Najib Akesbi démonte pièce par pièce les choix de Jouahri et de
Benchaâboun
Ci-après le contenu de l'entretien accordé par Najib Akesbi au magazine L'Eco-Actu.
Les
déficits budgétaire et externe, par ailleurs chroniques, conjugués à l’absence
d’une réforme fiscale profonde et équitable et au refus catégorique de recourir
au financement monétaire dans ce contexte de crise, acculent le Maroc à
s’engouffrer davantage dans l’endettement. Mais dans ce lugubre tableau, on
peut choisir le moins mauvais parce que dans ce contexte le meilleur n’existe
pas, dixit Najib Akesbi, économiste et universitaire, qui nous livre plusieurs
autres options face à une conjoncture inédite.
EcoActu.ma :
Il est opportun, avant toute chose, de comprendre pourquoi le Maroc est dans
une telle posture où l’endettement s’impose comme la seule planche de salut
face aux effets profonds de la crise sanitaire ?
Najib Akesbi : Il faut d’abord rappeler des évidences parce
que ce sont maintenant des vérités connues, les mêmes causes produisant les
mêmes effets depuis bien longtemps. En fait, l’endettement est le point de
convergence de politiques qui génèrent structurellement un double déficit, les
fameux déficits jumeaux que sont ceux budgétaire et externe.
Le déficit budgétaire génère le besoin de ressources publiques que
l’État ne collecte pas, et le déficit externe ajoute une couche parce que le
besoin n’est pas seulement en dirhams mais en devises. Cela décrit la situation
structurelle dans laquelle nous nous trouvons.
Le fait est que, faute d’une réforme fiscale, nous sommes
fatalement dans l’impasse. Pour comprendre le fond du problème, je développe
depuis plusieurs années le concept de « l’autosuffisance fiscale »,
qui se matérialise dans un ratio à même de résumer l’essentiel de la
problématique.
Ce ratio met en rapport les ressources fiscales générées par l’ensemble du système et versées dans le budget de l’État d’une part, et les dépenses globales de ce même budget général de l’État d’autre part.
Depuis une dizaine d’année, ce ratio varie très légèrement entre 60 et 62%. A partir d’un niveau aussi bas, comment éviter l’endettement ?
Certes il existe des ressources non fiscales comme les dividendes
de l’OCP, de BAM et de quelques autres établissements publics, ou les
privatisations quand elles ont lieu, mais dans le meilleur des cas, en
additionnant ces ressources non fiscales, le ratio en question grimpe à 70%, ce
qui nous laisse quand même un trou à combler de 30%. Comme nous ne sommes pas
un pays pétrolier ni ne disposons d’une quelconque rente minière, l’endettement
reste le seul recours pour combler ce trou.
Il faut savoir que cette équation est là depuis longtemps, et malheureusement,
la crise Covid-19 n’a fait que l’aggraver. Avec la baisse des recettes
fiscales, le taux d’autosuffisance fiscale tombe à 53% pour 2021. Nous sommes
donc dans une situation, avec la perspective du PLF 2021, où le système fiscal dans
son ensemble ne devrait permettre de couvrir que 53% des dépenses du budget
général de l’État. Les recettes non fiscales, en étant optimiste, pourraient
faire remonter ce taux à 60%.Autrement dit, la dépendance à l’endettement,
toutes choses étant égales par ailleurs, s’est encore aggravée de près de 10
points. Le « trou » n’est plus de 30, mais passe à 40%.
Et comme la crise n’a pas non plus arrangé la situation externe,
surtout au niveau de la balance des paiements, le besoin d’endettement en
devises est encore plus grand que par le passé.
Ce
panorama établi et bien que l’exécutif dise ne pas avoir le choix, peut-on, en
dépit de tout, juguler ce mal qui s’impose, à savoir le recours à la
dette dans la situation conjoncturelle que nous vivons?
Il est faux de dire que l’endettement soit la seule voie de recours
puisque l’État dispose a priori d’au moins trois options qu’il est utile de
rappeler.
La première option, et on ne le dira jamais assez, est une réforme
fiscale qui doit être à la fois équitable et efficace. Notamment en rapportant
des ressources conséquentes tout en étant mieux réparties.
J’aimerais tout de même rappeler que sur les quelques 160 recommandations
retenues à l’issue des troisièmes Assises nationales de la fiscalité, tenues à Skhirate
en mai 2019, c’est le ministre des Finances lui-même qui avait retenu dix
mesures phares qui devaient commencer à être prioritairement mises en
application, dans le cadre d’une Loi-cadre dont il promettait la parution dans
les semaines qui suivaient… En tout état de cause, nous assurait-on, la loi de
finances pour 2020 devait impérativement être la première loi de finances qui
devait être « encadrée » par la loi-cadre en question… Or, nous
sommes en novembre 2020, et nous attendons toujours ! Regardez à la loupe le
projet de LF-2021, vous n’y trouverez pas l’ombre d’une promesse de loi-cadre
et encore moins des mesures de réforme promises… Comment accorder la moindre
crédibilité à un gouvernement qui est capable de renier à ce point des
engagements pris publiquement, solennellement ?
