Chercheur en anthropologie des usages végétaux
Il y a quelques jours, le 2 décembre 2020 exactement,
la Commission des Stupéfiants de l'ONU a reconnu la valeur thérapeutique du
cannabis et l'a retiré de la liste des stupéfiants dangereux. Cette décision
historique ne va pas manquer de relancer sur de nouvelles bases le débat d’idées
relatif à l’avenir du statut juridique de l’usage et de la culture du cannabis
au Maroc.
De ce fait, cette
contribution arrive à point nommé.
Faisant la synthèse des témoignages qu’il
a recueillis auprès des acteurs de la filière cannabis et de ses propres
observations effectuées sur le terrain entre 1978 et 2019, à l’occasion d’une
vingtaine de missions dans le Rif, l’auteur de cette publication apporte aux
chercheurs travaillant sur cette thématique un matériel ethnographique d’un
grand intérêt, et ce d’autant plus qu’il se décline sur une période de 40 ans
et qu’il livre à notre entendement la parole des voix les moins audibles dans
le face à face tendu qui oppose les légitimités
traditionnelles et les légitimités normatives d’État.
Cannabis,
normes, légitimités
et
gestion des interdits dans le Rif (Maroc)
Chez les populations du massif
rifain – une société dans laquelle religion et cannabis occupent tous deux une
grande place – un conflit récurrent, à
nombreuses conséquences politiques et sociales, oppose de manière préoccupante les
acteurs de l’économie locale, construite en grande partie autour de
l’exploitation de cette plante, aux autorités religieuses et administratives
sur la question de savoir si cette activité est conciliable ou pas avec les
commandements de la religion, le droit moderne, la morale et la santé publique.
Sur le plan idéologique – le seul
qui nous intéresse ici –, cette situation conflictuelle peut être appréhendée
comme étant une crise de légitimité, ou plus exactement comme le choc de deux
légitimités opposées, l’une se réclamant de l’obligation d’observance des
interdits auxquels personne au sein de la communauté ne peut échapper, l’autre
d’une situation spécifique et d’un droit historique imprescriptible qui
octroient de facto une franchise légale.
Ce litige, qui voit se heurter par
conséquent des normes et des valeurs difficilement conciliables, retentit
automatiquement sur la façon dont les uns et les autres vont qualifier le
franchissement de la ligne rouge. Dans ce cas bien précis, ce qui est
transgression pour les tenants de l’ordre établi n’en sera pas vraiment une aux
yeux du sous-groupe dissident : ce dernier estimera qu’il a juste usé de
son bon droit, en vertu d’une pratique historique qui confère une légitimité au
moins égale à celle qu’on lui reproche de bafouer.
Dans ce litige, les cannabiculteurs
s’estiment lésés dans leurs droits et en quelque sorte broyés par une machine
aveugle qui ignore les situations particulières. Leur plainte
peut se résumer ainsi : « vous nous sacrifiez à une norme que vous
avez décrétée et arbitrairement généralisée à l’ensemble du pays mais que vous
serez les premiers à abroger demain, quand elle ne sera plus dans l’air du
temps. Une nouvelle norme verra alors le jour, mais nous, entre-temps, nous
aurons été ruinés ».
Traversant plusieurs sphères,
notamment l’économique, le sacré et le politique, ce que l’on peut observer
dans ce cas de figure, c’est une opposition radicale entre les légitimités
traditionnelles et les légitimités normatives d’État. Les légitimités traditionnelles
sont celles dont se réclament les identités primordiales, qu’elles soient
ethniques, territoriales, religieuses, linguistiques ou de tout autre nature,
avec le plus souvent un statut de minorité. Les solidarités que créent ces
appartenances peuvent donner naissance, au sein d’une population, à des
sous-groupes qui ne se reconnaissent plus dans la règle instaurée comme norme
par le grand groupe.
L’espace est en
effet pourvoyeur de ressources dont l’existence transforme en cartel d’intérêts
le sous-groupe qui les exploite, conduisant à la production de normes et de
valeurs spécifiques, pas toujours bien acceptées par le grand groupe, même s’il
ne s’agit que de simples disparités ne remettant pas en cause le consensus
communautaire. Mal comprises ou mal formulées, ses disparités peuvent être
perçues comme un premier coup de bec dans l’ordre instauré, voire même comme
des germes de dissidence à évolution imprévisible. Car un espace économique
singulier, devenu facteur fédérateur d’un sous-groupe, peut très vite se
transformer en espace contestataire rompant avec les anciennes solidarités
communautaires et devenir une cause de dislocation des ensembles plus grands,
un risque que ces derniers se refusent généralement à courir. De son côté,
ignoré dans sa revendication à bénéficier d’un assouplissement de la règle
communautaire, cet espace qui se démarque peut aussi faire renaître des
particularismes ethniques ou régionaux jusque-là dormants et attiser d’anciens
griefs. Il faut dire que les identités ne sont pas des catégories immuables
mais se redéfinissent en permanence ; que les mouvements d’opinion se font
et se défont ; et que les détenteurs traditionnels du pouvoir local,
notamment les autorités morales (personnes âgés, familles
maraboutiques, chorfa, fuqaha, lettrés) ne sont eux-mêmes pas
investis ab eternam du crédit
que les populations leur accordent. Dans l’espace que nous étudions ici,
ils sont d’ailleurs en train d’être supplantés par de nouveaux acteurs dont la
notabilité ne repose que sur l’argent.
