Une nouvelle ère de politique monétaire
Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat
La survenue de la pandémie coronavirus semble avoir
comme effet immédiat l’accélération de la refonte de la macroéconomie. Historiquement, cette dernière est conçue sous
sa forme connue aujourd’hui lors de la publication de «The General Theory of
Employment, Interest and Money» de John Maynard Keynes en 1936. Son histoire mouvementée
peut être divisée en trois ères politiques et chaque nouvelle ère était
confrontée à un nouveau défi économique. Guidée dans un premier temps par la pensée
de Keynes, cette première ère avait comme objectif de s’extirper des conséquences
de la dépression de 1930. A partir des années 70, la doctrine keynésienne avait
rencontrée des problèmes économiques qu'elle ne pouvait pas résoudre et c'est
ainsi que dans les années 80, l'ère monétariste, le plus souvent associée à
Milton Friedman, a commencé avec le Saint Graal de mettre fin à la stagflation.
Puis, à partir des années 90 les économistes ont combiné les perspectives des
deux approches pour créer un cadre qui permette de gérer le cycle économique et
de combattre les crises financières sans prise de contrôle politisée de
l'économie. Mais maintenant, dans l'épave que va laisser la pandémie, une
nouvelle ère commence à se dessiner avec quatre caractéristiques dores et déjà
perceptibles :
Le premier est l’ampleur époustouflante des
emprunts publics et le potentiel apparemment illimité pour emprunter davantage.
Le FMI rapporte que les pays riches ont emprunté 17% de leur PIB combiné au
cours de cette année 2020 pour financer 4700 milliards de dollars de dépenses
et de réductions d'impôts destinées à maintenir l'économie en marche;
La deuxième caractéristique est l’augmentation
de la masse monétaire. Aux Etats Unis, en Grande-Bretagne, dans la zone euro et
au Japon, les banques centrales ont créé de nouvelles réserves de monnaie centrale
d'une valeur d'environ 3700 milliards de dollars au cours de cette année. Une
grande partie de cette somme a été utilisée pour acheter de la dette publique à
des taux d'intérêt à long terme autour de zéro et les émissions de dette
montent encore en flèche. Malgré cela, le marché obligataire ne montre aujourd’hui
aucun signe d'inquiétude quant à l'inflation à long terme. Les déficits et
l'impression de monnaie pourraient bien devenir l'outil standard des décideurs
pendant encore des années à venir;
Le rôle croissant de l'État en tant que pourvoyeur
de capital est le nouvel aspect du nouvel âge. Pour éviter un resserrement du
crédit, les banques centrales interviennent directement dans le financement des
entreprises en achetant les obligations émises. La Réserve fédérale aux Etats
Unis, agissant avec le Trésor, est intervenue dans le marché financier,
achetant les obligations d'AT&T, d'Apple et Coca-Cola, et prêtant
directement à tout le monde. Ensemble, la Fed et le Trésor détiennent désormais
11% de l’encours total de la dette commerciale américaine. Dans le monde riche,
les gouvernements et les banques centrales emboîtent le pas. Dans l’ancienne
ère, lorsque les banques commerciales dominaient le perchoir du financement,
les banques centrales agissaient en tant que prêteurs de dernier recours.
Désormais, les banques centrales doivent intervenir de plus en plus dans le
marché financier en agissant en tant que gigantesque «Market Makers de dernier
recours».
La dernière caractéristique la plus importante
est la faible inflation. L'absence de pression à la hausse sur les prix
signifie qu'il n'est pas nécessaire dans l'immédiat de ralentir la croissance
des bilans des banques centrales ou de relever les taux d'intérêt à court terme
de leur plancher autour de zéro. La faible inflation est donc la raison
fondamentale de ne pas s'inquiéter de la dette publique qui, grâce à une
politique monétaire accommodante, coûte désormais si peu que le financement ressemble
désormais à de l'argent gratuit.
