue de l’amende prononcée à l’encontre
des compagnies pétrolières par le Conseil de la Concurrence ainsi que la déductibilité
fiscale des gros dons faits à l’Etat ne contribuent à alimenter, dans une
proportion encore plus grande, la fuite des capitaux.
3.
L’accord de
libre-échange Maroc-Union Européenne à l’épreuve de la crise du Covid-19
Le statut avancé du Maroc auprès de l’Union Européenne n’a
pas été d’un grand secours en temps de crise. Sur les 700 M d’euros que l’UE
s’est engagée à fournir au Maroc et à la Tunisie réunis, la part du premier
pays s’élève à 450 M d’euros. Compte tenu cependant de la taille démographique du
royaume (trois fois plus peuplé), celui-ci aurait dû bénéficier d’une enveloppe
de 750 M d’euros. Bien plus, le plan de relance européen appuyé par la Banque Centrale
Européenne de 750 MM d’euros aurait pu être porté à 760 MM d’euros, voire davantage
pour faciliter la sortie de crise des pays du Maghreb, et en premier du Maroc
et de la Tunisie en raison de leur statut avancé avec l’UE.
En l’absence de flux d’investissement directs étrangers en
provenance des pays de l’UE- autres que la France et l’Espagne dans une
certaine mesure, et encore! - à la hauteur des potentialités du royaume, le Maroc
ne compte avant tout pour le Vieux Continent qu’en tant que rempart contre
l’insécurité. Pour mettre l’Europe à l’abri de ce danger, le Royaume s’active
sans relâche sur deux fronts: celui de la lutte contre l’émigration « clandestine »
et celui de la lutte contre le terrorisme et les exportations illégales de
résine de cannabis. Il faut cependant savoir que dans la mesure où cette mission
n’est que très partiellement compensée financièrement, le Royaume supporte en
dernier ressort d’énormes charges qui mettent à mal son budget tout comme sa
balance des paiements. C’est un fait bien établi: le Maroc pour assurer sa
propre sécurité n’aurait pas besoin de consacrer autant de crédits aux dépenses
de défense et de sécurité (personnel, matériels, équipements et infrastructures).
De là découle la nécessité pour l’UE de prendre en charge sa part du fardeau
dont le poids retombe injustement sur la masse des contribuables marocains à
faible et moyen revenu. S’agissant d’une question aussi sérieuse, le profil bas
adopté par la diplomatie marocaine tout autant que le silence assourdissant de
P. Vermeren, un historien spécialiste du Maroc, suscitent de fortes
interrogations…
IV.
Absence d’une vision de l’avenir, de
perspectives émancipatrices
Une crise fournit l’occasion d’y
voir clair. Le Covid-19 a en effet permis de révéler au grand jour les
fragilités structurelles de l’économie marocaine et la nécessité d’offrir des
perspectives encourageantes pour l’avenir (M. Chiguer). De nombreux indices
prouvent que le Maroc court de grands dangers dont il faut avoir pleinement conscience.
I.
Le Maroc est en proie à
une hémorragie économique et humaine.
A.
Une croissance atone
et, qui plus est, dont les fruits sont très inégalement répartis
En effet, le taux de croissance
annuel moyen sur la décennie 2011-2020 oscillerait autour de 2,5-2,7%, soit le
niveau le plus bas depuis la fin du Protectorat (1912-1955). C’est une décennie
perdue certes, mais en même temps la pire depuis la sortie du Maroc du
rééchelonnement (1983-1992). Cela va sans dire, compte tenu du taux de
croissance démographique (1,25% en 2018) et d’une forte proportion des jeunes
dans la population totale (42,3%), une croissance moyenne du PIB en volume
aussi modeste maintient le taux de
chômage de la population active en général (10-11% compte non tenu de la
population handicapée passée par pertes et profit par le HCP, il faut bien le
préciser) et des jeunes en particulier (26,5%) à des niveaux critiques. Dans la
mesure où la FBCF atteint un seuil relativement élevé (quelque 32%/PIB), cette
tendance lourde s’expliquerait fondamentalement, mais à des degrés divers, par
une grave crise de gouvernance politique et institutionnelle, une déformation
de la structure de l’investissement (part en constante baisse des
investissements publics civils, etc.) (A. Belal) et une répartition fortement
inégale des richesses (revenus et patrimoine).
