La crise Covid-19 et ce qu’elle nous dit
Pour l’économie marocaine, la pandémie est certes une terrible
épreuve, mais elle est aussi un moment de vérité. Ce moment où, au pied du mur,
sous le poids de quelques faits et chiffres, elle « se découvre » dans
l’immensité de ses défaillances et ses fragilités. En réalité, les problèmes de
l’économie marocaine, anciens et structurels, sont connus et n’ont cessé d’être
débattus, bien avant que ne survienne la crise engendrée par la pandémie. Au
point que les plus hautes autorités de l’État en étaient arrivées à demander à
une « Commission » de repenser les termes d’un nouveau « modèle
de développement ». Mais il est vrai que pour ceux « qui ne voulaient
pas voir », cette crise a produit l’effet d’un révélateur, une sorte de
miroir grossissant qui se concentre sur cette face voilée au point de la rendre
éclatante, tellement évidente.
En tout cas, sur le terrain de l’économie, ce que nous dit cette
crise se situe au moins à un double niveau : celui de ce qu’elle nous
« révèle », et celui de ce qu’elle nous apprend.
La crise, et ce
qu’elle nous « révèle »
La crise économique au Maroc, générée par la pandémie, est une
double crise, et en cela déjà, elle est assez inédite. Elle est à la fois une
crise de l’offre et une crise de la demande. Du côté de l’offre, il faut dire
que les signes avant-coureurs d’une année de sécheresse sévère se multipliaient,
dès le mois de février 2020, avant même l’avènement de l’épidémie. Des sources
américaines annonçaient déjà une récolte céréalière d’à peine une quarantaine
de millions de quintaux (contre une moyenne de l’ordre de 70 millions de
quintaux). On apprendra par la suite, de source officielle marocaine, que la
récolte en question ne devait guère dépasser 30 millions de quintaux. Or, on
sait qu’on a là le chiffre-clé, l’indicateur majeur qui détermine aujourd’hui
encore non seulement le devenir du secteur agricole, mais en fait celui de
l’économie dans son ensemble, tant reste forte la corrélation entre l’évolution
du PIB agricole et celle du PIB tout court.
Cependant, le déclenchement de l’épidémie au cours du mois de mars
allait donner une toute autre dimension à une crise agro-rurale aux
caractéristiques somme toute assez connues puisque récurrentes depuis plusieurs
décennies. Pour faire face à l’épidémie, on sait que le Maroc, à l’instar de
nombreux pays européens ou méditerranéens, avait opté pour la réponse par le
confinement sanitaire, lequel, strict et généralisé, était entré en vigueur le
20 mars 2020. Cet arrêt brutal de toute activité allait naturellement provoquer
une chute tout aussi brutale et massive de la production, cette fois étendue à
la quasi-totalité des autres secteurs, de l’industrie au commerce, en passant
par le transport, le tourisme, la restauration, les spectacles et loisirs… Les
premières statistiques publiées par le Haut-Commissariat au Plan, portant sur
les premières semaines, indiquaient que près de 60% des entreprises déclaraient
« avoir arrêté définitivement ou temporairement leurs activités »,
avec en conséquence des chutes vertigineuses au niveau de la production, de
l’emploi[1]… Le
« confinement », entrainant automatiquement une forte baisse de la
production, conduisait donc en premier lieu à une crise de l’offre.
Le fait est que, à son tour, cette dernière allait rapidement
provoquer une autre crise, du côté de la demande. En effet, demander
brusquement à toute une population de cesser toute activité et de rentrer chez
elle pour se confiner ne pouvait, nulle part dans le monde, manquer d’avoir un
impact sur les revenus des ménages, et partant leur pouvoir d’achat, conduisant
en conséquence à une baisse de la consommation, et donc de la demande. Mais au
Maroc, comme très probablement dans la plupart des économies du Sud où le
confinement a été décrété, cet arrêt massif d’activité allait mettre à nu le
degré de précarité du marché du travail, et par conséquent l’ampleur de la
vulnérabilité de la très grande majorité de la population. Ainsi, alors que les
statistiques officielles nous affirmaient au cours des dernières années que le
taux de pauvreté dans le pays était tombé à moins de 5% et que le taux de
vulnérabilité se situait à peine à 12.5%, le premier moment de vérité offert
par cette crise s’est précisément situé sur ce terrain.