Ainsi, si dans ces circonstances un Etat a une
visée large et profonde d’intervenir directement dans l'économie, les taux bas
permettent d'emprunter moins cher pour construire de nouvelles infrastructures et
saisir les opportunités qui stimuleront la croissance et s'attaqueront aux
menaces générées par la pandémie, et surtout le grand challenge qu’impose le changement
climatique. Pourtant, cette nouvelle ère de politique monétaire présente
également de graves risques, si l'inflation bondit de manière inattendue, tout
l'édifice de la dette tremblera, car les banques centrales doivent augmenter
leurs taux directeurs et à leurs tours payer d'énormes sommes d'intérêts sur
les nouvelles réserves qu'elles vont encore créer pour financer la nouvelle dette
qui servira à rembourser l’ancienne, car vue son niveau actuel, et même si la
croissance dans le futur sera au rendez-vous, l’augmentation des recettes
fiscales ne suffira pas pour y faire face sachant qu’à mesure que les sociétés prospèrent
avec la croissance, des pressions sur les dépenses budgétaires pour le social
se font sentir, plus particulièrement pour la santé et la retraite suite au vieillissement
inévitable de la démographie. Et même si l'inflation reste faible, cette nouvelle
machine est vulnérable à la capture par le lobby bancaire, pour qui, les taux
d’intérêt bas leur posent un problème de rentabilité, comme le souligne
dans un article publié en 2018 Markus Brunnermeier et Yann Koby de l'Université
de Princeton. Ces derniers soutiennent qu'il existe un «taux d'intérêt inversé»
en dessous duquel les baisses de taux d'intérêt nuisent aux prêts bancaires et
écrasent par expérience les bénéfices des banques, ce qui nuit à l’économie, si
aucun changement structurel du système financier n’émerge, plutôt que la
stimuler.
Se pose alors la question de savoir si les
recommandations de la pensée économique existante peuvent encore servir dans un
contexte autre que celui de sa gestation.
La pensée économique : une résultante de son
environnement
Si on date la naissance de la macroéconomie
avec les travaux de Keynes, l’idée centrale de l’économie selon de Keynes est
la gestion du cycle économique, à savoir comment lutter contre les récessions
et faire en sorte que le plus grand nombre de personnes souhaitant travailler
puissent avoir un emploi. Par extension, cette idée clé est devenue le but
ultime de la politique économique. Contrairement à d'autres formes de théorie
économique du début du XXe siècle, le keynésianisme envisageait un rôle
important pour l'État dans la réalisation de cet objectif. L'expérience de la
grande dépression avait convaincu que l'économie n'était pas un organisme
naturellement correcteur. Les gouvernements étaient censés enregistrer
d'importants déficits pendant les périodes de ralentissement pour soutenir
l'économie, dans l'espoir de rembourser la dette accumulée pendant le cycle de
croissance. Or dans les années 70, l'inflation et le chômage élevé (la
stagflation) ont déconcerté les économistes qui pensaient que les deux
variables évoluaient presque toujours dans des directions opposées. Le
Le paradigme keynésien s'est effondré et les décideurs
ont commencé à chercher autre chose de nouveau.
Les libéraux prennent leur revanche sur
Keynes. Ils considèrent que le marché est le meilleur régulateur de l’économie
et préconisent donc un désengagement de l’Etat. Ces idées ont été mises en
œuvre au début des années 80 par R. Reagan aux Etats-Unis, par M. Thatcher en Grande-Bretagne,
et dés 1986 par Mitterrand en France après sa flope de nationalisation des
années 1981 et 1982.
Les idées monétaristes des années 1980 ont
inspiré Paul Volker, alors président de la Réserve fédérale des USA, pour
écraser l'inflation en contraignant la masse monétaire, même si cela n’a pas
assez stimulé la croissance pour garantir le plein emploi.
A partir des années 1990 une synthèse de la
pensée de Keynes et de Friedman a émergé pour recommander une politique connue
sous le nom de «ciblage flexible de l'inflation». L'objectif principal de la
politique économique était de parvenir à une inflation faible et stable avec
une certaine marge d’action pendant les périodes de ralentissement pour booster
l'emploi à condition de ne pas susciter l'inflation. Le principal outil de
gestion économique était l'augmentation et la baisse des taux d'intérêt à court
terme qui s'est avéré déterminant pour la consommation et l'investissement.
L’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du gouvernement a permis de ne
pas succomber aux pièges inflationnistes dont Friedman a mis en garde et la
politique budgétaire en tant que moyen de gérer le cycle économique a été mise
à l'écart, en partie parce qu'elle était perçue comme trop soumise à
l'influence politique. Les objectifs de la politique budgétaire étaient de
maintenir les dettes publiques à un niveau bas et de redistribuer les revenus
de la manière que les politiciens jugeaient appropriées.