L’Etat, fort de l’appui des partis
représentés au parlement et de plusieurs zaouïas, a préféré, comme issue aux
revendications du mouvement du 20 février 2011, sacrifier l’avenir de la
jeunesse, donc du pays à celui des marchands de religion. C’est pourquoi, il
semble être davantage un problème plutôt qu’une solution. Signalons au passage
que 24 grands groupes d’intérêt économiques privés autochtones détiendraient
ensemble 35% de la richesse (PIB) du Maroc, un pays qui occupe respectivement
le 121e et le 80e rangs au classement mondial de l’indice
de développement humain (IDH) et de perception de la corruption, ce qui se
passe de commentaires.
B.
Un déficit d’attractivité qui gagne en
intensité
Contrairement à ce que l’on pourrait
croire, l’amélioration du classement du Maroc dans le rapport Doing Business
cache une réalité bien moins réjouissante. Le Royaume souffre d’un déficit d’attractivité
en constante dégradation surtout depuis 2011. La perte d’attractivité s’observe
d’abord auprès du grand capital privé autochtone (GCPM). Elle s’observe ensuite
auprès des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur et surtout des grandes
écoles publiques.
I.
Le grand capital privé
Marocain en mal de patriotisme économique
Le patriotisme économique du grand patronat marocain est mis
à rude épreuve notamment depuis l’arrivée des frères musulmans au pouvoir avec
pour principale mission de veiller à l’application des recommandations de la
BIRD et du FMI, les gardiens de la Mecque de la finance internationale.
1.
Une perte alarmante d’attrait pour les investissements
industriels.
Deux anciens présidents du Patronat (CGEM) déplorent le
comportement du capital local qui se détourne de plus en plus de l’industrie.
Miriem Bensalah Chakroun, femme d’affaires et ex. présidente
de la CGEM (2012-2018), y voit à juste titre le signe d’un déficit de
patriotisme. « Le déficit de patriotisme » réside, selon elle,
« dans le manque d’investissements dans l’industrie qui
seule » « est créatrice de richesses au sens de plus-value
collective ». « Aujourd’hui », ajoute-t-elle, « les
opérateurs économiques et non des moindres vont vers les secteurs financiers ou
immobiliers certes nécessaires, mais délaissent les investissements
industriels. C’est une faute grave à mon sens que nous risquons de payer cher à
l’avenir ».
Pas plus tard qu’en juin 2020, Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’industrie, du commerce,
de l’économie verte et numérique depuis octobre 2013 et ex. président de la
CGEM (2006-2009), a lors de son passage, devant la commission des secteurs
productifs de la chambre des Représentants, redit la même chose tout en étant
plus explicite. « J’ai un problème avec ce que nous importons. J’ai découvert
que nous importons des lits d’hôpitaux, des tables d’écoliers…, ce qui n’est
pas normal. Cela fait longtemps que j’appelle les entrepreneurs marocains à
s’investir dans l’industrie, que les opportunités ne manquent pas. Mais, il n’y
a pas de répondant… », martèle-t-il.
M. Bensalah C. et M.H. Elalamy disent vrai sans pour autant
donner l’exemple. C’est l’hôpital qui se moque de la charité en quelque sorte.
Ces écumeurs d’affaires répugnent à se lancer dans l’industrie proprement dite.
Ils président aux destinées de deux groupes économiques qui comptent parmi les
plus puissants du Royaume mais dont les activités sont centrées quasi
exclusivement sur les services (Compagnies d’assurance en particulier,
transport aérien, eaux minérales, etc.).
Le Maroc est de moins en moins perçu par le GCPM comme un
vaste espace d’investissements suffisamment rentables. Cette évolution qui fait
peser une épée de Damoclès sur l’économie marocaine prend deux formes:
° Le désengagement de certaines filières industrielles ou
financières stratégiques au profit du capital étranger essentiellement, voire
exclusivement. En s’en tenant aux opérations de cessions d’actifs
significatifs, la plus grosse transaction porte tout d’abord sur la vente en
2012-2015 par la SNI, la principale holding de la famille régnante et
gouvernante, d’un groupe d’entreprises de premier plan opérant dans le secteur
agroalimentaire (Centrale Laitière, Lesieur-Cristal, Cosumar, Bimo). Cette
cession qui a créé la surprise aurait rapporté à la holding royale un peu plus
de deux milliards$ dont on ignore cependant l’affectation. Deux groupes
français en particulier (Danone et Sofiprotéol), un groupe singapourien (Wilmar
Sugar Holdings Pte. Ltd.) et un groupe américain (Kraft Foods) sont devenus les
actionnaires de référence de sociétés leaders dans leurs secteurs
d’activité.
