AUX ORIGINES DU DÉRÈGLEMENT DU MONDE
DU XXème SIÈCLE »
Pr. Abdeloumoughit Benmessaoud TREDANO
Professeur de science politique et de géopolitique
Université Mohamed V. Rabat
CORONA, MONDIALISATION ET DÉRÈGLEMENT DU MONDE :
Entre extinction et survie de l’humain
AUX ORIGINES DU DÉRÈGLEMENT DU MONDE
[1]
Le lundi 20
avril 2020, le cours du pétrole brut américain (West Texas Intermediate) a clôturé à -37 dollars[2]
. Du jamais vu. La cause ? La COVID 19, communément appelée le
coronavirus !
Bien que
surprenante, la raison est pourtant simple : l’économie mondiale est à
l’arrêt, l’offre est plus importante que la demande, et de surcroit, le tout
s’effectue sur une toile de fond de bataille entre les pays de l’OPEP, l’Arabie
Saoudite en tête, d’un côté et la Russie de l’autre.
Un tel
scénario était inimaginable, et pourtant, en un temps record, un microscopique
virus a tout chamboulé.
"Le
temps du monde fini commence"[3]
Rien ne sera
plus comme avant. C’est une vérité. Mais, il s’agit là d’une lapalissade !
En fait, la
Covid-19 n’a joué qu’un rôle de révélateur. Tout allait déjà à l’envers ;
en effet, une littérature riche et variée d’obédiences politique, idéologique
et philosophique différentes tirait la sonnette d’alarme il y a quelques
décennies, déjà. Tous affirmaient que si le monde continuait sur la même
trajectoire, il foncerait droit dans le mur.
Tout allait
mal : l’idéologie productiviste dominait, la culture consumériste
s’installait, le capital primait sur l’humain, l’écosystème global était en
souffrance et le sort de l’humain était joué.
La cause de
cet état de fait est la tournure prise par l’économie mondiale et par la
géopolitique internationale depuis au moins les années 80, marquées, entre
autres, par l’avènement de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan
au pouvoir, respectivement au Royaume-Uni et aux États-Unis. Deux personnages
inspirés par le consensus de Washington, la vision de Milton Friedman et
les néoconservateurs qui avaient conseillé George Bush père et 20 ans plus tard
Bush junior.
Ceci dit, au
niveau de la philosophie politique, la fin des lumières remonte à l’hécatombe
qu’avait représentée le premier conflit
mondial. Le second a été considéré comme
le requiem du monde occidental [4]...
De Paul
Valery à René Dumont
Face aux
dérives et aux dégâts occasionnés par un système débridé, les rappels à l’ordre
et les mises en garde se multiplient sans discontinuité.
Déjà en 1931,
bien avant la version "moderne" de la mondialisation, Paul Valery
disait dans son ouvrage Regards sur le monde actuel : « que le
temps du monde fini commence ».
Plus proche
de nous, en 1972, les membres de club de Rome avaient d’une manière ferme,
attiré l’attention des décideurs sur l’impasse où l’humanité risquait de se
retrouver si le mode de production et le mode de vie continuaient à ce rythme
et sans changement de cap.
Ses membres étaient pris pour
des farfelus.
Qu'est- ce qu'ils disaient,
dans leur fameux rapport Halte à la croissance ?
« La religion de
l'Expansion doit s'effacer au profit, non d'un arrêt de la croissance, mais
d'une croissance contrôlée, pour préparer de grands équilibres
écologiques... » Et
d’ajouter:« Nous ne faisons pas de la prévision. Nous disons: voilà ce que
donnent, à telle ou telle échéance, les tendances actuelles. Eh bien, sauf renversement,
elles donnent la catastrophe. » [5]
Encore qu’en
1972, le danger de l’épuisement des ressources de la planète n’était pas
suffisamment perçu comme évident par rapport à nos jours …
Une année
plus tard, un altermondialiste avant l’heure, René Dumont sortait son fameux L’utopie
ou la mort [6] ; il ne disait pas autre chose que ce que les auteurs du
rapport de Rome disaient déjà.[7]
Il fallait
une abondante littérature sur les défis posés à l’homme et la planète pour
qu’une prise de conscience soit suffisamment forte et ce pour que ces appels
soient entendus.
Et pourtant,
nous avons continué à produire sans compter et à consommer avec excès dans un
état d’inconscience délirante. Nous avions l’impression que l’humanité
était rentrée dans une profonde hibernation. L’année 1989 n’a fait que
conforter cet état de fait. Le marché
fera tout. La main invisible garantira l’ordre des choses. Adam Smith l’avait
promis !
Dans la
préface de l'ouvrage du sociologue iranien Ehsan Naraghi, le démographe
français Alfred Sauvy disait:« En cherchant à vivre mieux, l'Européen,
l’Américain ont oublié de vivre »[8].
Pourquoi
a-t-on continué à reproduire le même système ?
Ce n’est pas
un secret de polichinelle ; la "révolution" conservatrice
conduite par les idéologues et néoconservateurs autour de Margaret Thatcher et
de Ronald Reagan a imposé une chape de plomb au point que tout discours
différent passait pour archaïque, obsolète, voire anhistorique.
Au niveau
économique, notamment dans les pays développés mais aussi dans les pays dits en
développement, sous l’emprise d'un mimétisme imposé et aveugle, on ne
vit qu'au rythme de chiffres, de courbes et de graphiques... Et on ne jure
qu'en termes de concurrence, de productivité, de compétitivité et
de croissance.