Or il semble depuis la crise financière
mondiale de 2007-2009 que ce paradigme économique a atteint aussi sa limite. Il
a commencé à vaciller alors que les décideurs étaient confrontés à des
problèmes d’une autre nature. Le niveau de la demande semblait avoir été réduit
de façon permanente par la crise même avec des taux directeurs historiquement
très bas. Ainsi, pour lutter contre les replis, les banques centrales ont
réduit davantage les taux d'intérêt et lancé un assouplissement quantitatif (Quantiative
Easing (QE), ou impression d'argent pour acheter des obligations). Mais même
avec une politique monétaire extraordinaire, la sortie de crise a été lente et
longue, la croissance du PIB a été faible, le marché de l’emploi satisfaisant,
mais l'inflation est restée faible. La fin de la décennie 2010 était à la fois les nouvelles années 70 à
l’inverse : l'inflation et le chômage ne se comportaient pas comme prévu, même
si cette fois ils étaient tous deux étonnamment bas.
Cela a remis en question la sagesse reçue sur
la façon de gérer l'économie. Les banquiers centraux étaient confrontés à une
situation où le taux d'intérêt nécessaire pour générer une demande suffisante
était à zéro. C'était un point qu'ils ne pouvaient pas facilement aller en
dessous, car si les banques essayaient de facturer des taux d'intérêt négatifs,
leurs clients pourraient simplement retirer leur argent et le fourrer sous le
matelas. Le QE était un instrument politique alternatif, mais son efficacité est
toujours en débat.
L’autre problème majeur post-crise financière
concernait la distribution. Les économistes se demandent plus qu’avant dans
l'intérêt de qui le capitalisme fonctionnait ces derniers temps. Une apparente
montée des inégalités est devenue centrale pour de nombreuses recherches
économiques. Certains ont fait valoir qu'une croissance économique
structurellement faible et une mauvaise répartition des fruits de l'activité
économique étaient liées. Les riches ont plus tendance à épargner qu'à dépenser
et que les taux d'intérêt bas couplé au QE accroissent davantage les inégalités
en n’augmentant que les prix de l’immobilier et les actions.
A l’épreuve de la pandémie...comment s'y prendre?
Puis le coronavirus a frappé. Les chaînes
d'approvisionnement et la production ont été perturbées, ce qui, toutes choses
étant égales par ailleurs, aurait dû entraîner une flambée des prix. Mais le
plus grand impact de la pandémie a été du côté de la demande, ce qui a fait
chuter encore davantage les anticipations d'inflation et de taux d'intérêt
futurs. Le désir d'investir a plongé, tandis que les consommateurs du monde
riche économisent désormais une grande partie de leurs revenus, non réellement
affecté par la crise suite à l’intervention massive de leurs gouvernements pour
garantir les salaires. Jusqu'à présent les pays riches ont annoncé des mesures
de relance budgétaire d'une valeur de 4200 milliards de dollars suffisantes
pour porter leurs déficits budgétaires à près de 13% du PIB. Cet énorme
stimulant a calmé les marchés, empêché les entreprises de s'effondrer et
protéger totalement les revenus des ménages dont le taux d’épargne en France,
par exemple, a atteint 27% des revenus en juin 2020. Cette action politique
récente fournit une réprimande à la doctrine libérale et surtout à l'idée de la
résignation des décideurs face au marché en prétendant le manque de munition
pour le quadriller.
Pourtant, même si personne ne doute que les
décideurs politiques des pays démocratiques aient trouvé de nombreux leviers
face à cette crise, il reste un désaccord sur celui qui devrait continuer à
être utilisé et quels en seront les effets. Les économistes et décideurs
politiques sont divisés en trois écoles de pensée, de la moins à la plus
radicale: celle de la politique monétaire expansionniste massive; celle de la
politique budgétaire soutenue par la banque centrale; et celle des taux
d'intérêt négatifs soutenu par la FinTech (Finance Technologique):
Pour la première école de pensée, ses
partisans affirment que tant que les banques centrales seront en mesure
d'imprimer de l'argent pour acheter des actifs, elles pourront stimuler une
croissance économique forte sans déclencher l’inflation. S'ils ont échoué dans la
dernière décennie de l’après crise financière de 2007-2009 à atteindre les
objectifs de croissance forte malgré le QE, ce n'est pas parce qu'ils n'ont
plus assez de munitions, mais parce qu'ils ne font pas assez pour optimiser ce qu’ils peuvent mieux faire.