L’autre opération de grande envergure, qui pose un problème
de conflit d’intérêts, concerne la vente en 2018 par M. H. Elalamy de la
compagnie d’assurance Saham à un grand groupe d’affaires Sud-Africain (Sanlam).
Suite à cette transaction d’un montant légèrement supérieur à 1 MM$, mais dont
on ne connaît toujours pas l’usage, M.H. Elalamy s’est attiré les foudres du
Patron de finances.com. O. Benjelloun. Celui-ci estime qu’une « société
bancaire, ou d’assurance, ou industrielle comme l’OCP ou autre, ce sont des
sociétés qui appartiennent à tous les marocains, nous n’avons pas le droit de
les céder, de les vendre ou de les donner à des étrangers », d’autant plus
que dans le cas d’espèce l’acheteur est originaire d’un pays qui ne
« reconnaît pas la souveraineté du Maroc sur le Sahara ». Tout cela est vrai, mais le détenteur de la
troisième fortune du pays n’a-t-il aucun reproche à se faire? Bien sûr que oui.
Une opération non moins importante de pénétration étrangère dans le capital de
la troisième banque du Royaume (BMCE) mérite d’être signalée. Exception faite
des participations de moindre importance, la part du groupe Français Crédit
Industriel et Commercial (CIC) dans le capital de BMCE Bank a grimpé de 10% en
2004 à 15% en 2008. Depuis le rachat du CIC par la Banque Fédérative du Crédit
Mutuel (BFCM), cette part ne cesse d’augmenter au point d’atteindre 25% en 2010
et 26,1% en 2014 (25,4% en septembre 2019), faisant de ce groupe Français,
nettement plus puissant que finance.com, le deuxième actionnaire le mieux placé
de BMCE Bank. A noter également que le groupe d’assurance du crédit mutuel
détient 20% de la compagnie d’assurance +Rma-Wataniya (groupe finance.co) et que
depuis septembre 2019 le groupe Anglais CDC-PLC a fait son entrée au capital de
BMCE Bank à hauteur de 5,3%.
En quelques années, plusieurs fleurons de l’industrie et de
la finance sont ainsi passés sous pavillon étranger, ce qui fait peser des
risques réels sur la souveraineté alimentaire et financière du Maroc.
°° En même
temps qu’il se retire, indépendamment de toute considération d’intérêt général,
de certains secteurs stratégiques, le GCPM se lance à la conquête de marchés en
Afrique Subsaharienne tout en renforçant ses positions en Europe (L. El Ameli,
M. Oubenal). L’encours des investissements directs marocains à l’étranger, dont
le chiffrage suscite toutefois de lourdes interrogations (placements dans les
paradis fiscaux, etc.), a connu un saut en 2014. Son volume a grimpé à 38.714
MDH contre 20.822 MDH en 2013, enregistrant ainsi un taux de croissance de 86%.
En 2015, le stock des IDME s’est établi à 46.015 MDH, soit plus que le double
de celui de 2013. Il se répartit presque à égalité entre un groupe restreint de
pays européens (France, G.B., Suisse, Luxembourg, Pays-Bas) et africains (Côte
d’Ivoire, Mali, Île Maurice, Egypte, Benin, Gabon, Sénégal, Cameroun). A part
les télécommunications contrôlées par un grand groupe étranger, actionnaire
majoritaire de Maroc-Télecom (11%), les activités traditionnelles, c’est-à-dire
rentières et spéculatives, représentent le gros des IDME: banques-assurances-holdings
(42%), immobilier-énergie-mines (17%), etc. En Europe, ces dernières années, la
tendance est à privilégier les placements financiers opérés par certains
groupes (Luxembourg, G.B., Suisse, Irlande).
Cela étant, les IDME posent trois
types de problèmes :
-
Des problèmes liés à leur quantification. Les
statistiques de l’Office des Changes laissent, entre autres, de côté les
placements, probablement importants, de grands groupes « privés »
marocains dans les paradis fiscaux, ce qui a pour conséquence une
sous-évaluation des IDME et, partant, de la fuite des capitaux.
