Les grandes
entreprises au Maroc, un foyer actif de fraude fiscale
Pr. Abdelkader
Berrada
Qu’elles soient privées ou publiques, marocaines ou étrangères, les grandes entreprises (GE) se sont fait une spécialité de frauder le fisc. On pourrait même dire sans risque de se tromper qu’elles sont devenues l’épicentre du grand banditisme fiscal et social. Certes, les impôts et taxes versées à divers titres par les grandes entreprises (GE) constituent, chiffres agrégés à l’appui, l’essentiel des recettes fiscales de l’Etat. Toutefois, être le premier contributeur de l’Etat ne signifie aucunement, comme le laissent entendre aussi bien des technocrates que des universitaires, que les GE jouent franc jeu en matière de fiscalité. Au Maroc, qui dit concentration des prélèvements ne dit pas forcément civisme fiscal et encore moins efficacité économique et sociale (1ère partie). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les GE figurent également au premier rang des acteurs qui cèdent à la tentation de frauder le fisc. Les résultats des redressements fiscaux définitifs (2ème partie) et encore davantage initiaux (3ème partie) sont là pour le prouver.
1ère partie: concentration des prélèvements et civisme
fiscal
La concentration des prélèvements fiscaux sur un nombre réduit
d’entreprises de grande taille figure parmi les questions fréquemment soulevées
durant les deux dernières décennies. D’aucuns y voient une excellente preuve de
civisme fiscal. D’autres, par contre, y voient une source de risques. Les
arguments invoqués à l’appui de telles appréciations sont cependant loin d’être
suffisamment convaincants. Derrière cette tendance lourde, qu’on se
propose d’examiner d’une manière tout à fait schématique et sans aucun doute
très imparfaite, se cache en fait un comportement
d’incivisme fiscal supranormal.
Dans un texte publié en 2009 dans un
ouvrage collectif commandé et financé par la CGEM (grand patronat marocain) et
Attijari Wafabank (holding royale SNI), N. Bensouda, alors directeur des impôts
(1999-2010), a défendu la thèse du civisme fiscal des entreprises en lien avec des
recettes d’impôts orientées à la hausse (« Le développement économique et
la solidarité sociale passent aussi par le civisme fiscal », in N.
Affaya/D. Guerraoui (2009), L’élite économique marocaine, étude sur la nouvelle
génération d’entrepreneurs, ARCI, éditions l’Harmattan, p.239-243),. Selon cet
auteur, « au cours des trois dernières décennies » (1980-2008),
« on constate que les recettes globales ont toujours enregistré des
augmentations régulières, à l’exception de 1993… ». Toutefois ajoute-t-il,
c’est durant les quatre dernières années (2005-2008) que les recettes fiscales
ont connu le plus fort taux d’accroissement, soit 17,54% contre 12,73% en
moyenne. « A partir de ces données force est de » conclure « que
le comportement des entreprises au Maroc a tendance à évoluer vers un civisme
fiscal. En effet l’amélioration des recettes fiscales est un indicateur positif
de l’évolution du civisme fiscal. Cette amélioration confirme la volonté des
entrepreneurs marocains à participer davantage à l’effort de financement des
dépenses publiques, en étant de plus en plus conscients de leur devoir en tant
que citoyens dans l’effort de solidarité nationale » (p.242, souligné
par nous).
Cela dit, la question se pose néanmoins de savoir de quels entreprises/entrepreneurs
s’agit-il au juste? Principalement des plus grands d’entre eux si l’on en croit
N. Bensouda. Deux indications explicites quoique séparées dans le temps méritent d’être mentionnées en ce sens.
Premièrement, tel
qu’il ressort d’une interview fleuve accordée en 2003 à trois journalistes de
la Vie Economique, le directeur des impôts croit savoir que les grandes
entreprises, c’est-à-dire celles dont le chiffre d’affaires annuel est
supérieur à 50 MDH, font preuve de civisme fiscal étant donné qu’elles
« sont généralement bien gérées » et que de ce fait « leur
contribution fiscale reflète leur niveau d’activité réelle ». En revanche,
d’après le même haut cadre de l’Etat, un grand nombre d’entreprises « dont
le chiffre d’affaires ne dépasse pas 50 MDH sont constamment
déficitaires », ce qui revient à dire qu’elles fraudent, réduisant ainsi
leur contribution au titre de l’impôt sur les sociétés à la cotisation minimale
(La Vie Economique, vendredi 11 Mars 2003, p.24. Entretien réalisé par F.
Agoumi, S. Benmansour et M. Jemaâ).
Deuxièmement, comme pour donner raison à la CGEM qui se plaint en permanence de la lourdeur de la charge fiscale
pesant sur les sociétés de grande taille, le directeur des impôts a tenu à
préciser qu’en « 2007, les entreprises dont le chiffre d’affaires est
supérieur à 50 MDH ont contribué pour 78% aux recettes de l’impôt sur les
sociétés, 61% aux recettes de la taxe sur la valeur ajoutée et 57% aux recettes
de l’impôt sur le revenu retenu sur salaires » (p.241). Durant les années 2006-2007, deux secteurs d’activité
seulement sont à l’origine de 41-45% des recettes de l’IS. Le secteur financier
se situe largement en tête avec 28-31%, puis vient ensuite le secteur des
postes et télécommunications avec 13-14%.