Les partisans de cette voie s’inspirent de
l’expérience japonaise qui a connu une croissance faible et des conditions
d'inflation ultra faibles depuis bientôt trois décennies. Or la nomination de
Kuroda Haruhiko en 2003 pour diriger la Banque de Japon (BOJ) avec sa politique
monétaire expansionniste et son adage «tout ce qu'il faut» a permis au Japon
d’atteindre le plein emploi avec un taux d'inflation très bas, voir inférieur à
ce qui a été préalablement ciblé. Juste avant la pandémie, Ben Bernanke, un
ancien président de la Fed, a déclaré dans un discours à l'American Economic
Association que le potentiel d'achat d'actifs signifiait que la politique
monétaire à elle seule serait probablement suffisante pour lutter contre une
récession.
Mais, paradoxalement à ces positions prises
par ces 2 banquiers, ces dernières années, la plupart des banquiers centraux se
sont efforcés d'exhorter les gouvernements à utiliser leurs budgets pour
stimuler la croissance et de ne plus compter sur la politique monétaire
expansionniste. Christine Lagarde a ouvert son mandat de présidente de la
Banque centrale européenne par un appel à la relance budgétaire; M. Powell a
récemment mis en garde le congrès contre le retrait prématuré de la réponse
budgétaire pour faire face aux ravages de la pandémie. Philip Lowe, le gouverneur de la
Reserve Bank of Australia (RBA), a déclaré au parlement australien que la
politique budgétaire devra jouer un rôle plus important dans la gestion du
cycle économique qu'elle ne l'a fait dans le passé.
Cela place la plupart des banquiers centraux
dans la deuxième école de pensée, qui souhaite voir la politique budgétaire
jouer un rôle plus prépondérant, et que la politique monétaire ne soit qu’un
facilitateur. Ils craignent que les achats d'actifs par la banque centrale
puissent fournir une stimulation aussi dangereuse qu’injustes :
Dangereuse, car l’effet secondaire du QE est que
la banque centrale, en fin de compte, redevient une partie prenante du
gouvernement, ce qui, à leurs yeux, semble aller à l’encontre des bonnes
principes de gouvernance monétaire et de ne pas tirer de leçons des erreurs passées.
Plus la banque centrale imprime la monnaie pour acheter des obligations, plus
il y aura de dépôt d'espèces. Si les taux à court terme augmentent, les
intérêts de la banque centrale sur les réserves constituées augmenteront
également. En d'autres termes, une banque centrale qui crée de la monnaie pour
financer des mesures de relance fait, en termes économiques, quelque chose
d’étonnamment similaire à un gouvernement émettant des titres de créance à taux
variable ;
Injuste, car elle maintient en vie des
entreprises pour qui on nationalise les risques et les pertes et on privatise
les bénéfices. Elles devraient être laissées à leur sort et faire faillite si
elles ne peuvent s’adapter. Ainsi on respecte le cycle de vie et le fameux
principe Schumpetérien de la destruction créatrice, seuls vrais catalyseurs du
progrès et la prospérité sur le long terme.
Cette vision de politique économique n'élimine
pas le rôle des banques centrales, mais les relègue. Ils deviennent des
catalyseurs de mesures de relance budgétaire dont la tâche principale est de
maintenir bon marché les emprunts publics, même à plus long terme, alors que
même si le déficit budgétaire augmente. Ils veulent ainsi que la ligne fine
entre la politique monétaire et la gestion de la dette publique ne s’estompe
pas et la banque centrale devient par conséquent la branche opérationnelle du
Trésor, revenant, ainsi, aux préceptes de l'école keynésienne qui veut que le
financement monétaire de la relance budgétaire en période de crise devienne une
politique déclarée. Idée connue dans la terminologie monétariste sous le nom de
«monnaie hélicoptère».
Ainsi, l'idée de faire tourner le robinet
budgétaire à plein régime et de coopter la banque centrale à cette fin
ressemble à la «théorie monétaire moderne» (MMT). Il s'agit d'une économie
hétérodoxe qui appelle les pays qui peuvent imprimer leur propre monnaie (comme
les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon et la zone euro dont les excédents
de monnaie peut devenir des réserves pour les autres pays) à ignorer les ratios
dette / PIB, car si les taux d'intérêt restent inférieurs à la croissance
économique nominale - avant de tenir compte de l'inflation -, une économie peut
sortir de l'endettement sans même avoir besoin de générer d’autres déficits et
ce jusqu'à ce que le chômage et l'inflation reviennent à la normale. Avis soutenu
par pas mal d’économistes comme Larry Summers de l'Université de Harvard ou Oliver
Blanchard du Peterson Institute for International Economics et ancien
économiste en chef à la Banque Mondiale.