Après la réforme fiscale, le deuxième choix qui s’offre au gouvernement
pour se procurer des ressources est celui du financement monétaire [NDLR :
planche à billets], et dont le débat a été tué dans l’œuf par le niet
catégorique de la Doxa aux commandes
à la Banque centrale.
Je ne m’attarderai pas sur les « arguments »sans cesse
ressassés par le Wali de Bank Al-Maghrib,
à savoir que la planche à billets nous mettrait dans la même situation que
l’Algérie(!), alors que chacun sait que les situations sont tellement
différentes qu’il n’est vraiment pas sérieux de se hasarder à la moindre
comparaison. Je préfère m’attacher au débat de fond et plus précisément aux
conditions d’une mise en œuvre réfléchie et maîtrisée de cette possibilité.
Je retiens deux arguments qui me paraissent dignes d’intérêt dans
le débat de fond qui revient généralement autour de cette question :
D’abord le risque d’inflation et ensuite le risque de dévaluation. Puisqu’il
s’agit d’injecter des liquidités dans l’économie, le risque est évidemment que
la masse monétaire additionnelle ne trouve guère sa « contrepartie »
en termes de biens et services réels dans l’économie, ceci d’une part ;
d’autre part, comme nous sommes dans une économie ouverte sur l’extérieur, la
demande additionnelle pourrait s’adresser aux marchés extérieurs qui en seraient
les bénéficiaires, ce qui, de surcroît pourrait aggraver les déficits externes
et mettre en péril la parité du dirham.
J’ai déjà largement répondu à ces deux arguments, mais il semble
qu’il y ait encore besoin de répéter, eh bien, répétons ! D’abord, il
est évident que l’impératif premier est de faire en sorte que les ressources
additionnelles soient mobilisées pour accroître la production de biens et
services réels, de sorte à rétablir le plus rapidement possible l’équilibre
entre biens réels et masse monétaire dans l’économie, et partant minimiser le
risque inflationniste. Il peut y avoir un décalage temporaire entre les deux
agrégats, mais tous les efforts doivent être axés sur sa résorption rapide. Cela
passe par l’investissement en vue d’accroître les capacités de production ou
plus facilement encore par la mobilisation de capacités déjà existantes et
jusqu’alors non utilisées.
Or, à ce niveau, la bonne nouvelle est que c’est précisément le cas
de l’économie marocaine aujourd’hui ! Puisque selon les statistiques mêmes
du Haut-Commissariat au Plan, il existe de larges capacités de production,
notamment dans l’industrie, qui étaient déjà insuffisamment utilisées avant la
criseCovid-19, et qui le sont encore plus depuis celle-ci. [NDLR :
mobiliser les capacités dormantes de l’industrie est dans le cœur même du plan
de Relance industrielle].Une rapide mobilisation de capacités existantes ne
peut naturellement que réduire fortement le « décalage »
potentiellement responsable d’inflation.
Ceci, sachant qu’il reste pour moi qu’un niveau d’inflation de 4 à
5 points d’inflation ne peut représenter un problème pour l’économie marocaine
aujourd’hui, bien au contraire, puisqu’il peut contribuer à régler « en
douceur » une partie de l’endettement de l’État et des ménages…
Le deuxième impératif -auquel il faut être très attentif- concerne
les rapports avec l’extérieur. Clairement, il faut privilégier la demande
interne et l’entreprise nationale, user de « la préférence nationale »,
bref, ne ménager aucun effort pour éviter que la demande additionnelle aille à
l’étranger. C’est loin d’être une mission impossible, pour peu qu’existe une
réelle volonté politique pour le faire !
Voilà les arguments et les contre-arguments… On est très loin des
caricatures qui veulent faire croire que la « planche à billets »,
c’est nécessairement de l’argent qu’on distribue à gauche et à droite, qui va démesurément
augmenter la consommation, et non la production, et de surcroît une
consommation aussitôt convertie en importations, et donc en aggravation du
déficit de la balance des paiements, en réduction des réserves de change, etc.,
etc. Avec en définitive le ciel qui nous tomberait sur la tête ! De grâce,
élevons-nous un peu au-dessus de ce stade zéro du débat. Maintenant, si on veut
éviter de continuer à tourner en rond et faire avancer réellement le débat, il
faut arrêter de faire la sourde oreille face aux arguments qui dérangent le
confort de certaines idées reçues. Donc clairement, au lieu de ressasser à chaque
fois les mêmes clichés, je demande au Wali
de Bank Al Maghrib, lors de sa
prochaine sortie médiatique, de répondre à ces deux points précis : Si les
ressources monétaires additionnelles sont orientées pour accroître rapidement
la masse des biens et services réels, et que la demande qui en découle
bénéficie principalement aux entreprises nationales et non à la demande
externe, est-il judicieux de continuer à penser qu’il en découlerait inflation
et dévaluation ?!