Des données plus récentes dévoilées tardivement par la cour des
comptes (CDC) corroborent cette tendance lourde. Ainsi qu’il est mentionné dans
le rapport annuel 2018, « en 2017, la moitié du produit de l’impôt sur les
sociétés a été payée par seulement 74 contribuables, soit moins de 2 pour mille
des assujettis à cet impôt. De même, 75% du produit de ce même impôt ont été
versés par seulement 654 contribuables (0,193%) et 80% par 1.069 contribuables
(0,316%)» (le nombre d’entités soumises à l’IS, ayant au moins déposé une
déclaration pendant les quatre dernières années est de 338.579). La cour
des comptes est même allée plus loin estimant que « des recettes fiscales
concentrées sur un nombre limité de contribuables ou de catégories
d’assujettis » « présentent un risque » de déstabilisation
potentielle des finances publiques (CDC: rapport 2018, p.41). Afin de
réduire ce risque, la tendance est, d’une part, à éviter de mettre plus à
contribution les grandes entreprises, en allégeant notamment le taux de l’IS,
écourtant les délais de remboursement des crédits TVA, et, d’autre part, à renforcer
le contrôle des sociétés qui déclarent fréquemment des déficits et élargir le
champ d’application du système fiscal au secteur informel, etc.
Il est vrai que les grandes entreprises contribuent de façon significative,
directement et/ou indirectement, aux recettes fiscales de l’Etat. S’en tenir à ce constat, largement partagé
sans discernement y compris par des universitaires, c’est ne voir toutefois que
la partie émergée de l’iceberg. Certains faits plus ou moins importants laissés
de côté, volontairement ou par négligence, méritent d’être rappelés. Les propos
de N. Bensouda en particulier appellent plusieurs remarques qui permettent de
relativiser fortement la portée du « civisme fiscal des grandes
entreprises ».
Le civisme fiscal, il vaut la peine qu’on s’y attarde, ne se mesure
pas à l’évolution ascendante des recettes fiscales globales mais plutôt à la
part des recettes de même nature associée au respect spontané des obligations
légales- Or, il se trouve qu’une proportion significative des recettes est liée
au respect non pas volontaire mais imposé des obligations fiscales. A titre d’exemple, en 2018, les recettes
fiscales spontanées représentent 88,1% du total des recettes fiscales nettes et
les recettes fiscales « additionnelles » la différence, soit 11,9%
(17,692 /149,799 MMDH), ce
qui n’est pas rien. Ces dernières sont le fruit d’un respect imposé des
obligations fiscales. Elles résultent concrètement des opérations de vérification
de la situation fiscale des contribuables et d’apurement d’arriérés fiscaux. Il
s’agit respectivement du contrôle sur place à hauteur de 48,9% (8,647 MMDH), du
contrôle sur pièces à hauteur de 19,5% (3,4 MMDH), du recouvrement forcé des
arriérés fiscaux à concurrence de 24,4% (4,315 MMDH) et, enfin, de l’amnistie
fiscale à concurrence de 7,2% (1,275 MMDH).
Contrôle fiscal sur place 8,647 48,9
%
Contrôle
fiscal sur pièces 3,445 19,5%
Recouvrement
forcé 4,315 24,4%
Amnistie
fiscale 1,
275 7,2%
Total
17,682 100,00%
Il est communément admis que plus l’administration fiscale tarde à
agir vigoureusement, plus le recouvrement forcé des arriérés d’impôts (FRAI)
devient difficile. De surcroît, le défaut d’indexation sur le taux d’inflation, une décision
publique complétement passée sous silence, rend les montants versés par les
contribuables fraudeurs plus faibles en valeur réelle, ce qui occasionne des
pertes de recettes appréciables pour le Trésor (l’effet Keynes-Olivera-Tanzi). La structure des recouvrements forcés des arriérés
fiscaux datant de 2018 est suffisamment parlante à cet égard (4,315 MMDH). 32,9%
seulement des recettes
(1,419 MMDH) sont directement
liées à l’exercice 2018, 46% (1,985 MMDH) et 16,1% (695 MDH) aux périodes
quadriennales 2014-2017 et 2010-2013, enfin 5% (216 MDH) aux années antérieures à 2010.