- Des problèmes liés à leur financement. Tout
semble indiquer que les IDME sont essentiellement couverts par appel public à
l’épargne domestique, ce qui se traduit, pour les PME/PMI locales, par de
sérieuses difficultés d’accès au crédit bancaire et, pour le Royaume, par une
sortie de devises faiblement contrebalancée par un rapatriement des profits, ce
qui n’est pas sans conséquences sur la balance des paiements.
- Des problèmes de doctrine économique. A
partir du moment où il s’avère que le marché marocain est loin d’être saturé,
que les opportunités d’investissement ne font pas défaut, comment peut-on
comprendre l’engouement croissant du GCPM pour les investissements directs à
l’étranger ? Il faut probablement y voir le résultat d’un défaut de
patriotisme économique. C’est ce qu’a
laissé entendre M.H. Elalamy, un homme d’affaires influent qui occupe en même
temps depuis 2013 le poste de ministre du commerce et de l’industrie. « On
est fatigué d’entendre le discours défaitiste qui dit qu’il n’y rien à faire au
Maroc ». Au contraire, « il y a encore beaucoup à faire au
Maroc »; « les opportunités sont là » et l’Etat ne ménage aucun
effort à seule fin d’inciter « les gens … à se réveiller et
travailler », a-t-il déclaré à la tribune de la Chambre des représentants.
Cela étant, qu’en est-il du déficit d’attractivité du Royaume
auprès de ses compétences? Une question lancinante à laquelle M.H. Elalamy a
apporté une réponse évasive, preuve s’il en est que la fuite des cerveaux est
le dernier souci du ministre/homme d’affaires.
Lors du Salon VivaTech de Paris, organisé au mois de mai 2019, O.
Cedric, secrétaire d’Etat Français au numérique avait formulé le souhait ardent
de son pays d’accueillir à bras ouverts les compétences marocaines. « Aujourd’hui, dans la tech, les Français
peuvent compter beaucoup sur les talents marocains, mais il faut que cela se
fasse de façon win-win » a-t-il précisé en ce sens. En réponse à cette
invitation, M.H.Elalamy n’a manifesté aucune volonté de stopper l’hémorragie
des cerveaux. Il s’est contenté de dire, sans vraiment comprendre où il voulait
en venir, qu’il faut « faire en
sorte que » la jeunesse marocaine « qui s’intéresse à l’innovation et
au digital, soit accompagnée fortement, et qu’elle ait des possibilités et des
options, y compris l’internationalisation de ses startups ». C’est sûr que cet homme d’affaires, devenu
ministre à partir de 2013, ne prête aucune attention aux barrières dressées par
l’Office des changes sur la route de startuppeuses (rs) marocaines (s)
méritantes (s), condamnant ainsi chaque année de nombreux projets à l’échec…
II. Une hémorragie des
compétences nationales
Le Maroc est un pays qui se vide progressivement de ses
talents. Il est considéré de moins en moins comme un espace
d’attraction/rétention des compétences nationales; celles-ci constituent
pourtant un acteur essentiel des forces vives de la nation, donc du
développement.
L’amélioration du rang du Royaume
dans le classement Doing Business devait normalement se traduire par la baisse,
d’une part, du taux de non-retour des compétences marocaines formées en
Occident et, d’autre part, du taux d’expatriation des compétences nationales
formées au Maroc. Malheureusement, cela ne semble pas être le cas. Et
d’ailleurs, la BIRD a complétement ignoré ce volet de la question, dont
l’importance n’est plus à souligner.