C’est en ayant à
l’esprit toutes ces considérations et en allant chercher dans l’histoire du
cannabis au Maroc des clés pour la
compréhension de notre objet d’étude,
que nous avons examiné toutes les stratégies de disculpation et les ressources
idéologiques que les acteurs de la filière cannabis utilisent pour disqualifier
l’interdit religieux lancé à l’encontre de leur activité : sa
caractérisation comme non applicable à la situation, l’exploitation de ses
failles, l’invocation de la situation d’exception et de la spécificité
régionale, l’assignation du concept de nature, la construction d’une
contre-norme opposée à la norme institutionnelle, le débat de pertinence, la
controverse théologique, le recours à un cautionnement religieux local délégitimant la parole orthodoxe, etc.
Dans la sphère du
droit et de la politique, la résistance aux interdictions légales ou
administratives ne sera pas moins soutenue, les arguments et justificatifs
invoqués relevant ici d’un autre registre : ce sera plus spécialement le
statut d’antériorité instaurant un droit acquis ; la sacralité de la parole
royale, source de légitimité ; ou encore l’appropriation de figures
charismatiques, comme par exemple celle de Mohammed Ben Abdelkrim Al-Khattabi,
une caution symbolique très disputée entre les prohibitionnistes et leurs
opposants, défenseurs du statut-quo de tolérance qui a cours depuis des
siècles.
Les discours de
légitimation que nous avons évoqués dans cette étude, faisant appel à toutes
sortes de légitimités – traditionnelle, historique, charismatique – voient aujourd’hui,
du fait des changements intervenus dans la société, leur force de persuasion
lentement érodée, cédant désormais la place à de nouveaux plaidoyers invoquant
de nouvelles bonnes raisons : l’encouragement à investir dans le
développement régional, peu importe l’origine de l’argent ; l’urgence à
fixer sur place les populations afin de contrer les effets négatifs de l’exode
rural ; le souci de garantir la cohabitation sociale par une politique
d’apaisement ; l’évolution prévisible du droit vers une dépénalisation du
cannabis ce qui amène à temporiser par rapport aux approches répressives en
attendant de voir venir ; l’avenir prometteur de la plante en
thérapeutique curative et palliative ; etc.
Ces
nouveaux plaidoyers rejoignent les discours des militants
légalisateurs, de plus en plus audibles sur la scène internationale, avec
des arguments qui visent à construire une légitimité, non plus pragmatique
comme c’était le cas jusque-là, mais fondée sur un jugement de raison ;
« en termes de santé publique, le
cannabis cause moins de dégâts que l’alcool, pourtant autorisé » ;
« le cannabis est en train de devenir un remède incontournable dans la
prise en charge de plusieurs pathologies » ;
«
la culture du cannabis, par les revenus qu’elle génère, a permis d’améliorer le
niveau de vie des fellahs dans des régions où aucune autre culture n’est aussi
rémunératrice » ; etc.
Sur ces
constatations, s’achève notre étude qui a donc porté sur la gestion des interdits
dans une région du Maroc ou la culture du cannabis est au centre d’un débat
houleux et passionné, celui de la légitimité des pratiques et activités
traditionnelles.
Nous ne
porterons pas de jugement sur la validité ou la non validité des points de vue
exprimés par les uns ou par les autres car notre but n’est pas d’intervenir
dans le cœur de ce débat, au demeurant fort complexe et très évolutif. L’objet d’étude
que nous nous sommes donné est simplement de tenter de spécifier – à partir de
nos observations ethnographiques effectuées sur le terrain durant plusieurs
décennies d’enquête, des témoignages que nous avons recueillis et de nos
déductions – les différents points de vue en lice et de les formaliser pour les
rendre accessibles à l’analyse sociologique. Cette analyse, d’autres
chercheurs, davantage au fait de cette méthode, la feront.
Plus
généralement, ce qui nous est apparu, à travers cette petite synthèse de nos
observations de terrain, c’est qu’un thème de recherche aussi bien défini que l’est
la question de la normativité sociale ne peut rester circonscrit dans les
limites que l’on a cru possible de lui fixer au démarrage de l’enquête. C’est
que la question de la gestion des interdits, dans des situations où les enjeux
sont importants, cristallise en elle plusieurs problématiques dont la
résolution n’est pas toujours évidente. Dans notre cas, au fil de l’enquête,
plusieurs antagonismes sociaux ou politiques nous sont apparus :
l’orthodoxie et le pragmatisme religieux, le pouvoir central et la périphérie,
la ville et la campagne, les impératifs de l’économie et ceux de la
gouvernance, le droit moderne et la tradition, le chraʻ
et le ‘urf, les fellahs pauvres et les nouveaux
riches. Et plus encore que cela, dans cette découverte des ressorts intimes qui
font se mouvoir les hommes et les femmes dans leurs sociétés, ce qui s’est
imposé à nous de manière indiscutable, c’est que l’économie est bien la grande
maîtresse du comportement social. C’est elle notamment qui détermine, en terre
d’Islam comme ailleurs, ce qui est halal et ce qui est haram, en
exigeant de la religion qu’elle s’accommode avec le mode de vie et de
production des gens qui croient en elle.
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