Yasser Tamsamani[1]
LOI DE FINANCES 2021 : LE POIDS DES
INCERTITUDES
La Loi de Finances (LF)
2021 vient dans un contexte particulier de crise inédite de par l’enchaînement des
événements qui l’ont causé et le degré élevé d’incertitude auquel ils débouchent.
Ce concept d’incertitude évacue la capacité de tout calcul probabiliste destiné
à prédire l’avenir sur la base de la régularité des tendances observées dans le
passé. Il résume notre ignorance collective du temps que va prendre la crise,
de la manière idéale de s’en sortir et à quel prix. Ce concept a été mobilisé
par Keynes pour boucler sa description des mécanismes en jeu au sein d’une
économie de production monétaire et pour une compréhension (cohérente) de la production
et du chômage en période de crise et/ou de sous-emploi (voir plus loin). Il
nous sera également d’une grande utilité pour décrire les comportements des
agents économiques pendant la crise actuelle et anticiper leurs réactions aux
mesures de la politique économique.
A l’incertitude (normale)
du futur, relative aussi bien à la durée de l’épidémie qu’à ses retombées
économiques, sociales et sur la santé publique de moyen et long termes, s’ajoute
une méconnaissance du présent à propos de la vitesse de propagation du virus
ainsi que de l’état de santé réel des entreprises et des ménages. Ceci est une spécificité
majeure de la crise actuelle qui renforce notre ignorance.
Le mécanisme par lequel
l’incertitude piège l’économie dans une récession auto-entretenue est simple.
Au début, une bulle éclate ou des déséquilibres (économiques ou sociaux) deviennent
insoutenables et plongent l’économie dans une récession. Celle-ci crée ensuite
un climat de défiance et fait monter l’incertitude à cause des perspectives qui
deviennent sombres. Il en résulte une inflexion au niveau des anticipations des
agents économiques qui les pousse à revoir à la baisse leurs décisions de
consommation et d’investissement et à préférer garder leurs liquidités. Enfin, un
cercle vicieux s’installe entre un futur incertain et un présent défiant rendu
possible par des anticipations auto-réalisatrices des agents jusqu’à ce que l’intervention
publique réussisse à les rassurer sur le futur et brise alors la dynamique
récessive en place.
Ces enchainements servent
également pour la description de la crise actuelle sauf que l’intensité des
réactions des agents devrait être plus forte à cause du degré renforcé de
l’incertitude qui la caractérise. Si dans les crises antérieures, l’origine de
l’incendie était rapidement identifiée et neutralisée et tout l’effort public
se focalisait sur l’extinction du feu, dans la crise actuelle, l’élément
déclencheur du feu (le virus) est toujours non maitrisé et risque à tout moment
de d’attiser l’incendie. L’ignorance du présent s’ajoute à celle, naturelle, du
futur et l’incertitude est portée de ce fait à son paroxysme.
En toute logique, l’intervention
publique en mesure de lever ou du moins atténuer cette incertitude doit être
dimensionnée à la hauteur de la menace qui guette l’économie. En pratique, ceci
se traduit par une politique budgétaire de soutien massif à l’économie adossé à
un ciblage réfléchi (offre Vs demande, entreprises entrainantes Vs entreprises
ayant le plus pâti de la crise).
Le poids qui pèse sur cet
instrument de politique économique est d’autant plus important que le deuxième
instrument (politique monétaire) devient moins efficace, voire inopérant au
moment où, pour paraphraser Keynes, « la possession de la monnaie apaise
notre inquiétude » et l’économie rentre dans une trappe à liquidité. A ce
moment, une politique monétaire expansionniste, même si elle n’a pas encore
butée sur le niveau plancher du taux d’intérêt comme le cas au Maroc, réduit le
coût d’opportunité de détention des liquidités et incite de ce fait les agents à
tempérer leurs décisions et les reporter dans le temps.