1. Le taux de non-retour des
étudiants marocains diplômés des universités étrangères en général et
françaises en particulier est non seulement anormalement élevé mais continue
d’être tiré vers le haut. Il serait passé de 40% dans les années 2000 à plus de
60% de nos jours. Les résultats d’une étude du Commissariat général à la
stratégie et à la prospective (France) datant de novembre 2013 sont
particulièrement instructifs à cet égard. On y apprend :
- que
« les Marocains (première nationalité étudiante en France) suivis des
Algériens (3e nationalité étudiante) sont les plus représentés dans
la population des étudiants étrangers restés en France (16/17% du total) …Les
Chinois et les Tunisiens n’arrivent qu’en 3e position »;
- qu’en France, « les étudiants
Marocains et Tunisiens restent majoritairement pour travailler (plus de 75% des
changements de statuts) »;
- que « parmi les nationalités aux
effectifs élevés, seul le Maroc représente une répartition des filières proche
de celle des étudiants français, notamment avec un fort taux d’accès aux autres
formation (CPGE, STS), et une proportion plus limitée d’étudiants à
l’Université », ce qui correspond dans une proportion non négligeable à des
formations dont le royaume a le plus besoin. Effectivement, « le Maroc,
seul pays dont les parcours estudiantins sont proches de ceux des Français,
représente 40% des effectifs d’étudiants étrangers dans les classes
préparatoires »; 23% des étudiants marocains (contre 16% pour les
tunisiens et 5% pour les algériens) sont inscrits dans les grandes écoles
(écoles d’ingénieurs: 12% ; écoles de management: 9%), « 43% sont en
sciences/ingénierie » (contre 53% pour la Tunisie), 1.246 étudiants sont inscrits
en doctorat (4% du total) dont seulement 520 doctorants en sciences et
ingénierie (contre 1.502/2.739 Tunisiens, 1.259/2.221 algériens et 1.110/1.698
libanais), des chiffres qui veulent tout
dire.
2. Des statistiques aussi parlantes concernant le nombre des
étudiants marocains, lauréats des filières universitaires d’excellence (grandes
écoles marocaines d’ingénieurs et de commerce, licences et masters d’excellence
en sciences économiques et juridiques), auxquels on ne laisse le choix que de
l’exil professionnel, sont délibérément absentes des publications des
institutions officielles. A part le chiffre de 600 ingénieurs, qui quittent
annuellement le pays à destination de l’Europe et du Canada, avancé par S.
Amzazi, ministre de l’éducation nationale, aucune statistique fiable n’est,
jusqu’à preuve du contraire, disponible à propos d’une question qui fâche. Ils
sont vraisemblablement plusieurs milliers de personnes actives en pleine force
de l’âge et souvent hautement qualifiées ou expérimentées qui prennent chaque année
le chemin des pays occidentaux en particulier.
Cette évolution, dont les effets
pernicieux sur le développement du Maroc se font durement sentir, tient tout
d’abord à la réticence persistante des entreprises privées familiales surtout à
créer des emplois hautement qualifiés en nombre suffisant. Elle tient aussi,
mais dans une proportion encore plus grande, à des choix de politiques
publiques inconsidérés.
L’Administration créée de moins
en moins de postes budgétaires civils à la faveur du processus de privatisation
de services publics. Pourtant, les besoins en ressources humaines qualifiées de
l’Etat ne sont pas encore satisfaits dans de nombreux secteurs essentiels
d’activité.
- En témoigne tout d’abord, le solde net
annuel des créations d’emplois civils qui tend à baisser, voire à s’inverser.
L’effectif global du personnel civil s’est accru de 41.669 postes entre 2007 et
2011 contre seulement 11.217 postes (13.649/2015) entre 2012 et 2016. A partir
de 2017, on assiste même à une destruction d’emplois publics. En 2019
comparativement à 2016, l’effectif global des fonctionnaires civils a chuté de 3,2%, soit l’équivalent de
18.612 personnes (583.071à 564.459).
La proportion des fonctionnaires civils comparée à la population
marocaine tend elle aussi à se réduire. De 1,73% en 2012, cette proportion est
descendue à 1,59% en 2019. Relativement à la population active, ces taux
atteignent respectivement 5,02% en 2015 et 4,66% en 2019.
Trois autres phénomènes non moins
inquiétants méritent d’être mis en évidence:
-
Primo, durant la décennie 2007-2016, 66% des
suppressions d’emplois ont porté sur des cadres, soit un taux de croissance
annuel moyen de 22%.
-
Secundo, les offres d’emplois low-cost émanant surtout
du ministère de l’éducation depuis 2016 sont source de problèmes. Entre 2016 et
2019, le nombre de postes d’enseignants contractuels du primaire et du
secondaire a atteint 70.000, soit 25% environ de l’effectif total des
professeurs … La plupart sinon la totalité sont diplômés de l’enseignement
supérieur (masters, doctorats) mais sans formations qualifiantes et subissent
de plein fouet les conséquences dommageables du déclassement fonctionnel et
statutaire (salaires au rabais, couverture sociale hypothétique, insécurité de
l’emploi). Cela revient à planter le dernier clou dans le cercueil du système
éducatif public, à généraliser l’enseignement au rabais.