La troisième école de pensée, la plus
radicale, met l'accent sur les taux d'intérêt négatifs comme instrument de
relance économique. Ses partisans considèrent la relance budgétaire, qu'elle soit
financée par dette ou par création de monnaie centrale, avec une certaine
méfiance, car les deux laisseront indéniablement des factures énorme à payer
dans l'avenir et cette politique n’est finalement que des taxes déguisées à
faire payer injustement par les jeunes. Des économistes comme Kenneth Rogoff de
l'Université d’Hravard et Willem Buiter, l'ancien économiste en chef de
Citigroup, envisagent des taux d'intérêt
négatif de -3% ou moins. Proposition beaucoup plus radicale pour stimuler les
dépenses et les investissements car ces taux devraient se répandre dans
l'ensemble de l'économie et les marchés pour atteindre les dépôts dans les
banques qui devraient, par conséquent, diminuer avec le temps. Proposition qui
rappelle le principe du Zakat payé sur le capital non consommé ou non investi
pour décourager l'épargne dans une économie déprimée, qui après tout, est devenu
le problème fondamental dans les pays riches actuellement. Certains taux
d'intérêt sont déjà légèrement négatifs. Le taux directeur de la Banque
nationale suisse est de -0,75%, tandis que certains taux de la zone euro, du
Japon et de la Suède sont également dans le rouge.
Dans ces circonstances beaucoup d’épargnant
voudraient retirer leur argent des banques et le mettre sous le matelas. Pour
rendre ces propositions efficaces, il faudrait donc une réforme en profondeur.
Il existe diverses idées pour y parvenir, mais la méthode de la force brute
consiste à une dévaluation de monnaie pour décourager la thésaurisation et
spolier de passage les prêteurs, ou à abolir au moins les billets de grande
valeur, ce qui rend la détention de grandes quantités de liquidités physiques
coûteuse et peu pratique. Rogoff suggère que finalement l'argent liquide
pourrait exister uniquement sous forme de «pièces lourdes».
Les taux négatifs posent également des
problèmes aux banques et au système financier comme expliqué ci-dessus en se
référant à l’article de Markus Brunnermeier et Yann Koby sur le «taux d'intérêt
inversé», qui, en dessous duquel la baisse des taux d'intérêt nuit aux prêts
bancaires et aux bénéfices des banques. Mais si la transition doctrinale
se fait en parallèle à une économie sans numéraire, le gouvernement pourrait
déclencher une nouvelle ère de la finance, impliquant plus d'innovation, une
intermédiation financière moins chère et une politique monétaire qui n'est pas
contrainte par la présence de liquidités physiques. Ce qui est clair, c'est que
le paradigme dominant semble fatigué et ne peut tenir pour longtemps. D'une
manière ou d'une autre, le changement doit arriver.
Une révolution monétaire en gestation
Plusieurs facteurs pourraient cependant rendre
l'économie plus favorable à des taux très bas, voir même négatifs dans
certaines économie. Une autre tendance que la pandémie a accélérée est
l’intérêt que portent désormais les banquiers centraux à l’émission des
monnaies numériques pouvant facilement contourner le système bancaire. La
campagne de Joe Biden pour la maison blanche de novembre 2020 comprend des
idées similaires, qui permettraient, entre autre, à la Fed de servir
directement ceux qui n'ont pas de compte bancaire privé.
Ces nouveaux types de monnaie numérique boulversent
totalement la façon d’appréhender les échanges monétaires et les modèles
économiques en cours. En effet, ces monnaies désignent un support de
transactions, permettant à leurs utilisateurs d’échanger des biens et des
services, de manière libre, désintermédiée et décentralisée.
Dans son livre publié en 1976 et intitulé The
Denationalization of Money, Friedrich von Hayek écrivait que produire de la
monnaie « est un service utile comme la production de n’importe quel autre
bien », ce qu’il complétait en indiquant que : « dès qu’on arrive à se
libérer de la croyance acceptée de façon universelle mais tacite qu’un pays
doit être alimenté par son gouvernement avec sa propre monnaie distincte et
exclusive, toutes sortes de questions intéressantes apparaissent qui n’ont
jamais été examinées ».
