INTRODUCTION
C |
e livre a pour ambition de
participer à la réflexion sur la politique publique de la culture. C’est un
travail de décryptage de la réalité qui s’intéresse au factuel, qui dresse des
constats, qui fait appel abondamment aux chiffres et qui s’arrête aux points
d’inflexion. C’est également un travail d’analyse qui questionne la pertinence
des concepts et des approches, et qui propose des pistes pour aller de l’avant.
C’est un ouvrage qui aspire
à faire changer les mentalités, à faire bouger les lignes, non seulement en
répétant des vérités, voire des lapalissades, mais également en convoquant, par
provocation, des expériences et des avenues empruntées par des pays et des
territoires dans les autres régions du monde, qui sont justement révélatrices
d’une dynamique que je nous souhaite inspirante.
C’est également un livre
pour plaider la cause de la culture. Les acteurs culturels considèrent, souvent
et à juste titre, que la culture n’est pas dans le radar du gouvernement, que
la politique culturelle n’est pas perçue comme un enjeu politique, économique
et social majeur, qu’elle n’a pas de place dans le modèle de développement, mais
qu’elle est paradoxalement très présente dans le discours roboratif et dans la
rhétorique fournie en envolées lyriques des acteurs de la scène politique, par
ailleurs, parfaitement inaudibles.
Cette absence de curseur
est une véritable aberration, eu égard à la richesse patrimoniale du pays, à la
diversité de ses expressions culturelles, aux rôles que joue la culture pour
forger la personnalité, renforcer le lien social, ouvrir les yeux et l’esprit à
la beauté, adoucir les mœurs, combattre les radicalités, et à son potentiel
pour créer la valeur, les postes d’emploi, contribuer au rayonnement du pays,
etc.
L’indicateur le plus
parlant, le plus révélateur de la position de hors-jeu de la culture sur le
terrain gouvernemental est l’absence de données ou de séries statistiques sur
la culture. Hormis le secteur du cinéma et les résultats des enquêtes sur la
consommation des ménages, aucune information statistique n’a été publiée par le
département mère ou par le Haut-Commissariat au Plan sur l’état de la culture
ou sur les biens culturels avant 2013. Or, l’absence de mesure induit
l’invisibilité et favorise la marginalisation, tant il est vrai que « ce
qui n’est pas compté ne compte pas » et « qu’à l’inverse, mesurer,
c’est gouverner »[i] !
Certes, la culture a rejoint le champ des politiques publiques beaucoup plus tard que les secteurs non économiques tels que l’éducation ou la santé, traduisant une prise de conscience relative et tardive de ses rôles et de son potentiel. Cependant, sa mise à la marge sur une longue durée et l’absence de toute stratégie nationale après 70 ans d’indépendance est un motif de découragement.
Ce manque de volonté politique trouve sa source dans la quasi-vacuité des programmes partisans de toute référence à la culture en tant que domaine prioritaire ou stratégique[ii]. Or, l’histoire récente nous apprend que les expériences gouvernementales qui ont infléchi les politiques culturelles ont été bâties sur un engagement politique fort. Trois exemples à cet effet des mondes anglo-saxon, germanique et francophone.
D’abord, l’exemple anglais, porté par le manifeste électoral du parti
travailliste et de son livre blanc, A Policy for the Arts, publié en
1965, où il affirmait que « la place qui revient aux lettres et aux
arts dans la vie de la nation est en grande partie fonction du temps et des
efforts qui leur sont consacrés dans les écoles et les universités »,
et qu’il y avait une « urgente nécessité d’accorder aux arts une aide
plus généreuse et plus judicieuse, au triple échelon local, régional et
national ». Politique mise en œuvre par le secrétaire d’Etat qui va
rapatrier le financement de la culture du Tresor (ministère des Finances),
reprendre les musées auparavant confiés au ministère de l’Equipement, et qui
opérera une progression remarquable des subventions culturelles accordées à l’Arts Council qui
passeront de 3.2 millions £ en 1964 à 8.2 millions £ en 1969.
Ensuite, l’exemple autrichien avec le chancelier Bruno Kreisky, chef du Parti
socialiste d'Autriche (SPÖ), qui entreprit à partir du début des années
1970 une vaste réforme pour démocratiser et moderniser son pays dans laquelle la
culture et les arts étaient mis en avant. Cette réforme s’inscrivait dans le
contexte de la société autrichienne, demeurée depuis la Deuxième guerre mondiale drapée dans ses
oripeaux passéistes et rébarbative à toute nouvelle création dans les domaines
de la littérature et des arts
plastiques, et où l’action de l’Etat, peu tolérant, se tenait à une politique
culturelle élitiste et de « répartition proportionnelle » entre les anciens et les nouveaux penseurs et
créateurs. Le chancelier fédéral imposa d’emblée une nouvelle vision qui
considérait que « l’art libre,
non l’art de commande, les activités artistiques critiques, non l’hagiographie,
irriguent la société de vie, d’intelligence, d’imagination ; qu’une
société ainsi animée, est aussi une société plus tolérante, plus libre, plus
riche »[iii]. Il subventionna les
intellectuels, les artistes et les écrivains de tout style, y compris les
créateurs novateurs non compris et non reconnus, admit aux artistes le droit au
discours radical et respecta leur liberté de création inscrite dans la Constitution.
Il s’impliqua même personnellement pour soutenir certaines idées comme la
vision d’architecture écologique d’avant-garde de Friendensreich Hundertwasser
qui finit par se concrétiser par la construction dans les années 80 à Vienne
d’un bâtiment, devenu, depuis, un immeuble HLM célèbre[iv].