Sur le plan
macroéconomique, cette préférence croissante pour la liquidité aboutit à une
contraction de toutes les composantes de la demande : la consommation baisse en partie à cause de
la formation de l’épargne de précaution pour les catégories sociales qui
peuvent se la permettre, l’investissement s’inscrit dans une logique attentiste
de « stop and go » et finalement le commerce extérieur subit la
montée du protectionnisme et le repli des capitaux investis à l’étranger vers
la maison mère.
Dans ce contexte, une
relance par le crédit ressemble à un coup d’épée dans l’eau et risque d’être
détournée de son objectif (remplacement des dettes par d’autres garanties sans
qu’il y ait création de valeur, incitation à des comportements spéculatifs et
maintien sous perfusion des entreprises zoombies).
En bref, la reprise
économique passe par la réduction du champ de l’incertitude qui passe par la
mobilisation du budget de l’Etat (côté financement, trois pistes ont été
proposées et discutées dans un billet de blog publié précédemment par la Revue
réflexions économiques- www.refeco.org).
Dès lors, les questions
qui nous viennent à l’esprit sont les suivantes : la loi de finances 2021 intègre-t-elle
ces aspects dans sa logique de base? Les mesures qu’elle contient
permettent-elles de contenir le champ de l’inconnu au sein de l’économie ?
Rassurent-elles suffisamment les agents économiques aussi bien sur le présent
que sur le futur pour qu’ils reprennent confiance et tempèrent moins leurs décisions ?
La réponse à toutes ces
questions est négative. A la lecture de la LF 2021 et surtout du Rapport
Economique et Financier (REF) qui l’accompagne, force est de constater que
l’incertitude ne fléchit guère mais au contraire elle risque de prendre de
l’ampleur et ce pour deux raisons : primo, l’exposition des objectifs de
la LF pousse davantage le lecteur à se poser des questions qu’à y trouver des
réponses rassurantes ; secundo, le gouvernement réitère son engagement à
poursuivre des réformes dont l’issue, elle-même, est sujette à caution, ce qui
n’arrange en rien le degré d’incertitude au sein de l’économie. Il s’agit
principalement de la politique de ciblage de la pauvreté par des transferts
monétaires, de la restriction budgétaire comme stratégie pour contenir le
déficit public et du financement de la création de la valeur par un fond
d’investissement au lieu d’une banque publique. La deuxième source
d’incertitude ne sera pas abordée ici car chacune des deux réformes nécessite
une analyse à part, ce qui dépasse le cadre d’une seule tribune.
Objectifs « prioritaires » du
gouvernement : plus de questions en suspens que d’éléments de réponse
Dans
le REF, le gouvernement s’est donné trois objectifs, qualifiés de « prioritaires » :
relance économique, généralisation de la couverture sociale et optimisation des
participations de l’Etat. Des objectifs louables pris globalement et leur
poursuite sera un pas décisif sur le chemin du développement et du progrès. Mais,
si on lit plus loin que les grands titres, rien ne semble clair sur la manière
dont tout cela sera organisé et les questions laissées en suspens dépassent de
loin les clarifications que le texte apporte. Ce qui n’arrange en rien notre
incertitude collective et risque de réconforter les acteurs économiques dans
leurs comportements attentistes méfiants. Voici quelques exemples
d’interrogations à propos desquelles le rapport reste muet :
·
Le premier objectif
prioritaire a trait à la mise en œuvre du plan de relance. Ce dernier cible-t-il
les activités ayant subi de plein fouet la crise ou bien celles dont les effets
d’entrainement sont les plus élevés ? ou bien encore les deux à la
fois mais sur quelle base alors le montant des aides serait établi ?
Peut-on faire de la relance effective avec
une politique budgétaire restrictive (avec des dépenses programmées à la baisse
et des recettes stabilisées - il faut croire à la magie !) ? Le
Trésor a-t-il changé de logiciel et sur quelle base ? A-t-il mis de côté
les préceptes de la nouvelle synthèse qui attribue à la politique budgétaire un
rôle contra-cyclique à court terme et s’est-il converti à la vision (radicale)
des nouveaux classiques selon laquelle la politique économique est sans effet
(si ce n’est un effet contraire) sur la production et l’emploi et seul le
marché est en mesure de rétablir l’ordre naturel ? Mais avant tout
cela, disposons-nous d’une évaluation des mesures de maintien de l’emploi et
d’aide aux ménages et aux entreprises déployées durant le confinement, afin
de pouvoir ajuster le tir et mieux concevoir les actions à venir ?