Ainsi, l’intérêt aux monnaies numériques est devenu
un enjeu mondial. Quelques mois seulement après que la Suède a officialisé sa
monnaie numérique nationale et l'initiative de Facebook de passer aux monnaies
numériques « Libra », la Banque populaire de Chine a confirmé en 2020
qu'elle avait autorisé quatre villes à expérimenter sa monnaie numérique.
Aux Etats-Unis, le coronavirus aura vraisemblablement des
impacts encore plus profonds, et cette fois sur le plan économique et monétaire
avec un projet de loi proposé au Congrès par les démocrates pour la création d'un
«dollar numérique». La banque centrale suédoise et la Banque d'Angleterre travaillent
également sur une banque centrale numérique de monnaie pour certaines de leurs
transactions internes ou organisations internationales.
En Europe, les trois autorités européennes (Autorité Bancaire
Européenne, Marchés Financiers Européens et Assurances et Retraites
Professionnelles Européennes) ont mis en place un think tanks ayant abouti, le
30 mai 2018, à une révision des orientations réglementaires pour les acteurs proposant
des services de monnaie numérique. L'idée d'un euro numérique gagne du terrain,
alors que les projets de monnaies numériques pour le financement des
entreprises (initial coin offerings, ICO) et des États (Estonie, Suède) se
multiplient, la Commission européenne souhaite que la Banque centrale
européenne (BCE) travaille à la création de la sienne.
Au Japon, le gouvernement a officiellement reconnu le
bitcoin comme système de paiement officiel en avril 2017 et au Brésil, la
Banque nationale pour le développement économique et (BNDES) détenue par
l'État, a lancé un projet de stablecoin sur la blockchain Ethereum en 2019 qui
serait adossé à sa monnaie locale, le Real.
Les institutions financières internationales commencent
également à se concentrer sur la percée des monnaies numériques. Le 21 janvier
2020, la Banque des règlements internationaux (BRI) a créé un groupe de travail
composé de représentants de la Banque centrale européenne, de la banque
centrale de Suède, du Canada, du Japon et de Suisse, dédié aux monnaies
numériques des banques pour penser leurs modèles économiques et les aspects
réglementaires. Le Fonds monétaire international (FMI), quant à lui, prédit dans son rapport de 2020 que les
monnaies numériques des banques centrales (CBDC) deviendraient bientôt une
réalité et incite les banques centrales de ses 189 pays membres de penser l'introduction
progressive de la monnaie numérique d'État dans leurs systèmes financiers.
En outre, le Fonds monétaire international (FMI) et la
Banque mondiale (BM) ont lancé conjointement une monnaie numérique interne
appelé «Learning Coin» pour mieux comprendre la technologie blockchain et aider
leur personnel à se familiariser avec les différents cas d'utilisation
existants et évaluer ainsi leurs potentiels. Le dernier rapport du Forum
économique mondial de 2019 indique qu’au moins 40 banques centrales
effectuaient actuellement des recherches sur les monnaies numériques des banques
centrales (CBDC).
Ainsi, le développement de ces monnaies numériques
conduit aujourd’hui à réinterroger la manière de penser l’intermédiation
bancaire, le rôle des marchés financiers, la compensation des échanges et le
financement des entreprises. En outre, étant lié à une technologie qui n’en est
qu’à ses balbutiements, il oblige à une grande adaptabilité et réactivité dans l’approche,
surtout que la monnaie numérique est un
moyen de lutte contre l’argent informel et illicite, permettant de tracer
individuellement les flux acheteurs et vendeurs. Il demeure néanmoins un souci
de confidentialité et de protection de la vie privée (un moment Orwellien si
l’on sait où et à quelle minute vous êtes allé chez l’épicier). Il y a quelques
raisons de penser que seules les État démocratique, et leur banque centrale,
sont en meilleure position pour donner cette sécurité et s’affranchir ainsi des
contraintes de la politique monétaire pour émettre les dettes à taux négatif et
retrouver alors toute son efficacité.
Mais il s’agit d’une volonté
teinté d’ambivalence parce qu’une telle réforme bouleverse potentiellement le
rôle des banques commerciales. Pourquoi les conserver s’il est possible de
disposer d’un compte de monnaie numérique domicilié au niveau de la banque
centrale ; pourquoi doit-on encore acheter des timbres si on peut envoyer
le message par mail !
Exploiter le passage révolutionnaire des
consommateurs de la banque à l'ancienne à la FinTech et aux paiements
numériques est un enjeu élevé. Le retard signifiera que l'ère de l'argent
gratuit que nous vivons actuellement aura finalement un prix effarant.
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