MOUAQIT
Mohammed
L’Université marocaine est en crise.
Ce constat fait l’unanimité. Le mot « crise » a une connotation
négative. Il est associé à divers aspects qui entrent dans sa symptomatologie :
inflation des effectifs ; baisse des aptitudes des aspirants et de leurs capacités
à s’ajuster aux exigences d’un enseignement supérieur ; baisse de la qualité de
l’enseignement, liée à la baisse de la qualité des enseignants ; inadaptation
des formations universitaires à l’environnement économique et social ; dévalorisation
des diplômes ; dysfonctionnements de la gouvernance ; etc. Le constat ne
souffre pas d’objection, mais l’inventaire des syndromes de la crise
universitaire s’accompagne d’un brouillage de la conception qu’on doit se faire
de l’Université et de son rôle, en particulier dans le contexte de l’évolution
et du changement que le Maroc est en train de vivre, un brouillage à la faveur
duquel l’enjeu de l’évolution et du changement se perd dans le vrac des
causalités ou des symptômes inventoriés et dans la noirceur finale du tableau
dressé. Car la crise s’articule à un enjeu fondamental, à l’aune duquel devrait
s’effectuer l’évaluation des causes et des effets de cette crise. Cet enjeu
n’est ni plus ni moins que la démocratisation de l’enseignement supérieur,
c’est-à-dire de l’accès au savoir et à la compétence, qui est la conséquence
logique de la démocratisation de l’enseignement dans son ensemble.
Il y eût un moment d’enchantement,
celui des lendemains de l’Indépendance, dans un contexte, il est vrai de non
stress démographique scolaire et universitaire, où l’Etat a assuré aux familles
marocaines, via l’école et l’Université publiques, les chances d’une promotion
sociale. Les hauts ou moyens cadres qui ont pourvu la bureaucratie des
administrations et des services de l’Etat de compétences nationales ont été le
produit de cette école et de cette Université, avec l’aide et la
complémentarité certes de la coopération étrangère française. Le secteur privé
n’a pas été en reste, à un moment où la motivation nationalitaire de
développement l’emportait de loin sur l’esprit mercantiliste. Cela signifie que
c’est moins le caractère privé du secteur qui fait problème que sa finalité et
sa motivation. Un point à souligner dans le contexte d’aujourd’hui où le secteur
de l’enseignement privé est pris à partie par ses détracteurs, car celui-ci, à
la différence du secteur privé dans les années soixante et soixante-dix,
parvient moins à compenser son mercantilisme par une motivation plus
« noble » de développement national et cherche davantage, en
invoquant plus récemment ce type de motivation, à l’occulter. Le secteur privé
de l’enseignement pose moins problème en son principe que par sa fonction de
délestage de l’Etat de sa responsabilité d’acteur principal dans le développement
du système éducatif et par le manque de régulation par l’Etat de ce secteur.
