Hicham SADOK
Professeur à l’Université
Mohammed V de Rabat
Les dix ans du printemps arabe est un
anniversaire que personne, paraît-il, ne souhaite célébrer. Les chiffres sont
stupéfiants: selon l’Agence des Nations Unis pour les réfugiés (UNHCR), un
demi-million de personnes sont mortes et 16 millions sont des déplacés. Il y a aussi des rêves anéantis et des espoirs brisés que les statistiques
officielles ne peuvent révéler.
Dix ans se sont écoulés depuis que le marchant
ambulant tunisien Mohammad Bouazizi s'est immolé pour protester contre le
régime corrompu. Son auto-immolation, le 17 décembre 2010, est largement
considérée comme l'étincelle qui a enflammé le printemps arabe. Ces premiers jours ont été une période d’optimisme débridé. Les autocrates
avaient eu vraiment peur et les dictateurs qui avaient l'air invulnérables
tombent, les uns après les autres, en Tunisie, en Égypte et plus tard, en Libye
et au Yémen.
Mais la révolution céda bientôt à une sorte de
réaction thermidorienne qui vient rappeler ce qu’a mis en exergue le sociologue
Goldstone sur la non linéarité des processus historiques des révolutions. La
brève expérience démocratique de l’Égypte a échoué. La Libye, la Syrie et le
Yémen ont plongé dans la guerre civile et sont devenus des terrains de jeu pour
les puissances étrangères. Les autres États ont fait un profil bas en misant sur
le temps politique lent pour esquinter les protestataires ou dépensé pour
apaiser la colère, sans oublier de renforcer les forces anti-démocratiques pour
ne pas laisser la tâche d’huile tunisienne se propager. La région est moins
libre qu'elle ne l'était en 2010, et, à l’exception de la Tunisie, elle est dans
une situation pire par la plupart des mesures de liberté élaborées par l’indice
de la démocratie du prestigieux journal britannique The Economist. Cet indice
de la démocratie, qui donne un aperçu de l'état de la démocratie dans le monde
pour 165 États, est basé sur cinq catégories: processus électoral et
pluralisme, libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, participation
politique et la culture politique. Sur la base de scores des 60 indicateurs,
chaque pays est alors classé comme l'un des quatre types de régime: démocratie
totale, démocratie imparfaite, régime hybride, et régime autoritaire. Seule la
Tunisie a réussi le challenge démocratique durant cette dernière décennie pour
devenir une démocratie imparfaite avec un score de 6.72/10 au lieu de 3.89 avant
sa révolution, sachant que ce score la classait auparavant parmi les régimes
autoritaires notés en dessous de 4/10. Tous les autres états arabes sont
toujours dans cette dernière catégorie avec une note inférieure à 4, et dont la
moyenne mondiale en 2020 est de 5.48, sauf le Maroc qui enregistre un score de
5.10 et l’Algérie 4.01, et qui fait de ces deux pays des régimes hybrides. Mais
si la Tunisie a fait progresser son score durant cette dernière décennie, ce
n’est malheureusement pas le cas de ses deux pays voisins. Le Maroc, qui
possédait avant 2010 la meilleure note du monde arabe avec 5.78 lui permettant
avec un peu plus d’effort d’atteindre le score de 6 pour entrer dans le club
des démocraties imparfaites, a vu sa note se dégrader et il s’est laissé aspirer
par une nostalgie totalitaire. Une nouvelle instance d’équité et de
réconciliation, à l’instar de celle de 2004, sera bientôt nécessaire pour la
convalescence des âmes cassées au vu du traitement fait des dossiers des
Hiraks, des militants et des journalistes emprisonnés.
On a, cependant, beaucoup dit et écrit sur ce
qui n’a pas fonctionné pour aider le printemps à fleurir. Les élites
foncièrement démocrates ont tendance à évoquer leurs responsabilités, leurs
rôles et de ce qu'ils auraient pu faire et comment les régimes devraient agir.
Il y a un certain solipsisme dans ce genre d’analyse, car il relègue les peuples
à un rôle secondaire dans leur propre histoire. Les cyniques suggèrent que ces peuples arabes ne
sont tout simplement pas encore prêts pour la liberté permettant d’exercer la
démocratie. Pourtant, la Tunisie est sortie de sa révolte avec une république économique
fragile certes, mais politiquement authentique. Les tunisiens doivent être
vraiment fiers de cette citoyenneté acquises face aux autres peuples arabes qui
peuvent ne leur paraître que comme des consommateurs présomptueux et/ou des
usagers satisfaits enveloppés dans une sécurité éphémère. Le grand héritage
légué par Bourguiba à la Tunisie, à travers l'éducation et surtout
l'émancipation de la femme, a fait que les tunisiens sont peut-être les mieux
dotés dans ce monde arabe pour mieux s’imprégner de Benjamin Franklin, l'un
des pères fondateurs des États-Unis, quand il disait « Un peuple prêt à
sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni
l'autre, et finit par perdre les deux ».