Ce moment s’est imposé lorsqu’il a bien fallu prendre acte de cette
réalité béante : n’étant ni fonctionnaire ni salariée protégée par un
contrat de travail, ni même « indépendante » disposant d’une épargne
minimale permettant de faire face à l’absence de revenu, l’écrasante majorité
de la population active fait en réalité partie de cette nébuleuse appelée
« secteur informel » qui gagne sa vie au jour le jour, dans cette
« économie de survie » où l’on travaille le jour pour pouvoir manger
le soir… Pour cette population, le confinement était tout simplement synonyme
d’arrêt net de cette dynamique de survie au quotidien. Dès lors la montée du
mécontentement devenait inévitable, mettant en péril l’objectif même du
confinement. En effet, face à l’absence de toute mesure de soutien du
gouvernement, du moins au cours des premières semaines du confinement, on a
commencé à voir dans les réseaux sociaux des scènes montrant des pères de
famille qui bravaient l’interdiction de sortie, n’hésitant guère à crier devant
la caméra qu’ils préféraient mourir du coronavirus plutôt que de laisser leurs
enfants mourir de faim…
Bon gré mal gré, les
autorités avaient donc fini par mettre en place un système de soutien, à
travers la distribution d’un revenu minimal mensuel compris entre 800 et 1200
dirhams selon la taille des ménages. Or, lorsque la plate-forme dédiée fut
ouverte pour l’inscription sur les listes des éventuels bénéficiaires, pas
moins de 5.5 millions de « chefs de famille » s’étaient précipités
pour y enregistrer leurs noms[2]. Si l’on
multiplie ce chiffre par le nombre moyen de personnes par ménage tels qu’il
ressort du dernier recensement de la population de 2014, soit 4.6, on atteint
le chiffre de 25.5 millions de personnes, soit près de 70% de la population.
Consterné, chacun pouvait ainsi prendre la mesure de la vulnérabilité réelle de
la population. En tout cas, on comprend aisément que ces 25 millions de
consommateurs, privés de pouvoir d’achat, allaient fortement impacter la
demande.
A tout cela s’est encore ajouté l’impact externe d’une économie
trop dépendante de ses relations avec trop peu de pays, essentiellement
européens. Plus exactement, on sait que les deux premiers partenaires
économiques du Maroc (à tous égards : commerce, tourisme, investissements,
transferts de revenus…) ne sont autres que la France et l’Espagne, auxquels il
faudrait ajouter, à un niveau un peu moindre, l’Italie. Le fait est que ce sont
précisément ces trois pays de « l’arc latin » qui figurent parmi ceux
ayant été les plus durement affectés par la pandémie, et partant par ses
conséquences économiques. Dès lors, on savait que cette défaillance de la
demande externe allait aggraver celle de la demande interne, notamment en
privant l’économie de précieuses ressources en devises, à commencer par celles
du tourisme et d’une partie des transferts des résidents marocains dans ces
pays.
Au-delà des agrégats macro-économiques, sur le terrain, la crise
allait également mettre à nu des réalités que seuls feignaient d’ignorer ceux
« qui ne voulaient jamais voir », et par là-même donner des leçons
que plus personne ne pourra désormais ignorer.
La crise, et ce
qu’elle nous « apprend »
Sur le terrain de la santé publique d’abord. Même si le Maroc, au
début du processus d’extension de la pandémie, semblait plutôt moins durement
touché que d’autres pays (notamment européens), ses maigres infrastructures
sanitaires allaient rapidement montrer leurs limites. Face à l’ampleur des
défaillances, il fallait bien finir par reconnaître celle des moyens, tant
matériels que humains. A titre indicatif, on apprenait ainsi que le Maroc
compte à peine 7.3 médecins par 10000 habitants, contre une moyenne mondiale de
13, et une recommandation de l’OMS de 23. Les carences sont au moins aussi
graves au niveau du personnel infirmier, des lits dans les hôpitaux publics,
des appareils et autres équipements médicaux[3]. De
sorte que chacun pouvait très naturellement prendre la mesure de l’importance
pour toute communauté humaine de disposer d’un système de santé publique
répondant à tout le moins aux normes minimales universelles, en toutes
circonstances, et a fortiori en situation d’épidémie caractérisée.