- Tertio, les
offres d’emplois publics qualifiés ou hautement qualifiés tendent à se raréfier
sous l’effet de trois pratiques classées par ordre d’importance décroissante, à
savoir:
* Le népotisme: au Maroc, l’expérience des deux dernières décennies prouve que les postes
de responsabilité sont rarement attribués sur la base du mérite. Comme dans une république bananière, derrière la
façade institutionnelle se cache en réalité un pouvoir qui sacrifie souvent les
principes élémentaires de la démocratie au profit d’affinités tribales,
familiales ou partisanes. Le népotisme en grand, érigé en mode de gouvernance,
est le trait distinctif des gouvernements dirigés par A.Youssoufi, (1998-2002)
A. Benkiran (2012-2016) et S. El Othmani (2018-2021). Le dernier exemple en date,
celui de l’Autorité Nationale de Régulation de l’Electricité (ANRE) a défrayé
la chronique. On a fini par apprendre que les neufs membres désignés à part
égale, en catimini, par le chef du gouvernement (Pjd), le président de la
chambre des représentants (Usfp) et celui de la chambre des conseillers (Pam)
portent les couleurs des partis dont ils se réclament. Ces postes attribués en
fonction de considérations bassement partisanes cachent souvent de véritables
sinécures (M. Harakat). A une ou deux exceptions près, les heureux élus, parmi
lesquels ne figurent paradoxalement aucune femme, ne sont guère versés dans le
domaine. C’est aussi simple que ça. Dans la mesure où ils n’ont pas les
qualifications requises, l’ANRE sera amenée à faire faire par des bureaux
d’étude le travail pour lequel ils sont grassement payés …
** L’externalisation, pour un oui ou pour un non (c’est-à-dire sans
raison valable ni sérieuse), d’activités à forte valeur ajoutée au profit de
multinationales d’audit et de conseil se développe à grande échelle
(conception, gestion, évaluation des politiques publiques). Le fait de
sous-traiter l’élaboration, le pilotage et l’évaluation des politiques
publiques se traduit notamment par de faibles créations nettes d’emplois
stratégiques par les ministères économiques et financiers, ce qui prive un
nombre en constante augmentation de diplômés des grandes écoles d’ingénieurs,
de commerce, d’architecture et de lauréats des licences et masters d’excellence
de postes adaptés à leurs profils et les pousse à s’expatrier à leur corps
défendant.
***Plusieurs milliers de postes de responsabilité pourraient également
être libérés et les fonctions y afférentes mieux remplies par de jeunes
talents, à condition toutefois de mettre l’intérêt général au cœur de l’action
publique. Les pratiques féodales de maintien en fonction au-delà de la limite
d’âge de grands commis de l’Etat et de cumul d’activités (maîtres jacques) dans
les hautes sphères du pouvoir n’ont
plus lieu d’être. L’administration, en s’y accrochant, a raté le train du
progrès.
On s’en rend bien compte, les politiques publiques menées
jusqu’ici ne sont pas faites pour améliorer l’attractivité du pays auprès des
forces vives de la nation et encore moins mettre l’économie marocaine sur les
rails du développement durable.
C- Une dépendance sans cesse accrue des importations de biens et services
essentiels et non essentiels
J. Bourgeois-Pichat a montré le danger pour un pays du manque
d’articulation des fonctions de production et de consommation. Comme il le
souligne avec justesse, « il y a danger de voir une population
désirer consommer (une bonne partie de) - ce qu’elle ne peut pas produire », la
régulation s’opérant ou non par le commerce extérieur et les migrations. Cette
forme de déséquilibre structurel constitue l’une des principales
caractéristiques de l’économie marocaine.