Ce qu’il importe aussi de noter, c’est que les recettes fiscales liées
au respect imposé des obligations légales proviennent pour l’essentiel des
grandes entreprises. En 2010, deux gros dossiers ont totalisé à eux seuls 1,17
MM DH, soit 16,1% de l’ensemble des recettes générées par les contrôles sur
pièces et sur place (1,17/7,263 MMDH). En 2011, cette part atteint 7,9%
s’agissant d’un seul gros dossier (557/7.042 MDH) (DGI, rapport d’activité
2011, p.11). En 2018, on ne prenant en compte que les rentrées d’impôts découlant
du contrôle sur pièces, les grandes entreprises y ont participé à hauteur des
deux tiers (67%). Ce
phénomène de concentration, il faut le souligner, n’est pas propre au secteur
privé mais touche aussi le secteur public. Le rapport annuel 2011 de la cour
des comptes contient des informations utiles à ce propos. Il nous apprend que les recettes issues du
contrôle fiscal enregistrent une tendance à la hausse. Celles-ci sont passées
d’une moyenne d’un milliard de dirhams (MMDH) seulement entre 2000 et 2004 à
3,3 MMDH entre 2005 et 2011. Force est de reconnaître cependant qu’une part
importante de cette catégorie de recettes est alimentée par des sociétés publiques.
Durant cette période, « les redressements de quatre établissements publics
ont totalisé 6,7 MMDH » (CDC, rapport annuel, p. 35, 40).
En moyenne, une part estimée à 30% des contributions fiscales
globales des grandes entreprises tous statuts confondus est la résultante du
respect non pas spontané mais imposé de la loi fiscale, ce qui pose problème.
En réalité, les recettes générées par les opérations de vérification fiscales
auraient pu atteindre des proportions nettement plus élevées. Quelques
éclaircissements s’imposent à ce sujet.
1. Ampleur du stock
des restes à recouvrer
Non seulement le contrôle s’opère généralement en retard
de plusieurs années, mais aussi les recouvrements se font attendre, entrainant
de ce fait une accumulation en augmentation constante d’arriérés d’impôts. En 2007, alors que N. Bensouda était encore à la tête
de l’administration fiscale (1999-2010), les restes à recouvrer avaient
enregistré une augmentation de 2,567 MMDH sur un total d’impôts émis de 5,072
MMDH. Cela signifie que durant la même année, le taux de non recouvrement des
impôts s’est situé à un niveau supérieur au taux de recouvrement (50,6%/49,4%).
En 2003, le taux de non recouvrement avait même atteint 59,1%. Examiné sur une
période pluriannuelle (2002-2010), ce taux oscille en moyenne autour de 38,5%,
ce qui s’est traduit par une hausse continue du stock des arriérés fiscaux. En 2010, sur un
total des restes à recouvrer de 30,43
MMDH, les créances fiscales interviennent à hauteur de 26,14 MMDH, ce qui
représente l’équivalent de 86%. En limitant l’analyse aux arriérés d’impôts, la
part des créances de l’Etat compte pour plus de la moitié (57%), soit 14,706
MMDH. Il y a lieu de noter également
qu’une proportion relativement élevée des restes à recouvrer fiscaux est à
mettre au passif des grandes entreprises. En 2011, il a été établi que pas plus
de 2.200 dossiers de gros contribuables à fort enjeu totalisaient un montant de
7,221 MMDH, ce qui équivaut à 51% environ de l’encours global des restes à
recouvrer.
2. La pratique fort répandue de
sous-déclaration du chiffre d’affaires fragilise encore plus la thèse du
civisme fiscal défendue par N. Bensouda.
D’après les indications qui ressortent d’une étude de l’OCDE, le
Maroc fait partie de 10 pays africains où les estimations du civisme fiscal
sont les plus faibles. Près de 60%
des entreprises du secteur formel (qui emploient plus de cinq salariés) ne
déclarent pas l’intégralité de leur chiffre d’affaires pour réduire le montant
de leurs impôts. Toutefois, si l’on en croit de hauts cadres des finances et
des experts comptables dont j’ai pu recueillir l’avis, au Maroc, le gros des
entreprises de grande taille tomberaient dans cette catégorie. Il reste tout de
même à savoir à combien s’élève le taux moyen de sous-évaluation du chiffre
d’affaires déclaré au fisc ? Officieusement, un taux de sous-estimation du
chiffre d’affaires déclaré au fisc pouvant aller jusqu’à 8% est considéré comme
acceptable. Comme on peut aisément le comprendre, la presque totalité des
grandes sociétés, épaulées par des cabinets d’expertise comptable qui
n’hésitent pas le cas échéant à solliciter les conseils d’agents publics en
contrepartie de pots-de-vin, déclarent à l’administration fiscale un chiffre
d’affaires sous-évalué dans une proportion supérieure à la marge d’erreur
tolérée (8%). C’est dire qu’au Maroc, les GE n’ont pas un
comportement fiscal socialement responsable. A la différence des pratiques en
cours en Europe, le civisme fiscal ne figure pas au nombre des critères pris en
compte en matière d’éthique et de gouvernance d’entreprise. En cas de vérification
fiscale, les GE parviennent souvent à s’en tirer à bon compte. L’imprécision et
le flou des normes et pratiques de comptabilité et d’audit applicables notamment
à ce type d’entreprises sont savamment exploités par des cabinets d’audit
internationaux au profit de leurs gros clients. Il n’y a pas lieu d’en douter:
de nombreux commissaires aux comptes rompus aux pratiques d’évitement fiscal
jouent le jeu des GE sans courir le risque d’être sanctionnés. Rares sont en
effet les rapports d’audit qui ne se terminent pas sur une note positive :
« nous certifions que les comptes consolidés de l’exercice…sont réguliers
et sincères et donnent une image fidèle du patrimoine, de la situation
financière ainsi que du résultat de l’ensemble constitué par les personnes et
entités comprises dans la consolidation ». Quelques temps après, on
apprend cependant que bon nombre de sociétés dont les comptes ont déjà été certifiés
sont coupables d’agissements fiscaux répréhensibles, ce qui revient à dire que
les informations financières livrées aussi bien à la direction des impôts qu’au
CDVM/AMMC s’écartent souvent de la réalité car peu fiables, voire tronquées. Une
fois la notification de redressement reçue, les dirigeants des grandes
entreprises ne tardent pas à solliciter les services de cabinets d’audit dans
l’espoir de réduire autant que faire se peut le montant d’impôts à payer.