Au temps de l’enchantement a succédé
celui du désenchantement. L’explosion de l’effectif scolaire et universitaire a
produit un effet d’engorgement du système éducatif par rapport à ses capacités
d’absorption et d’intégration. Au regard de l’enjeu de démocratisation de
l’enseignement que signale l’explosion des effectifs, il faut reconnaître que
l’ensemble des acteurs n’est pas à la hauteur. La crise ne tenant pas qu’au
facteur quantitatif, sa résolution n’est pas qu’une question de moyens et de
logistique. L’absence d’une perspective stratégique de l’Etat dont l’éducation
et l’enseignement seraient une composante primordiale affecte la politique
publique d’improvisation et d’indécision. Des choix stratégiques n’ont pas été
tranchés. Le bilinguisme du système éducatif public, qui unifiait toutes les
catégories sociales dans un même cadre d’égalité des chances, a fait place,
moins peut-être par une volonté délibérée que par des choix démagogiques et
irréfléchis, à un dualisme qui discrimine par la langue, l’origine sociale et
le statut privé ou publique des établissements d’enseignement, les catégories
sociales, favorisant les mieux lotis financièrement et condamnant le reste à
l’endettement ou à la médiocrité du système public . C’est en se faisant en
quelque sorte l’instrument de ce dualisme que le mercantilisme du secteur privé
de l’enseignement contribue à la crise du système éducatif plus qu’il ne
contribue à sa résolution. La
conciliation entre l’exigence identitaire et l’exigence d’efficacité et de
qualité n’est possible que dans la mesure où la première concède à la seconde
la priorité. Ce qui s’annonce en ces temps-ci, sur fond des réflexions du
« Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et la recherche
scientifique » semble aller dans ce sens
La crise tient aussi à la gouvernance
politique. Une gouvernance politique autoritaire tend à imposer et à reproduire
aux niveaux inférieurs son modèle et son esprit de gouvernance ou tout au moins
à les asservir à ses desseins de domination. Dans un tel contexte, le népotisme
l’emporte sur la qualification dans le recrutement, le conformisme intellectuel
sur l’audace et l’innovation dans l’enseignement et la recherche académique. Le
souci sécuritaire déteignant sur le système scolaire, la réussite scolaire
n’obéit plus à l’exigence du mérite, mais à la nécessité de prémunir l’Etat
contre le désordre social que susciterait le mécontentement et le ressentiment
de la population. La corruption faisant son oeuvre, les diplômes se vendent et
s’achètent. Dire que l’Etat n’a pas fait l’effort de remédier à la crise de
l’enseignement et de l’Université serait manquer à la vérité. Mais l’Etat a été
pris dans le piège de sa propre gouvernance. La prime à l’incompétence, à la
médiocrité et/ou à la servitude dans le recrutement du corps professoral et
dans le choix des gestionnaires des établissements a privé les remèdes ou les
réformes dictées par la nécessité et par la volonté consciente de sortir de la
crise d’une base d’efficacité.
L’Université marocaine tolère trop une
fonction professorale sans vocation, ni pour l’enseignement ni pour la
recherche. Le mercantilisme aidant, l’incompétence et la médiocrité ont rendu
l’Université improductive, ennuyeuse et ringarde. La compétence ne manque
certes pas, mais elle tend dans son fonctionnement pédagogique à se complaire
dans une posture de « hauteur magistrale ». Le
« magistralisme » professoral réduisant les étudiants à la dictée est
resté de service quand il pouvait faire place à l’interactivité des étudiants
et quand l’enseignement devait désormais obéir à l’exigence d’un encadrement de
plus grande proximité (il est vrai que cet encadrement de proximité que
devraient constituer les T. D. ont fait les frais d’une réforme sans moyens).
Quand l’innovation s’introduit, à la faveur notamment de la technologie, elle
tend à la facilité ou à l’illusion. L’innovation pédagogique au moyen de la
technologie moderne occulte souvent l’incompétence scientifique par la
compétence technique. La nécessité d’apprendre à l’étudiant l’autonomie en lui
permettant de se prendre en charge en partie dans le processus de sa formation
et de son apprentissage est devenue, pour des enseignants en manque de
compétence ou d’énergie, ou dont la compétence ou l’énergie est investie dans
des activités externes plus rentables, un prétexte et un moyen de se décharger
de sa responsabilité d’enseignant. La gestion administrative a aussi sa part
dans cette situation de crise. Les moyens sont certes insuffisants, mais quand
ils ne font pas défaut le bureaucratisme, la médiocrité et la malhonnêteté les
rendent improductifs. Les fonds d’urgence de provenance européenne affectés dernièrement aux établissements
universitaires ont laissé les choses en l’état, et les parts non dépensées ont
dû être retirés à temps pour leur éviter de faire totalement les frais de la
gabegie des « responsables ».
