IL FAUT
REVOIR LES BASES DE L’ETAT SOCIAL ET STRATEGE
Entretien
avec Yasser Tamsamani
(Tel Quel 25 janvier 2021)
Tel Quel : Quelle prévision de croissance vous paraît raisonnable pour le Maroc
en 2021 ?
Yasser
Tamsamani : Elaborer des prévisions économiques n’est pas simple. C’est un art
qui relève certes de l’expertise du conjoncturiste et de sa compréhension des
mécanismes sous-jacents au fonctionnement de l’économie, mais cet art est
également régi par des outils techniques adaptés. Les grandes institutions
nationales ont supposé en disposer et sont de ce fait plus aptes à établir des
prévisions avec une probabilité moindre de se tromper. Sauf que ce qui compte
ce n’est pas uniquement le chiffre de la croissance prévue mais surtout sa
justification en se rapportant à l’analyse de l’évolution des comportements des
agents économiques. Hélas, sur ce plan, force est de constater qu’il y a encore
du chemin à parcourir et l’état des prévisions au Maroc est souvent loin de
réciter systématiquement une histoire cohérence sur le futur.
Maintenant, si l’on regarde les prévisions du
taux de croissance des différentes institutions, elles tournent autour de 4% et
5%. Des chiffres à mon avis raisonnables mais bien regrettables.
Raisonnables d’abord, si on les apprécie eu
égard à l’effet rebond de l’activité, assez mécanique, à partir du creux causé
par la crise. Regrettables car à ce rythme il faut environ 2 ans pour que la
production atteigne son niveau d’avant la crise et beaucoup plus d’années pour
compenser le manque à gagner accumulé pendant la crise, ce qui laissera des
traces durables sur les inégalités, sur la qualité d’insertion sur le marché du
travail et sur les projets d’investissement des entreprises.
Regrettables également vu la marge de main
œuvre dont dispose le pouvoir public pour mener une politique budgétaire
expansionniste au lieu de se lancer dans une stratégie faillible de réduction
de déficit via la stabilisation des recettes et la réduction des dépenses
d’investissements en point de PIB. Ce tournant est encore plus pénalisant pour
l’économie nationale étant donné que la politique monétaire conventionnelle est
inefficace en ce moment quand l’économie est piégée dans une phase de trappe à
liquidité. In fine, ce choix aura
pour effet une croissance atone qui relèvera plus de l’effet rebond.
Quelles
sont les politiques à mener pour faire face à la situation de la crise que nous
traversons ?
Il y a deux types de réaction à avoir dans
telle situation : éteindre l’incendie et commencer la reconstruction.
D’abord, l’Etat a un devoir contractuel et moral au sens de la justice sociale
de soutenir les ménages et les entreprises les plus touchés par la crise. Ensuite,
il y a la politique de relance qui devrait se faire sur la base d’une
optimisation des deniers publics avec un ciblage réfléchi des acteurs à
accompagner et d’une vision claire de la trajectoire sur laquelle sera mise
l’économie nationale.
Nous avons mis en ligne en aout dernier sur
le site de la revue Réflexions Economiques un rapport qui permet d’identifier
les secteurs les plus entrainants de l’économie marocaine selon plusieurs
critères (degré d’intégration en amont et en aval de la chaine de valeur, degré
d’intensité en facteur travail, niveau de compétitifs, etc.). Il revient désormais
au politique d’arbitrer et de faire ses choix, mais il ne faut surtout pas qu’il
mélange les deux politiques (d’amortissement du choc et de relance) comme dans
le rapport économique et financier 2021, car chacune de ces politiques a sa
temporalité et son champ d’action spécifique.
A moyen terme, il y a également d’autres
chantiers mis à nu par la crise que le politique devrait affronter s’il veut assurer
une sortie par le haut de la crise actuelle mais également la crise liée au
déficit du développement. Il s’agit de revoir les bases de l’Etat social et
stratège…
Comment
atténuer le taux de chômage que connaît le Maroc ?
C’est une question complexe et il n’y a pas
de recette magique pour réduire le chômage car une partie de réponse à ce
phénomène réside dans la croissance qui reste, elle-même, un mystère. Dans une
réflexion sur le « nouveau » modèle de développement que vous pouvez
consulter sur le site de la même revue citée plus haut, nous avons pris le
contre pieds de la théorie dominante pour argumenter le fait que les inégalités
de revenus et des richesses (au même titre que les inégalités catégorielles)
limitent la croissance potentielle et ce via plusieurs canaux : récurrence
des tensions sociales, captation de la rente, dépendance aux produits importés et
baisse de la productivité.
L’idée centrale qui y a été développée pour
libérer le potentiel de croissance est de s’attaquer aux inégalités à la
racine, là où elles naissent sur le marché du travail. Cela passe par une
panoplie de politiques publiques en mesure de rééquilibrer dans la durée le
partage de la richesse créée entre les travailleurs et les capitalistes au
profit des premiers mais dans l’intérêt des deux. Car à la base les relations
du travail sont des liens de coopération et de complémentarité qui font que le
jeu n’est pas, en dynamique, à somme nulle. La correction du partage de la
valeur ajoutée devrait profiter à terme aux deux parties prenantes.
Une autre réponse au chômage (du côté de
l’offre du travail), qui n’est pas indépendante de la première, tient à la
qualité de l’enseignement. La politique quantitativiste de droit au diplôme suivie
jusqu’là, sans que ce dernier ne reflète ni des compétences réelles ni
connaissances solides accumulées, donne lieu en fin de processus à une
génération de chômeurs dépourvue d’outils cognitifs nécessaire pour se prendre
en charge et met le pays au pieds de mur. En effet, aujourd’hui les dépenses d’éducation
ont atteint un niveau relativement élevé, qui avec des rendements limités en
termes d’amélioration de la productivité, il sera difficile d’imaginer de les
augmenter davantage. C’est un autre cercle vicieux auquel il faudrait faire
face pour libérer la croissance potentielle et espérer absorber à terme le
stock du chômage.
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