3.
En considération de leur poids, les redressements
définitifs sont sans commune mesure avec les redressements initiaux. Comme nous serons amenés à l’étudier en
détail (2e&3e parties), ils ne représentent qu’entre
20 et 30% des sommes réclamées par le fisc dans
la première notification de redressement (y compris les pénalités et amendes fiscales);
cette part oscille cependant entre 30 et 40% des redressements en
principal. Ce qui est inquiétant, c’est qu’en l’absence d’une doctrine
administrative et d’un encadrement légal suffisamment précis, les services du
fisc ont du mal à justifier l’écart, souvent abyssal, entre les redressements
notifiés initialement et les montants en principal mis en recouvrement, mais
aussi à assurer l’égalité de traitement des contribuables. Cela va sans dire,
ces comportements à géométrie variable non seulement mettent en doute
l’indépendance de la DGI, du corps des commissaires aux comptes ainsi que de
l’AMMC, mais encore nuisent à leur réputation d’impartialité. Afin d’apprécier
l’ampleur des écarts fiscaux découlant des deux types de redressement
(initial/définitif), nous nous contenterons à ce stade d’examiner le cas de
trois grandes sociétés, à savoir la SBM, Auto-hall et la RAM.
La société des boissons du Maroc (SBM,
ex-société des Brasseries du Maroc jusqu’en novembre 2018)
La SBM, rachetée par le groupe industriel français Castel en 2004 à
la holding royale SNI, nous fournit un premier exemple de l’importance du
phénomène d’évaporation de ressources associé au contrôle fiscal.
L’opération de fusion-absorption de SIM par SBM a fait en 2006
l’objet d’un contrôle fiscal au titre des exercices 2000-2003. Les rôles
d’imposition établis au départ totalisaient en principal 155 MDH. Toutefois, la
charge nette non courante supportée par la SBM n’a pas excédé 23,5 MDH, soit
15,2%. En 2006-2007, le même groupe de sociétés a subi un contrôle fiscal
couvrant la période 2002-2005 et portant sur l’IS, l’IRS, la TVA, la TIC ainsi
que les droits d’enregistrement et de timbre. Les redressements notifiés par
l’administration des impôts avoisinaient, en principal, 119 MDH pour la seule
année 2002 et 383 MDH pour l’ensemble de la période quadriennale. Néanmoins, sous
l’effet de multiples pressions, les versements effectifs de la SBM ont été ramenés
à 118 MDH en 2010, ce qui représente 30,8% seulement du montant réclamé initialement.
En raison de la constitution de provisions, l’impact sur le résultat de
l’exercice 2009 n’a pas quant à lui dépassé 55,2 MDH. Au total donc, le groupe
SBM a réalisé une rente fiscale de 396,5 MDH, ce qui correspond à 73,5% du
montant des redressements initiaux (538 MDH).
Le contrôle fiscal datant de 2018 ne fait pas, lui aussi, exception
à la règle. Il a porté sur les exercices 2014-2016 et concerné l’IS, l’IRS et
la TVA. Le montant versé par SBM, suite à un arrangement conclu le 25 décembre
2018 avec l’administration des impôts, s’élève à 90 MDH, ce qui suggère qu’il
est loin d’égaler celui du redressement initial. Sur ce total, 16 MDH ont déjà
été provisionnés antérieurement, ce qui réduit l’impact de cette opération de
vérification des comptes sur le résultat net consolidé de l’exercice 2018 à 74 MDH.
Ce traitement fiscal avantageux réservé à une constellation de
sociétés étrangères qui occupent une position quasi hégémonique sur le marché
marocain des boissons non gazeuses et des bières, il est nécessaire de le
souligner, a rendu sans objet la clause de garantie de passif. Cela étant, la
réduction à la portion congrue du montant final des redressements fiscaux a
beaucoup à voir avec le statut très spécial de l’ancien propriétaire de SBM qui
s’est engagé en outre à assurer, à travers sa grande chaîne de supermarchés
(groupe Marjane), la commercialisation de l’essentiel de la production de cette
société. En particulier, il convient de pas perdre de vue que SBM était
jusqu’en 2003 une filiale de la SNI, une holding placée sous le contrôle de la
famille régnante et gouvernante, et que son PDG entre 2000 et 2002 n’est autre
que C. Benmoussa qui est à l’origine de l’ardoise fiscale laissée par SBM au
moment de son rachat par la multinationale française Castel.