Par ailleurs, la réaction des États de par le monde face à la
pandémie n’avait pas manqué de frapper les esprits : Soudain, le
« village planétaire » avait disparu et chaque « chef de
case » n’avait d’autre réflexe que de se barricader, sans même chercher à
savoir ce qui se passait autour de lui ! Les gouvernants de chaque pays se
hâtaient donc de fermer leurs frontières et imposer à leurs populations leurs
réponses particulières à la crise sanitaire sans aucune concertation avec leurs
voisins, ni multilatérale, ni même bilatérale. Ce faisant, on prenait aussi
conscience, et plutôt brutalement, du degré de dépendance de chaque économie de
chaînes de valeurs internationales autour desquelles s’était articulée la
dynamique de la mondialisation depuis quatre décennies. Le choc est
particulièrement fort lorsqu’on découvre en pleine crise sanitaire que
l’approvisionnement en médicaments et en matériels nécessaires pour les soins
dépend dans une très grande mesure de sources étrangères, et plutôt lointaines
puisque souvent asiatiques. Il l’est tout autant lorsque des usines, des pans
entiers de la production locale doivent s’arrêter, faute de pièces et
d’intrants fabriqués au niveau d’autres maillons de la fameuse chaîne de valeur
internationale, et qui ont dû pour leur part cesser leur production, sur
injonction d’autorités soudain obnubilées par des contraintes exclusivement
nationales.
De telles vérités, ayant éclaté au grand jour dès les premiers
jours de la crise sanitaire, ne pouvaient manquer d’être méditées et donner
lieu à de larges débats, notamment à travers de très nombreuses
visio-conférences que, au demeurant, beaucoup de marocains semblent avoir
« découvert » et apprécié dans les conditions du confinement. Dans
l’ensemble, un large consensus s’est imposé, du moins autour de deux idées
fortes, deux enseignements à tirer de cette expérience.
La première a trait à l’impérieuse nécessité de réhabiliter le
service public, et de le doter de moyens conséquents pour lui permettre de
répondre aux besoins légitimes de la population. A commencer naturellement par
la santé publique qui avait tant pâti de l’idéologie du « moins
d’état » et de son cortège de restrictions budgétaires, mais également
tous les autres services de base sacrifiés depuis si longtemps pour les mêmes
raisons : éducation, protection sociale, infrastructures de base en milieu
rural, protection de l’environnement, développement numérique, espaces de
culture et de loisirs…
La seconde idée concerne les rapports avec l’extérieur, et pour
tout dire s’est cristallisée autour du concept de souveraineté nationale. Alors
que ce concept était violemment rejeté par les gouvernants et leurs soutiens,
jugé irréaliste, et associé à quelques illuminés « gauchistes et
altermondialistes », voilà que du jour au lendemain, on découvrait la
nécessité, sinon les bienfaits de la « préférence nationale », du
« produire localement ce dont on a besoin », du « consommer
marocain », de la sécurité sanitaire, alimentaire, énergétique, voire du
besoin de revoir les accords de libre-échange…
A l’évidence, on semble changer de paradigme, à tel point que l’on
se prend, çà et là, à imaginer que le Maroc d’après Covid ne saurait ressembler à celui d’avant Covid… Cela ne durera que quelques mois, avant que le projet de loi
de finances rectificative 2020 du gouvernement, relayé ensuite par celui de la
loi de finances 2021, ne vienne ramener tout le monde sur terre ! On était
sur des nuages, et décidément, le dogme des « équilibres
macro-économiques » reste au-dessus de toute autre considération… Alors
que tout le monde s’attendait à voir se concrétiser dans ces projets
gouvernementaux, du moins pour leur volet à court terme, les nouvelles
orientations mises en évidence par la crise, ceux-ci se sont révélés dans la
stricte continuité des politiques conduites jusqu’à présent, avec à la clé un
endettement du pays encore plus important[4].
Il reste que, comme l’affirmait Alexandre Dumas, « les idées
ne meurent pas », ajoutant : « elles sommeillent quelquefois,
mais elles se réveillent plus fortes qu’avant de s’endormir » (Le Comte de Monte-Cristo, 1846). Les
« idées » qui se sont imposées au cours de cette crise Covid-19 reviendront donc, à n’en pas
douter, lorsque les conditions de leur réalisation seront réunies...
[1] Selon les secteurs, les proportions atteignaient 89%
dans l’hébergement et la restauration, 76% dans les industries textiles et du
cuir, 60% dans le secteur de la construction, 67% au niveau des entreprises
exportatrices… https://www.hcp.ma/Principaux-resultats-de-l-enquete-de-conjoncture-sur-les-effets-du-Covid-19-sur-l-activite-des-entreprises_a2499.html
[2] Note de présentation du Projet de loi de finances
rectificative 2020, Ministère de l’économie et des finances, Juillet 2020,
p.13.
[3] Cf. https://www.sante.gov.ma/Publications/Etudes_enquete/Pages/default.aspx
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