Mais, pourquoi les choses ne se sont-elles pas
améliorées?
Il n'y a surement pas de réponse unique aux
raisons pour lesquelles les choses ont mal tourné pour la majorité des pays
arabes. Peut-être faut-il blâmer les puissances étrangères, l'Iran, la Russie
et l'occident impuissant et incohérent ? Doit-on blâmer les partis
islamiques qui étaient les mieux préparer pour saisir cet instant démocratique,
afin de frayer un chemin vers la mise en place d’une culture démocratique loin
du confort de leur habitacle doctrinal et offres cyniques du pouvoir ? Ou encore, blâmer les hommes qui dirigeaient
les États arabes après leur indépendance jusqu’à nos jours ? Bien que peu
d'entre eux soient démocrates par les critères locaux, ils ne sont pas
profondément acquis à la cause de la liberté et la démocratie. Il faut plus que
le multipartisme et les élections pour réussir une démocratie. Elle a besoin de
citoyens engagés et informés, d'un ensemble commun de règles, de droits
effectifs et d'une conviction partagée que les différents et les désaccords
politiques ne constituent pas une menace existentielle. Les autocraties et les dictatures,
par conception, manquent de ces qualités et les empêchent d'émerger dans la
société. Il est difficile d'avoir un engagement et avoir son mot à dire sur la
façon d’être gouverné dans un système qui tente de l'empêcher explicitement ou implicitement :
une publication sur les réseaux sociaux, un article d’un journaliste ou toute
personne engagée, prêtant l’oreille à René Char « ce qui vient au monde
pour ne rien troubler ne mérite aucun égards », peuvent conduire à la
prison. Les habitants du monde arabe sont condamnés à sursis et la peine peut-être
mise à exécution à n’importe quel moment. Les régimes préfèrent les sujets
placides aux citoyens engagés. C’est ainsi que le journalisme s’est transformé
en médias et ces derniers sont lus dans des scripts. Les écoles enseignaient
par cœur et les universités ont renversé les cours magistraux en exercices de
travaux dirigés. Dans un tel terreau, il ne faut se plaindre de la vacuité et
la platitude qui laisse prospérer l’impéritie et la suffisance engendrant les
identités meurtrières, les idées farfelues et les théories du complot.
Mais cela, et malgré sa gravité, ne peut que sembler
futile dans un système où la gouvernance est si pauvre. Pour vivre dans une
grande partie du monde arabe, il faut avoir une acceptation tacite pour les
connexions ou les pots-de-vin. Tout acte, aussi mesquin soit-il, sape la confiance
dans les institutions, l’Etat et dans l'idée même d'un bien commun. Cette
corruption comportementale rend tout le monde complice et cultive davantage la
lâcheté innée lors de la peur ou d’appétence pour ne pas laisser place au
développement d’une philosophie morale d’impératif catégorique permettant
d’avoir des valeurs inconditionnelles. Et c’est justement cette culture
imperméable qui a permis récemment à l'Amérique de ne pas vaciller. Des valeurs
démocratiques enracinées, des institutions solides et des siècles de tradition
font qu'il est pratiquement impossible pour un président américain de devenir
un dictateur. Le monde arabe n'a pas de telles cultures ni de telles garanties
institutionnelles. Pendant des décennies, il a été gouverné par des autocrates
sans grande ambition et par des petites mains sans grande vision. Ils ne pouvaient
promettre que la stabilité pour la stabilité. Ils parlent une langue
subtilement attrayante qui pose les infrastructures et la consommation, et non
la démocratie, comme le plus grand déficit de la région. Dans leur récit,
l'accent mis sur le changement est malavisé. Par conséquent, ils salent la
terre avec empressement, de peur que des changements structurels ne prennent
racine.
A quelques exceptions près, la région est
misérable, un mélange d’États en faillite et d’États stagnants qui offrent de
maigres perspectives à leurs jeunes populations. Les dirigeants sont inquiets
quant à leur avenir au crépuscule de l'ère de l’ancien contrat social basé soit
sur la sujétion soit sur le confort matériel en échange d'une tranquillité
politique. S'ils ne peuvent plus garantir les premiers, ils ne peuvent plus prétendre
longtemps au second.
L'histoire n'est pas linéaire. Les révolutions
échouent, mais par la logique de l’évolution des peuples, elles reviendront.
Or, le malheur, c’est que dans les conditions actuelles, il n'y a aucune raison
de s'attendre à ce que la prochaine série de soulèvements dans le monde arabe
produise des résultats plus heureux que la précédente ; de même,
cependant, il n'y a aucune raison de croire à la prévalence des autocraties ni
des dictatures.
Enregistrer un commentaire