L’exemple de SBM conduit à conclure que la fraude
fiscale, en étant largement pratiquée sous diverses formes par les filiales des
firmes multinationales (prix de transfert, planification fiscale agressive,
etc.), réduit considérablement les effets positifs des IDE. Faute d’avoir
abordé cette question, les auteurs d’écrits sur les IDE au Maroc ont donc selon
les cas soit exagéré leur impact positif, soit sous-estimé leur impact négatif
sur la croissance économique et le compte des opérations courantes.
Le groupe Auto-Hall (AH)
Ce groupe « privé » marocain, qui comprend une quinzaine de
filiales, occupe une place de choix dans le secteur de commercialisation de
véhicules et matériel industriel en tout genre. Il y figure dans le top trois.
AH a fait l’objet en 2015 d’un contrôle fiscal au titre, d’une part, de l’exercice
2013 concernant la contribution sociale de solidarité et, d’autre part, des
exercices 2011-2013 concernant l’IS, l’IRS et la TVA. Cette opération s’est
traduite par une ardoise fiscale de 46 MDH. En vertu d’un accord transactionnel
avec le fisc datant du 24 novembre 2016, Auto-Hall n’a toutefois acquitté qu’un
peu plus du tiers de ce montant (16 MDH ou 34,8%). Qui plus est, en raison de
la constitution d’une provision de 4,8 MDH, l’impact de cette opération de
vérification de la situation fiscale sur les résultats consolidés du groupe au
titre de l’exercice 2016 n’a pas dépassé 11,2 MDH. Le gain fiscal réalisé par
Scama, la principale filiale du groupe AH, est encore plus conséquent. Le
supplément d’impôt consécutif au redressement de 2012 en matière d’IS, d’IRS et
de TVA pour la période 2009-2011 s’élève à 113 MDH (2008-2011 d’après le
cabinet Fidaroc Grant Thornton). Sur ce total, Scama n’a réglé définitivement,
suite à un accord avec l’administration fiscale en date du 23 décembre 2015,
que 18,36 MDH, soit l’équivalent de 16,3%. La constitution d’une provision de
quelque 4,2 MDH a permis de réduire l’impact de cette opération à 14,1 MDH au
titre de l’exercice 2015. Le contrôle fiscal a été étendu en 2016 aux autres
filiales d’Auto-Hall (Singu, Diamond Motors, Soberma et Somma). Le coût du
redressement initial est estimé à 48 MDH. Toutefois, ainsi qu’il est souligné
dans une note d’information, « des discussions sont en cours avec
l’administration fiscale en vue de trouver un accord amiable comme cela a été
fait pour les dossiers de Scama et Auto-Hall ». D’autres sociétés du
groupe Auto-Hall ont bénéficié d’un traitement préférentiel similaire
concernant les exercices 2015-2017. Considérés dans leur ensemble, les gros
rabais consentis à AH s’expliqueraient essentiellement par la proximité avec
les plus hautes sphères du pouvoir. Il est important de savoir que 54,81% du
capital d’Auto-Hall (51,34% auparavant) sont détenus depuis 2015 par la holding
Amana dont le conseil d’administration est présidé par My S. Cherkaoui.
RAM (principale compagnie de transport aérien)
Royal Air Maroc, une compagnie
publique aérienne de premier rang, a subi un contrôle fiscal sur la période
2004-2009 (période prolongée jusqu’à mai 2010 pour ce qui est de l’IRS) au
titre de l’IS, de l’IRS et de la TVA. Il convient de noter à cet égard que deux
exercices contrôlés (2004-2005) relèvent de la période durant laquelle cette
compagnie était dirigée par M. Berrada (2001-2006), ancien ministre de
l’économie et des finances entre autres (1986-1993), ce qui laisse pantois.
Comme pour se défendre, D. Benhima, alors PDG de la RAM ( 2006-2016), a tenu à faire remarquer qu’il
n’est pas l’unique patron à avoir pris des libertés avec la législation
fiscale, puisque « depuis 53 ans, la direction de la RAM avait sa
propre compréhension de son traitement fiscal. Et elle payait ses impôts en
fonction de sa propre lecture ». Le fait de servir sans discontinuer de
généreux jetons de présence aux membres du conseil d’administration, ministres
ou grands commis de l’Etat pour la plupart d’entre eux, facilitait d’ailleurs
le recours de la RAM à des montages purement artificiels. D. Benhima n’a pu
s’empêcher aussi de préciser que ce « contrôle fiscal imposé »,
« le premier de l’histoire de la compagnie », est intervenu « au pire
moment possible ». Il faut néanmoins savoir que le montant définitif du
redressement a été ramené à 1,4
MMDH au lieu de 3,5 MMDH initialement, soit un rabais de 60%, tout cela pour
éviter d’aggraver les difficultés de la RAM qui figure depuis longtemps sur la
liste des privatisables. Par ailleurs, l’Etat a, contre toute attente, permis à
cette compagnie de compenser l’amende fiscale par des crédits TVA dans la
limite de 500 MDH, ce qui équivaut à plus d’un tiers du total (35,7%). Ce fait
mérite d’être connu pour autant qu’il s’agit « d’une dérogation
exceptionnelle puisque ce type d’opération n’est pas en principe autorisé par
la loi ». Mais ne soyons pas dupes, ce paquet de mesures accommodantes
sous-tend un plan de dégraissage drastique des effectifs. Une proportion
significative du personnel de la RAM a en effet subi les contrecoups du
manquement des dirigeants de cette compagnie à ses obligations fiscales. A fin
juin 2012, c’est-à-dire en moins de deux ans, la réduction des effectifs de la
RAM a touché 1.700 agents sur un total de 5.600, soit pratiquement une personne
sur trois (30,4%).
