Pr. Mohammed Bakrim
Poursuivant sa
stratégie pour séduire les cinéphiles, adeptes du cinéma d’auteur et de la
projection en salle, la plateforme Netflix vient de leur proposer la programmation
de Mank, le nouveau film, très attendu, de David Fincher. Ainsi après le succès de Roma de Alfonso
Cuaron, Irishman de Martin Scorsese ou encore dernièrement Les sept de Chicago
d’Aaron Sorkin, avec David Fincher, c’est une valeur sûre du cinéma américain
qui rejoint ce brillant et séduisant programme. Fincher c’est l’auteur de films cultes de la planète
cinéphile ; cela va d’Alien à Gone girl en passant par Seven, Fight club,
Zodiac, L’étrange histoire de Benjamin Button...Il avait aussi signé pour
Netflix un des épisodes de la célèbre série,
House of cards. Pour continuer cet engouement cinéphile, on annonce
également l’arrivée bientôt de David Lynch dans ce qu’on présente comme un
« projet mystérieux », série ? Film ?
Cependant cette stratégie
d’ouverture cinéphile bute sur une discrimination née du découpage régional qui
oriente la programmation cinéma de la plateforme et ne traite pas ses abonnés
comme des adultes libres dans leurs choix. Ainsi un abonné marocain n’accède
pas automatiquement aux titres proposés aux abonnés européens. Ce que nous
recevons au Maroc passe d’abord par un filtrage. La plateforme exerce même une
sorte de tutelle culturelle sur les « abonnés du sud » en confiant à
l’algorithme le soin de leur programmation selon des critères marqués par la tendance « Cultural
studies ». Je cite comme exemple récent, le film marocain Much loved qui
n’est disponible que dans certaines régions. Comme si la plateforme prolongeait
et cautionnait, sur le territoire marocain, l’interdiction du film décidée à
l’époque…
Mank est une plongée
dans le Hollywood des années 1930. Un voyage effectivement cinéphile qui fait
appel à la culture cinématographique du spectateur. Il est construit autour de
la genèse du film, référence absolue des cinéphiles, Citizen Kane d’Orson
Welles. C’est un film qui est cité périodiquement comme le meilleur film de
l’histoire du cinéma et beaucoup de théoriciens le considèrent comme le moment
qui a ouvert la voie à la modernité cinématographique. André Bazin écrit par
exemple, dans son livre Qu’est-ce que le cinéma ? : « Orson Welles a
restitué à l’illusion cinématographique une qualité fondamentale du réel :
sa continuité ». Une continuité qui sera restituée avec une exploitation
optimale des possibilités d’expression qu’offre le cinéma notamment à travers
deux procédés : la profondeur de champ et le plan séquence. Nous les
retrouverons déclinés comme des clins d’œil à Citizen Kane dans Mank. Certes David
Fincher revient sur l’histoire de la naissance
du film à partir du point de vue de son scénariste tout en mettant l’image au
service de ce retour vers cette révolution cinématographique. Oui, hommage au
scénariste, d’abord comme une réconciliation avec le père. C’est le père
Fincher en effet qui a écrit le script de Mank. Et il faut comprendre « Mank » comme le
diminutif de Mankiewicz. Il ne s’agit pas de Joseph Mankiewicz, le célèbre
tâcheron hollywoodien, réalisateur de Eve, Cléopâtre et surtout du magnifique
La comtesse aux pieds nus…mais de son frère Hermann, chroniqueur et scénariste.
Alcoolique, marginal mais grande plume
qui fera la rencontre décisive de sa vie avec Orson Welles. Celui-ci jeune
prodige, génie qui a déjà séduit Hollywood à l’âge de 24 ans. La RKO en crise
va faire appel à lui pour une sorte d’opération de sauvetage d’un studio en
déclin. Welles va imposer une règle de travail dans son contrat qui sera le
credo de ce que l’on appellera le cinéma d’auteur : aucune supervision
de la part des producteurs ; le cinéaste
fera le film de son choix ; le sujet de son choix ; et les
collaborateurs de son choix. Appliquant cette règle à la lettre, Orson Welles
choisira pour écrire le scénario Hermann Mankiewicz. C’est le récit de cette
collaboration exceptionnelle que raconte le film de Fincher. Le film d’une
approche ardue est en effet construit à l’image de son film de référence avec
d’abord une éblouissante image en noir et blanc et un schéma narratif qui
reprend la structure labyrinthique de Citizen Kane avec le recours itératif au
flashback présenté comme dans une page écrite du scénario. Mais c’est surtout
au niveau de la mise en scène que ce jeu de miroir fascine. J’en prends comme
exemple, la séquence d’ouverture où l’on voit la mise en place du contrat avec
l’installation du scénariste Mankiewicz dans un ranch loin de la ville où il
est sommé de rédiger son script en 60 jours. La séquence au niveau de l’image
n’est pas sans rappeler la séquence mythique où des représentants de la banque
viennent arracher l’enfant Kane pour l’emmener vers son destin fabuleux. Chaque
plan n’est plus l’illustration d’une seule idée, d’un seul sujet avec des
dialogues en champ-contre champ mais le lieu d’un rapport de forces avec une
architecture de l’espace gérée par une caméra qui épouse des angles inédits
(des plongées et contre-plongées ; un éclairage qui découpe l’espace…),
invitant le spectateur à un effort constant sur la voie de la reconstruction du
sens.
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