Reste
l’option de la dette, la plus rapide dans le contexte d’urgence actuel mais la
plus lourde de conséquences…
Effectivement, la dette est la troisième option qui se présente au
Maroc et elle est la résultante des choix évoqués, et le fruit également du
refus des deux premières options citées que sont la réforme fiscale et le
financement monétaire.
Mais là encore rien n’interdit au gouvernement d’innover et
d’explorer de nouvelles voies, voire réitérer des expériences menées par le
passé et couronnées de succès.
Je pense particulièrement à l’opportunité que représente la
conversion de la dette. Si l’on peut convertir une partie de la dette
extérieure (ce qu’on a fait il y a une vingtaine d’années), tant mieux, mais aujourd’hui c’est la dette
intérieure qui représente 70 à 80 % de la dette totale, c’est elle qui obère
lourdement les finances publiques alors qu’elle n’est détenue au fond que par une
« poignée » d’institutionnels nationaux.
Dans le PLF 2021, le service de la dette s’élève à 78 Mds de DH.
Dans la loi de finances pour 2020, ce service atteignait 97 Mds de DH dont près
de 75 mds de DH revenaient aux seuls créanciers intérieurs, soit presque autant
que la totalité des investissements programmés dans le Budget de l’État la même
année… C’est dire le poids qu’une telle charge représente dans le budget de
l’État.
La vraie innovation financière en la matière serait de chercher des
formules de conversion de cette dette intérieure en investissements, d’autant
plus qu’avec le Plan de relance, il existe désormais un Fonds d’investissements
stratégiques qui a besoin de ressources (je rappelle que pour l’instant, sur
les 45 milliards dont ce Fonds devrait être doté, seuls 15 milliards ont pu
être mobilisés et devraient donc être disponibles, et il resterait donc 30
milliards à trouver…). Pourquoi alimenter ce Fonds par la dette classique quand
il existe la possibilité de le doter d’une partie de la dette existante,
convertie en investissements, de commun accord avec les créanciers concernés ?
Il suffirait de drainer la moitié du service de la dette actuelle vers cette
formule de la conversion en investissements pour quasiment doubler les
possibilités, et donc la « force de frappe » de ce Fonds dits
d’investissements stratégiques, et par la même occasion, on impliquerait des
acteurs financiers de manière nouvelle dans des projets d’envergure nationale,
tout en desserrant la contrainte de l’endettement sur les finances publiques…
On fait ainsi d’une même pierre plusieurs coups !
Hormis
ces 45 Mds de DH pour le Fonds d’investissement, sur les 120 Mds de DH à
mobiliser pour la relance en 2021, 75 Mds de DH devront être portés par le
financement bancaire. Soit la plus grande partie. Mais relance peut-il y avoir
dans le contexte d’incertitude actuelle, la pandémie n’ayant pas encore
décampé ?
Financer une relance de l’économie par le crédit bancaire cela
revient à rester dans la continuité de la continuité des choix contreproductifs
passés, avec les conséquences et échecs que nous connaissons.
En fait et au fond, on continue de donner blanc sein aux banques en
leur offrant un marché et en pensant que les entreprises vont sortir de leur
ornière en s’adressant au secteur bancaire pour des crédits à répétition.
Il s’agit là d’une véritable erreur de diagnostic. Croire que la
relance se réduit à une question de financement quand on connaît la réalité des
secteurs, quand on connaît le choc de la crise et les freins qui se dressent devant
l’investissement, c’est vraiment se tromper de diagnostic.
Pour prendre un exemple concret, le cas des entreprises du secteur
touristique. A quoi leur servirait un financement et pour quelle relance dans un
contexte qui continue d’être aussi incertain, exacerbé de surcroît par la
recrudescence de la crise sanitaire ? Octroyer des financements à une
entreprise en déficit de demande ou avec un carnet de commandes vide, c’est
vraiment se condamner à l’échec.
Sans oublier que ce financement est rarement aisément accessible
quand on connaît les freins dressés et les exigences du secteur bancaire pour
fournir ce financement. Enfin, aux problèmes administratifs et bureaucratiques s’ajoute
le coût du crédit, qui est loin d’être un cadeau, en dépit des efforts fournis
par la Banque centrale pour réduire son taux directeur. En somme, l’efficacité
d’un tel volet semble pour le moins difficile à atteindre. Il peut sembler
donner un début de réponse à la crise mais sa portée restera limitée si le
problème de l’insuffisance de la demande persiste.
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