4.
Le contrôle fiscal ne se traduit pas
forcément par un supplément de recettes nettes pour le Trésor. L’exemple du groupe Cosumar est là pour
le prouver. Deux remarques s’imposent à cet égard.
a.
Le groupe Cosumar a été contrôlé
par le fisc en 2007 au titre de l’IS, de l’IRS et de la TVA couvrant la période
2003-2006. Au mois de mai 2010 un protocole d’accord a été signé avec la DGI en
guise de règlement définitif de ce contentieux. Les commissaires aux comptes se
sont contentés de signaler à ce propos que « le montant convenu dans ce
cadre était entièrement couvert par la provision constatée dans les comptes de
Cosumar au 31 décembre 2009 ». Le communiqué financier du Conseil
d’Administration (CA), présidé par M. Fikrat qui dirige ce groupe depuis 2004,
n’apporte non plus aucune précision sur le montant
définitif du redressement fiscal. Contrairement à ce que l’on pourrait
attendre, il y est simplement mentionné qu’au 30 juin 2010, « le résultat
net part du groupe de 296,1 MDH marque un » repli « de 10,2% par
rapport au premier semestre 2009 » « à cause d’éléments exceptionnels
non courants » (communiqué financier du CA, 30 juin 2010).
Il a fallu éplucher une « note
d’information-offre publique d’achat Cosumar » datant de 2014 pour
découvrir deux éléments significatifs profondément enfouies dans ce document de
467 pages. Il est indiqué, dans un premier temps, qu’en
2010 « les autres produits et charges d’exploitation
non courants » accusent un solde négatif de 295 MDH et que ce résultat
s’explique essentiellement par « l’effet des charges induites par le
dénouement du contrôle fiscal ». Il est précisé par ailleurs que « la
reprise pour risques et charges constatée en 2010 relative au dénouement du
contrôle fiscal » « s’élève à 257 MDH » (« Evolution du
résultat d’exploitation courant entre 2010 et 2011 »).
b.
Le contrôle
fiscal dont Cosumar a fait l’objet au lendemain du rachat (2005; 2010 pour le
reliquat) de quatre sucreries publiques (Suta, Sunabel, sucrafor, Surac) présente
une particularité qui a complètement échappé aux auteurs de
nombreux travaux sur la fiscalité et la privatisation. En vertu
d’une clause léonine, le montant final du redressement est supporté non pas par
le nouveau propriétaire, en l’occurrence la famille régnante et gouvernante,
mais par l’ancien, en l’occurrence l’Etat. C’est écrit noir sur blanc dans un
rapport des commissaires aux comptes remontant au mois de septembre 2006: le contrat d’achat des
sucreries « comporte une garantie d’actif et de passif dont la mise
en jeu devrait selon le management de la société Cosumar couvrir les
ajustements qui découleraient des contrôles fiscaux en cours de ces sucreries
ainsi que d’autres ajustements qui seraient identifiés par le management de la
société Cosumar ». Quelques années
plus tard, le résultat ne s’est pas fait attendre. « Dans le cadre de la mise en
garantie de passif fiscal prévue dans le contrat d’acquisition des sucreries
Suta, Sunabel, Surac et sucrafor, le groupe Cosumar a constaté dans ses comptes
de l’exercice 2010 les montants des redressements fiscaux déjà clos, et a
réclamé à l’Etat le remboursement des dits-redressements ». Qui plus est,
selon le management du groupe, « Cosumar est également en droit de
réclamer le remboursement des préjudices fiscaux qui découleraient d’autres
contrôles éventuels ». Tout ceci pour dire qu’à l’issue de l’opération de
2010, «
l’effet total de la mise en jeu de toute la garantie de passif fiscal n’est pas
définitif ».
Il s’agit là d’autant d’éléments d’information qui
montrent que la cession hors marché (de gré à gré), en deux temps (2005, 2010),
de quatre sucreries publiques à la Cosumar s’apparente à une privatisation au
rabais. La prise en charge par l’Etat des « préjudices fiscaux et non
fiscaux » a amputé les recettes découlant de cette opération. Celles-ci
n’atteignent plus que 961,1 MDH au lieu de 1437, 1 MDH,
soit un tiers de moins (33,12%). En prenant également en compte les dépenses à
fonds perdus pour l’Etat en faveur de Suta et de Sucrafor à la veille de leur
privatisation (130 MDH), les recettes nettes de privatisation (hors commissions
et frais) ne dépassent pas 57,8% des recettes brutes.