Enfin, l’exemple français avec l’avènement du parti socialiste au pouvoir
en 1981 et la nomination de Jacques Lang au ministère de la Culture, qui va
annoncer le doublement du budget de ce département qui passe de 0,48 % à 0,76 %
du budget global de l’Etat et fixer l’objectif d’atteindre le seuil de 1% en
1983. Dans son discours à l’Assemblée nationale, il considère que son
ministère conduira : « une
politique nouvelle pour l'art et la création », affirme que « tout
est culture » et place la culture au centre de l’action du
gouvernement, considérant « qu’il y a, non pas un seul, mais
quarante-quatre ministres de la culture dans le gouvernement»[v].
Au Maroc, en l’absence d’un pareil portage politique fort, la culture est
demeurée longtemps un secteur gouvernemental et un domaine transversal, en
attente, en stand-by, sans stratégie, sans charpente, sans grille de lecture de
ses programmes et sans évaluation de ses performances. D’ailleurs, la relégation
de son budget au fond du classement des budgets sectoriels et le rang
protocolaire qu’occupe le détenteur de son portefeuille sont révélateurs de la
vraie place qu’elle occupe dans la vie politique. Dans ce contexte, les
ministres qui se sont succédé à la tête du département, indépendamment de la
volonté et du charisme des uns et des autres, ont fonctionné dans un cadre
brouillon et contraint, et leur action
ne pouvait se solder que par des bilans mitigés.
Aujourd’hui,
à l’approche de la fin du mandat de l’actuel gouvernement qui a inscrit dans
son programme l’élaboration d’une stratégie nationale de la culture, aucune
démarche méthodologique n’a été arrêtée à ce propos, aucune cellule ad hoc
pour encadrer la réflexion et la rédaction du document de référence n’a été
désignée, aucune étude n’a été lancée. Cette inaction manifeste traduit une
crise profonde de gouvernance au sein du gouvernement qui continue de conduire
le domaine culturel à l’aveugle, ignorant sa propre feuille de route et tournant
le dos à la sagesse des anciens pour qui
« il n'est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va[vi]»
Le lancement de la
cogitation collective sur la nouvelle vision du développement intégré et
durable du Maroc pour les décennies à venir ouvre une fenêtre d’espoir pour
enfin positionner la culture dans le modèle de développement en gestation. Les
esprits brillants qui constituent la commission en charge de ce modèle héritent
de la lourde tâche d’aborder une question éminemment idéologique, celle du
logiciel marocain, des valeurs, croyances et comportements qui structurent son
ingénierie, et qui commandent en dernière analyse, la réussite ou l’échec de
tout projet de développement : rationalité vs irrationalité, travail et
compétition loyale vs rente, libertés vs contraintes, réalités vs mythes,
richesse vs solidarité, droits vs abus, clientélisme et népotisme, ouverture
sur le monde vs clôture identitaire, etc. C’est là une question idéologique
parce qu’il s’agit d’opérer un basculement, un reformatage partiel mais sérieux
de nos structures mentales pour, comme dirait Victor Hugo, « allumer des
flambeaux dans les esprits »[vii]. Sous
cet angle, l’élimination des facteurs non économiques du sous-développement
apparaît, sinon comme un prérequis indispensable, du moins comme un levier
aussi important que celui des facteurs économiques. Ce livre porte un éclairage et, parfois, une
réflexion sur certains de ces aspects qui viennent d’être évoqués, en toute
modestie et sans prétention.
Le choix des thèmes
développés dans cet ouvrage s’inscrit dans un effort de présentation
pédagogique de repères et d’analyse de problématiques nouvelles et
structurelles, qui se trouvent au cœur de toute stratégie nationale et n’ont
pas ou été peu traitées par la recherche. Ce choix s’inscrit dans l’effort
collectif entrepris ces dernières années pour enrichir la bibliographie limitée
dans ce domaine[viii].
Les cinq problématiques retenues sont : la liberté de création, la
culture et le développement, la culture et le territoire, le financement de la
culture et le soft power .
Sur le plan méthodologique,
un pari a été pris pour investir ces thématiques sur la base d’une approche
éclectique qui fait appel tantôt au droit, tantôt à l’économie, la sociologie,
l’anthropologie ou les relations internationales. C’est un pari risqué car il
suppose une maîtrise de champs disciplinaires divers qui peut s’avérer des fois
imparfaite. Néanmoins, ce pari était incontournable face à la complexité des
questions culturelles dont l’analyse exige le recours aux outils adéquats pour
la compréhension et le traitement, justement, de cette complexité.
[i] Eloi Laurent
et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et
la soutenabilité au 21è siècle, Odile Jacob, 2015.
[ii] Le parti du progrès et du socialisme s’est
positionné dernièrement en faveur de relever
la culture au rang de secteur stratégique, Voir, PPS, Thèses
politiques, 2018.
[iii] K.-M. Gausz, Bruno
Kreisky. L’homme politique et les arts, Austriaca, n° 40, juin 1995, p. 77-80.
[iv] Sylvie
Freytag, Art et politique en Autriche, L’impact des œuvres d’Alfred
Hrdlicka, de Friendensreich Hundertwasser, de Günter Brus et Valie Export sur
l’Autriche de la seconde république, Thèse de doctorat en études germaniques,
Université de Strasbourg, 2017, p. 207-208.
[v] Assemblée
Nationale, Jack Lang : « Un ministère de la culture, pour quoi faire ? », 17
novembre 1981.
[vi] Sénèque, Lettres à Lucilius, LXXI.
[vii] Victor Hugo, Discours à l’Assemblée nationale, 1848.
[viii] Voir, notamment, les travaux de Mohamed Bahdod,
Nabil Bayahya, Driss Jaydane, Hassan
Aourid, Abdelkader Fassi Fihri, Ahmed Boukkous, Amina Touzani, Ahmed Aydoun,
Farid Britel et Ahmed Massaia.
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