Dès lors, pour mettre le Royaume à
l’abri des caprices de la conjoncture internationale et jeter les bases d’une
réelle souveraineté économique, un changement de
paradigme devient incontournable. Outre un intérêt grandissant au social
(éducation, santé, habitat), ce qui revient à placer l’Homme et l’environnement
au cœur des politiques publiques, l’Etat développeur doit concentrer ses
efforts sur deux objectifs prioritaires :
1. Jeter les bases d’une stratégie de
« couplage de l’industrie et de
l’agriculture », visant ainsi, comme l’indique F.Perroux, à
« transformer les effets de domination en effets d’entrainement
réciproques ». Trois remarques complémentaires permettent de mieux
éclaircir les propos de cet économiste qui invite à réfléchir sur les idées et
« faits porteurs d’avenir »:
*« Industrie d’abord », « Agriculture
d’abord » est un faux dilemme. Puisque « l’impulsion »
vient « en ordre principal de la première », F. Perroux estime
que « l’industrialisation » est « le fondement d’une politique
d’indépendance ». Il n’empêche toutefois que l’activité recherche et
développement conditionne l’expansion aussi bien de l’agriculture que de
l’industrie et le rôle de l’Etat s’avère déterminant sur tous les plans (M.
Rami).
**« Le Tertiaire nécessaire à la croissance industrielle
ne saurait être confondu avec le tertiaire du divertissement et du loisir, qui
détourne les ressources économiques des emplois indispensables à l’appareil de
production ».
***« Le tourisme et les hôtels de luxe procurent bien
des profits et des devises, mais », prévient F. Perroux, ne remplacent pas
les industries de base, ou la construction des éléments intermédiaires qui manqueraient
pour une structure organique de l’industrie ».
1.
Renforcer la « structuration
de l’économie » du Maroc « par des mesures qui augmentent la part de
la population dans la gestion des ressources locales et dans la distribution
des fruits qu’elles procurent ». Le Maroc, il faut bien le souligner,
figure en tête des pays du grand Maghreb où les revenus d’activité et du
patrimoine sont très inégalement répartis, ce qui fait peser sur le royaume une
menace d’instabilité sociale destructrice et traduit en même temps l’échec
patent de la théorie du ruissellement (trickle-down theory). On est loin de
l’image idyllique véhiculée par un économiste marocain à propos des smigards et
des enseignants du secondaire, lui qui s’est plaint des « revendications
répétées de certaines catégories de fonctionnaires, alors que comparativement
leur situation est bien meilleure que celle de leurs homologues dans la
région » et affirme, sans la moindre précaution, que « notre SMIG,
qui est d’environ 2.560,00 DH par mois, dépasse celui des pays voisins »
et qu’il « en est par exemple de même pour le salaire mensuel net du
professeur du secondaire qui se situe à environ 8.125,00 DH ». Or, il
suffit de raisonner en termes de parité de pouvoir d’achat, d’indiquer qu’un
nombre relativement important de salariés du secteur privé déclarés à la CNSS
touchent moins que le SMIG, de ne pas confondre professeur du premier et du
deuxième cycle du secondaire, en début de carrière ou après un certain nombre
d’années d’ancienneté, etc. pour s’apercevoir qu’il s’agit de comparaisons
trompeuses. Et que dire des enseignants contractuels recrutés en masse ces
dernières années et sous-payés?
Au Maroc, la recherche d’une stabilité favorable au
développement, qui a fait jusqu’ici largement défaut, doit constituer un
objectif prioritaire. Compte tenu des principaux facteurs explicatifs de
l’hyper concentration du revenu et du patrimoine ainsi que de la forte
résistance qu’oppose le grand capital privé et public à une meilleure
répartition des richesses, la solution passe par une redistribution des actifs
existants. Dans ces conditions l’Etat, entendu
dans le sens d’un système politique et social débarrassé de ses scories et d’un
système économique à l’abri de la prédation, n’a d’autres choix que de
s’atteler dans les toutes prochaines années à deux chantiers majeurs:
° La réouverture du chantier de la réforme
agraire abandonné à la veille des années quatre-vingt parce que considéré
par la BIRD « hors sujet » et par la classe dominante contraire à ses
intérêts. On s’attendait à ce que la réforme agraire fasse partie intégrante
des programmes des gouvernements A. Youssoufi (1998-2002) et A. El Fassi
(2008-2011), malheureusement cela n’a pas été le cas. La réforme agraire, à
condition de porter sur d’importantes superficies réparties entre un nombre
conséquent de paysans sans terres ou propriétaires de parcelles exiguës et
d’être bien conduite, peut produire des effets socio-économiques
positifs. C’est pourquoi le PNUD et la FAO se posent en ardents défenseurs de
la réforme agraire. Même le FMI a, contre toute attente, fini par reconnaître
en 2008 les bienfaits de la réforme agraire dans la lutte contre la pauvreté et
la promotion d’une « croissance économique rurale ». M. Ravallion et
D. Van de Walle ont tenu cependant à préciser que « l’expérience de la
Chine et du Vietnam confirme l’importance d’institutions politiques
solides (y compris au niveau local) et de gouvernants déterminés à lutter
contre la pauvreté ».