5. Les
entreprises de grande taille sont en même temps les principales bénéficiaires
des dépenses/incitations fiscales à fonds perdus pour l’Etat, ce qui
conduit, d’une part, à relativiser l’ampleur de leur participation aux recettes
fiscales nettes du budget public et, d’autre part, à dire que plus un gros
contribuable engrange des revenus élevés, moins il paie d’impôts en proportion.
Sans ignorer les biais qui entachent la fiabilité des statistiques
officielles ni s’attarder sur les détails, les données communiquées par la direction
générale des impôts à propos des dépenses fiscales sont utiles à connaître. En
2017, leur montant est estimé à 33,4 MM DH, ce qui représente 14,9% du total
des recettes fiscales et 3,1% du PIB. Les trois quarts de cette catégorie de
dépenses (75,7%) sont, à des degrés divers, le fait d’un nombre limité
d’impôts, à savoir la TVA (48,7%), l’IS (13,6%) et l’IR (13,4%). 54,1% (18,06
MMDH) des dépenses fiscales sont censés profiter aux entreprises; les
entreprises immobilières viennent en premier (9,2%,307 MMDH), suivi des
entreprises exportatrices ( 6,9%,
2,29 MMDH).
Pour mettre les choses au clair, il suffit de prendre RISMA comme
exemple. Cette société, classée parmi les groupes franco-marocains leaders
opérant dans le secteur du tourisme (groupe Accor/Finance.Com), se plaît à
jouer à cache-cache avec le fisc alors qu’elle jouit d’un traitement
ultra-préférentiel, ce qui lui permet d’accumuler des superprofits. Une note
d’information de RISMA, préparée en prévision d’une émission d’obligations
remboursables en actions nouvelles et visée par le CDVM le 28 octobre 2010,
fournit de précieuses indications à ce propos. Il y est notamment souligné que
« les hôtels bénéficient, pendant les cinq premières années d’exploitation,
d’une exonération totale de l’impôt sur les sociétés (IS) pour la portion de la
base imposable correspondant au chiffre d’affaires (CA) réalisé en devises, et
d’un taux d’IS ramené à 17,5% à partir de la sixième année. Le Chiffre
d’affaires RISMA réalisé en devises représente 56% du chiffre d’affaires global
en 2007, 49% en 2008 et 50% en 2009 d’où l’importance de l’impact de cette
mesure sur le résultat net de la société, dès que les filiales qui ne le sont
pas encore deviendront bénéficiaires ».
6. Le contrôle
fiscal ne touche chaque année qu’un faible nombre de grandes entreprises, qu’il
s’agisse de maisons-mères ou de leurs filiales.
M. Boussaid, alors ministre de l’économie
et des finances, reconnaît dans un entretien au journal l’Economiste que « l’administration fiscale ne contrôle que 2 à
3% de l’ensemble des entreprises formelles » (Club de l’Economiste, 12/01/2016). Encore faut-il prendre en considération
les contrôles fiscaux non menés à
terme, c’est-à-dire abandonnés à un stade plus ou moins avancé de réalisation. Un
rapport de la cour des comptes indique justement qu’une proportion non
négligeable de missions de vérification n’aboutit pas. A fin 2011, le stock de
dossiers soumis au contrôle fiscal mais qui n’ont jamais été traités se monte à
1.574, « ce qui dépasse largement, en volume, le programme d’une année entière
de vérification pour l’ensemble de la direction générale des impôts » (CDC rapport 2011, p.38).
Le contrôle fiscal exprimé en nombre d’années (exercices), une approche
dont l’administration des impôts, la cour des comptes (CDC) et le conseil
économique, social et environnemental (CESE) refusent d’entendre parler, permet
d’y voir plus clair. L’examen d’un échantillon de 87 grandes entreprises ou
groupe de sociétés possédant 461 filiales en plus de 214 participations
croisées soit directement, soit indirectement, apporte quelques éléments de
réponse. En l’espace de deux décennies (1998-2017), le contrôle fiscal n’a
porté en moyenne que sur quatre exercices et demi. Dit autrement, presque quatre
exercices sur cinq échappent au redressement fiscal. Cette durée descend par
contre à trois exercices sur cinq pour
les sociétés contrôlées plus d’une fois, ce qui n’est pas courant. Il ne fait
donc guère de doute que les grandes entreprises parviennent toujours à passer
entre les mailles du filet fiscal.