Dans la
préface de l’ouvrage du penseur de la complexité et de la méthode, Edgar
Morin qui disait:« Nous vivons dans un univers que menace l’obsession
maladive des chiffres et des données quantitatives, la quantonphrénie, comme
disait Pitirim Sorokin : cela ne doit ne pas dispenser de penser et de réfléchir » [9]
La pensée
critique a été quasiment enterrée et
cela quatre décennies durant. Au point que toute la terminologie marxiste ait
disparu de la littérature politique, économique et philosophique... La
parcellisation de la connaissance et du savoir s’est occupée du reste.
Dans un
brillant essai, sur la refondation du monde, Jean Claude Guillebaud se posait
la question « s’il était encore
possible de penser la totalité ? »[10]
La crise
financière de 2008 : avertissement non entendu ?
Nous pensions que la crise de 2008 allait
réveiller les consciences et pousser les décideurs politiques à avoir une
vision plus saine. C’était ignorer la force de l’inertie, des lobbies, des
intérêts, de la finance et des banques. La marchandisation de tout et la
financiarisation des échanges et du commerce international ont tout bloqué. La
soumission des politiques au marché et l’économique a annihilé toutes les
pensées audacieuses, fortes voire téméraires et idéalistes.
Marc Blondel,
ancien Secrétaire général du syndicat français, Force Ouvrière (FO), disait
lors d’un sommet de Davos :« Les pouvoirs publics ne sont au
mieux, qu’un sous- traitant de l’entreprise. Le marché gouverne. Le
gouvernement gère »[11]
.
Pour sortir
du XXème
Bien avant la
chute du bloc de l’Est, en 1981 déjà,
au niveau plus philosophique, et
en dehors de ces considérations purement économiques, Edgard Morin posait d’une
manière prémonitoire des questions
relatives à la finalité de l’humain dans le monde :
« Savons-nous
à quoi obéit l’histoire ? Lois ? Nécessité ? Hasard ?
Caprices ?
Tout à la fois. Alternativement ?
Savons-nous
si, en cette pré-aube du troisième millénaire, l’histoire de l’humanité tend à
un accomplissement grandiose ? A un fiasco total ?À une piétinement
interminable ? Le monde va-t-il imperturbablement vers le développement et
le progrès, à travers seulement soubresauts temporaires et crise locale, ou
bien les idées de progrès ou de développement nous ont-elles égarés, et nous
conduisent-elles au désastre ? [12] »
La littérature sur la folie du monde s’est multipliée et
diversifiée après l'effondrement de l’Est.
On peut
partager avec le professeur Jerémy Rifkin, l’idée d’une civilisation de
l’empathie. C’est une piste à creuser: « l’homme est condamné à remodeler
sa conscience ; nous devons parvenir au cours de ce XXIème siècle à un
état d’esprit proche de l’empathie universelle, qui témoignera de l’aptitude de
notre espèce à survivre et à prospérer » [13]
[1]C’est
le titre d’un ouvrage d’Amine Maalouf,
Le dérèglement du monde ; Grasset, 2009,315 pages.
[2] « Ce prix négatif signifie que les producteurs
sont prêts à payer pour que les grossistes qui ont encore un tout petit peu de
place acceptent de stocker leurs barils. Cette situation est inédite, elle
est inouïe. Le baril de brut new-yorkais n'est jamais tombé sous le
seuil des 10 dollars depuis sa création en 1983 » Il est vrai que ce prix
était valable pour un pétrole livré au mois de mai ; et au même temps
celui livré en juin s’est établi à 20, 43$ et de juillet à 26,28 $ et enfin
pour août il était fixé à 28,51 $.
"Le Covid-19
a-t-il tué le pétrole ? Le 20 avril un baril à moins 37 $, c’est celui de New
York, un seul jour, le dernier contrat est intervenu à la fin de la journée de
clôture de la bourse. https://youtu.be/Wws7PRu-EjE Toutefois le Brent de la mer du nord, autre indice de prix de
référence du pétrole s’est maintenu à 25,57 $.
https://mail.google.com/mail/u/0/?tab=rm&ogbl#inbox/WhctKJVqvwhPHBLGKZncvVRLFHQzsxXnKSMSqlzQzWFGnfRTnPPJhDRDkQrfMFtvfJdkDSbhttps://www.lejdd.fr/Economie/prix-negatif-du-baril-de-petrole-pourquoi-il-sagit-dun-trompe-loeil-3963438
[3] Cité par Philipe Moreau Defarges, La
mondialisation, 1997,127 pages, p .3.
[4]
Contrairement à Pascal Boniface qui considère que le requiem du monde
occidental est le produit de l’arrivée de Ronald Trump !" Requiem
pour le monde occidental", Edition Eryolles, 2019.
[5] Halte à
la croissance, ouvrage collectif, voir p. 13 et sommaire
[6] Edition seuil, 191 p.
[7] Ibid. pp.13-17
[8] Ehsan
Naraghi, L'Orient et la Crise de l'Occident, Ed. Entente, 1977, 212p. p. 8
[9] E. Morin, Penser global,
Robert Laffont, 2015, 235 p.9 ; pour avoir une idée sur ce penseur voir un
document spécial édité par le Journal Le Monde, Une œuvre. Edgar Morin :
Le philosophe indiscipliné Hors-Série, Une vie, juin 2010, 122p.
[10] Jean Claude Guillebaud, La refondation du monde, Edition du seuil,
1999,494 p., pp. 26 -32.
[11] Ignacio Ramonet , Géopolitique
du chaos, Gallimard ,1999, 267p.,p.85
[12]
Fernand Nathan, Pour sortir du XXème siècle , 1981, 382p. pp.8 et suivantes.
[13] Op. cit. La quatrième de
couverture. Pour plus de développement sur cette idée d’empathie, voir les
pages 537- 606.
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