La question de la réforme agraire au Maroc se pose en termes
de constitution d’une large assise foncière comprise entre 4 et 5 millions
d’hectares ainsi répartis et de fortes résistances à vaincre:
. Récupération d’une superficie d’environ 600.000 ha de
terres riches que se sont appropriées des couches de la classe dominante entre
1956 et 1973 sans payer d’impôt agricole (IS ou IR) sur le surplus dégagé entre
1981 et 2013 (9 MM DH environ), ce qui leur a permis de s’accaparer le beurre
et l’argent du beurre.
. Les terres Guich et les terres Habous qui s’étendent sur
quelques 300.000 ha.
. Les terres Collectives: sur 12 millions d’hectares, 2 à 3
millions ha peuvent, dans les trois-quatre années à venir, être cultivés ou
plantés moyennant des travaux de dépierrage, de défrichement et des opérations
de démembrement, etc.
. Superficies découlant de la limitation de la propriété (1
million d’hectares environ). La surface de référence pourrait se présenter
ainsi:
*8 à 15 ha en irrigué (grands
périmètres irrigués, petite et moyenne hydraulique);
**30-40 ha en bour (bour favorable,
bour défavorable);
***10-20 ha (terres de pâturage).
°° L’ouverture du capital des grandes sociétés
Les différentes mesures destinées à
faciliter l’introduction en bourse des sociétés opérant au Maroc sont restées
pratiquement sans grands effets. Deux tendances contrastées en apportent la
preuve.
1. Les grandes sociétés revêtent pour
la plupart d’entre elles un caractère « familial et fermé,
empêchant » par conséquent « toute ouverture du capital à des
personnes ou à des sociétés étrangères à la famille; le principe de l’autonomie
apparaît ainsi en tant que condition de survie et l’objectif prioritaire par
rapport à tout autre objectif » (M. Berrada). Cela veut dire que le
« dirigeant-propriétaire cherche à sauvegarder sa souveraineté sur
l’entreprise jusqu’à sa mort pour la transmettre à ses héritiers ». Cela veut
dire aussi que la « forte interdépendance financière » observée
« entre le patrimoine de l’entreprise et le patrimoine personnel ou
familial du dirigeant-propriétaire » « sert de support pour la fraude
fiscale » (M. Berrada).
2. Le nombre de sociétés cotées à la
bourse des valeurs de Casablanca oscille dans la durée entre 74 et 77 seulement
et plus de la moitié sont des filiales de holdings locales ou étrangères. De
surcroît, les introductions en bourse portent sur des parts de capital souvent inférieures
à 40%. Les principaux actionnaires se recrutent essentiellement parmi les investisseurs
institutionnels; les particuliers, par contre, sont faiblement représentés en
tant que détenteurs de titres de participation et les actionnaires salariés
encore moins. Au Maroc, l’actionnariat salarial constitue l’exception plutôt
que la règle et les entreprises locales sont trop peu nombreuses à s’engager
dans cette voie.
Ces indications et bien d’autres
prouvent que le grand capital autochtone oppose une forte résistance à un
meilleur partage des richesses. La forte concentration des revenus et du
patrimoine qui en résulte grève lourdement l’économie marocaine. Dans ces
conditions, il devient impératif de généraliser l’introduction en bourse à
l’ensemble des sociétés dont le chiffre d’affaires excède 100 MDH. En 2018, les
entreprises de cette taille sont au nombre de 1.446. En tenant compte des
sociétés déjà cotées à la bourse des valeurs de Casablanca (74), l’introduction
en bourse par augmentation de capital de préférence devrait s’étendre
progressivement dans les cinq années à venir à 1.370 entreprises environ. Cette
opération porterait dans un premier temps sur 40% au moins du capital de chaque
société cotée. 20% seront souscrits par des investisseurs institutionnels, 10 à
12% par des particuliers et 8 à 10% par les salariés de l’entreprise. Au terme
du quinquennat 2021-2025, des améliorations pourraient être apportées à la
lumière d’une première évaluation….
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