Quelle
cohérence entre la volonté de promouvoir le « made in Morocco » et de favoriser les entreprises marocaines
dans les appels d’offre publics d’une part et la baisse en même temps du ratio
de l’investissement public, sachant que l’investissement privé en dépend
fortement ? A quel niveau le soutien public destiné aux branches
d’activités dans le cadre du plan de relance s’articule ou non avec la
politique de promotion des entreprises nationales ?
Muet !
·
En lien avec le deuxième objectif
de généralisation de la couverture sociale, le mode de financement hybride (un
mélange entre des cotisations et le budget de l’Etat) présenté comme acquis ne
va-t-il pas buter rapidement sur le mur de son acceptation par les
représentants des travailleurs? Ces derniers vont-ils accepter facilement un
tel montage financier qui porte les germes de leur marginalisation future au
niveau de la gestion de la partie socialisée des salaires de leurs adhérents ?
Et qui pourrait leur garantir, une fois que ce montage serait accepté, que les
prestations sociales auxquelles donnent droit les cotisations salariales ne
vont pas être soumises à la même règle restrictive qui s’applique aujourd’hui au
budget de l’Etat ? Ce montage est-il la conséquence d’une confusion dans
l’esprit de l’exécutif entre l’objectif d’institutionnaliser la solidarité qui
relève du sens que l’on souhaite donner à notre vie commune en société et le
principe d’assurance qui donne lieu à des droits limités aux cotisants ?
Ou est-ce un premier pas déguisé vers un système de financement de la
couverture sociale par les impôts en vue de réduire les coûts de production en
vue de gagner en compétitivité ? S’agit-il de la même compétitivité (coût)
poursuivie depuis deux décennies sans qu’elle ne réussisse à redresser le solde
commercial et qui a fini par piéger notre économie dans un cercle vicieux de faible
productivité : bas niveau de salaire, faible rendement, bas niveau de salaire ?
Muet !
·
Le troisième objectif prioritaire, aussi honorable que les deux premiers,
est celui de la création d’une nouvelle entité chargée de rentabiliser au mieux
les participations de l’Etat. Quelle cohérence alors trouve-t-on entre cet
objectif et la poursuite du programme des privatisations ? Sachant que les
entreprises privatisables sont celles qui sont potentiellement les plus
rentables, comment peut-on cibler les deux objectifs (antagonistes) à la fois ?
Sur le plan organisationnel, qu’est ce qui pourrait justifier la création de
cette nouvelle entité alors que le cœur de sa mission peut être remplie,
moyennant quelques ajustements, par la Direction des Entreprises Publiques et
de la Privatisation ?
Muet !
En résumé, nous avons
compris qu’agir contre l’incertitude ce n’est pas faire de grandes annonces
mais c’est être crédible en étant cohérent et clair. En fait, soit l’exécutif ne prend pas toute la
mesure de l’intensité de la crise et du mal que peut générer le manque de
visibilité des agents économiques sur l’économie et la société ; soit il
s’est converti à l’ultra-libéralisme à la Hayek qui voit dans la montée de
l’incertitude elle-même, un argument contre toute intervention publique au nom
de l’existence d’un « ordre spontané ». Mais même là et en vue de
réduire le champ de notre ignorance collective, à propos de ses convictions cette
fois-ci, l’exécutif aurait dû les annoncer et les expliquer clairement.
En tout état de cause, avant
de chercher à ancrer les anticipations, il serait opportun que les pouvoirs
publics disposent d’une nouvelle enquête (permanente) ou d’un complément
d’enquête existante permettant d’évaluer le degré de connaissance par les
agents économiques des orientations de la politique économique au Maroc,
l’influence des discours ambiants sur leurs décisions (la place des
comportements mimétiques par exemple), et leur compréhension de la portée des
mesures prises par le pouvoir public.
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