L’environnement international n’est
pas en reste dans la crise de l’Université. La mondialisation néolibérale et
ses effets ont accentué la déconnexion de l’Université de son milieu social et
économique. La déconnexion, avant d’être l’effet de la mondialisation, a
d’abord été la conséquence d’un trop grand hiatus entre la formation théorique
et la formation pratique, celle-ci étant acquise seulement par le passage à la
professionnalisation. Ensuite, elle a été, à la suite de la mondialisation, la
conséquence du décalage entre une formation généraliste et un marché de
l’emploi plus friand de profils spécialisés. S’ensuivit une mise en cause de la
formation théorique universitaire, jugée inadéquate au marché réel ou potentiel
de l’emploi. Mais l’Université n’est pas seulement pourvoyeuse en ressources
humaines pour l’emploi, elle est aussi un lieu d’émancipation.
L’université ne prodigue pas, ou n’est
pas censée prodiguer seulement, une formation technique. Elle est aussi un
enjeu de civilisation, adossé à une volonté de rationalisation, dans les
limites que la raison s’impose raisonnablement à elle-même, du rapport de
l’humanité à elle-même et à l’univers. Les mots « université »,
« univers » et « universalité » appartiennent à une
même trame de sens et c’est à travers cette trame de sens que le rôle moderne
de l’Université s’est profilé (l’Université médiévale de Paris, ce foyer
d’irradiation philosophique sur fond d’averroïsme, surtout à travers sa branche
d’enseignement des Arts, fut sous cet angle un ancêtre de l’Université
moderne). Si l’Université doit être bénéfique à la communauté nationale en
termes de formation de ressources humaines, il convient de ne pas oublier ou
sous-estimer que ce qui fait l’enjeu de l’Université, c’est tout autant l’idéal
d’émancipation par le savoir qu’elle doit incarner. L’accès au savoir et à la
compétence ne qualifie pas uniquement aux hautes responsabilités, mais aussi à
une citoyenneté éclairée et émancipée, « vertueuse »- comme on dirait
dans le langage des anciens- non seulement dans l’espace des responsabilités
étatiques et administratives, mais aussi et surtout dans l’espace de la Cité.
L’accès au savoir universitaire devient, dans cette perspective, le droit de
chaque individu à accéder à un mode d’émancipation personnelle (mon expérience
me permet de constater un nombre grandissant d’individus, hommes et femmes,
hautement diplômés dans des disciplines scientifiques « dures » et
bien établis dans leur carrière qui, en dehors de toute préoccupation de
diplôme ou d’avancement dans la carrière ou avec une préoccupation de ce genre
secondaire, décident de suivre des études juridiques dans un souci de se
« cultiver » ). L’accusation de déconnexion de l’Université de son
milieu, au-delà de la dénonciation du hiatus entre la formation théorique et la
formation pratique et professionnelle, vise en même temps un type de savoir
universitaire ravalé à la « littérature » et à la « culture
générale » qui, bien que conférant à leurs détenteurs un certain brio
intellectuel, sont considérés en définitive comme inutiles ou purement
ostentatoires. On ne s’étonnera pas que les profils d’experts que la nouvelle
conception de la formation universitaire privilégie brillent plus, quand ils
brillent, par leur compétence technique que par leur capacité à affronter les
enjeux de sens de leur société et du monde. En attendant que son rôle soit
mieux clarifié à l’aune d’un choix civilisationnel émancipateur pour les
individus et pour la collectivité, l’Université continuera malheureusement, dans son état actuel
et dans le prolongement de l’enseignement pré-universitaire, à favoriser un
profil de formation qui associe la rationalité scientifique et technique la
plus poussée à l’irrationalité la plus béate.
Il semble que l’on commence à prendre
conscience sérieusement de la nécessité de prendre à bras le corps la crise de l’enseignement et
de l’Université au Maroc. Il était temps, si l’on ose cet optimisme dans un
contexte de propos et de déclarations au ton assez sombre sur les risques d’un
naufrage sans espoir de sauvetage.
[1] UNIVERSITÉ PUBLIQUE ET DYNAMIQUES SOCIÉTALES AU MAROC
De nouveaux enjeux, des référentiels émergents, Sous la Direction de
Mohamed Behnassi et al.
2016, 236 pages.
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