Effectivement, au
Maroc, le phénomène de la fraude fiscale est largement répandu dans les milieux
d’affaires dominants aussi bien locaux qu’étrangers. C’est simple: chaque fois
que l’administration fiscale procède à des contrôles sur des groupes de
sociétés, ceux-ci débouchent souvent sur des redressements et donc des
paiements d’impôts complémentaires. Le redressement conduit, ne l’oublions pas,
à régulariser une situation frauduleuse découlant d’un contrôle fiscal. Les
premiers résultats de l’enquête nationale menée par le Haut-Commissariat
au Plan en 2019 auprès d’un échantillon représentatif de 2.101 entreprises nous
fournit des indications éclairantes à ce propos (p.24). Considérées dans leur
ensemble, 12,9% des entreprises ont fait en 2018 l’objet d’au moins un contrôle
fiscal. Dans 56,1% des cas, la vérification fiscale s’est soldée par un
redressement. S’agissant toutefois des grandes entreprises, ces proportions
sont nettement plus élevées, soit respectivement 33,5% et 72,9%. Tous les secteurs
formels sans exception sont, à des degrés divers, sous le coup d’un redressement
fiscal. Cette proportion atteint par ordre d’importance décroissante 83,4% dans
le secteur commercial (grande distribution, etc.), 73,9% dans le secteur
industriel, 70,9% dans le secteur des services et 63,1% dans le secteur de la
construction. C’est la preuve que les contrôles fiscaux répétitifs n’exercent
qu’un effet dissuasif limité sur le comportement frauduleux des grandes
entreprises. L’effet conjugué des amnisties fiscales renouvelées à intervalles
irréguliers et des rabais arrachés à chaque fois à l’administration fiscale
encourage les GE à récidiver. On a de fortes raisons de croire que le fisc a
généralement le premier mot pour ce qui concerne la notification initiale de
redressement (décision d’effectuer, de déclencher un contrôle fiscal, d’arrêter
le montant du redressement initial, etc.). En revanche, pour ce qui est du
montant final du redressement, le dernier mot revient aux dirigeants des
grandes entreprises contrôlées, dont bon nombre ont partie liée avec de puissants
commis de l’Etat, ou au pouvoir judiciaire, qui a tendance à se montrer
arrangeant vis-à-vis du grand patronat, à son corps défendant ou moyennant
bakchich. On comprend dès lors pourquoi la facture finale est souvent ramenée à un
montant nettement moins élevé comparativement à celui notifié initialement. Il y a tout lieu de penser
que la proximité avec les hautes sphères du pouvoir réduit la probabilité
d’être contrôlées, qu’un contrôle soit mené à terme ou en cas de contrôle
effectif d’acquitter le montant d’impôts réclamé initialement.
Quoi qu’il en soit,
les GE parviennent fréquemment à négocier, à leur avantage, les résultats des vérifications
fiscales ou à obtenir un jugement favorable du tribunal. Une justice à
l’encan, qui permet souvent aux contribuables indélicats de gagner des procès
contre le fisc, conforte également leur comportement réfractaire à l’impôt. En réaction à l’attitude souvent hostile de la justice et des pertes de
recettes fiscales appréciables qui en découlent pour le Trésor, certains hauts
cadres, soucieux de permettre à la DGI d’obtenir gain de cause dans ses procès contre
les contribuables peu scrupuleux, se disent prêts à verser des pots-de-vin aux
juges en créant pour cela une caisse noire. On en est là aujourd’hui…
7. Services des grandes entreprises:
création tardive, gouvernance déficiente
S’agissant des grandes entreprises aussi bien privées
que publiques ou semi-publiques, le contrôle fiscal va généralement de pair
avec des opérations de fusion-absorption, de rachat, d’opérations d’appel
public à l’épargne (introduction en bourse, augmentation de capital; émission
d’emprunts obligataires, de billets de trésorerie, de certificats de dépôt, de
bons de sociétés de financement), etc. Outre la nécessité d’améliorer le
rendement des impôts, donc de renflouer les caisses de l’Etat et de tendre
ainsi vers plus de justice fiscale, le but recherché en priorité étant de
s’assurer de la santé financière des entreprises et de mettre en confiance les
bailleurs de fonds ainsi que les actionnaires des sociétés cotées. Quant aux
impôts et taxes qui font l’objet d’une fraude massive, il s’agit, mis à part
les droits de douane et les taxes intérieures de consommation qui ont été
laissés de côté, de l’IS, de la TVA, de l’impôt sur les revenus salariaux, des
droits d’enregistrement et de timbre et, plus récemment, de la contribution
sociale de solidarité (2012).
Les experts du FMI ont laissé entendre à plusieurs reprises qu’il existe
d’importantes marges d’amélioration des recettes fiscales versées par les grandes
entreprises (GE), surtout qu’au Maroc, pendant plus de quatre décennies
(1956-1999), en raison d’une gouvernance fiscale déficiente, la répartition des
contribuables entre services dépendait exclusivement de critères géographiques
et la gestion des entreprises était assurée indistinctement quel que soit leur
chiffre d’affaires. Les
quelques remarques formulées en 1999 par A. Berrada lors des assises nationales
sur la fiscalité au Maroc à propos des pratiques frauduleuses des sociétés
contrôlées par des holdings n’ont pas été expressément reprises dans le
document de 187 pages regroupant les interventions présentées à cette occasion (Assises
nationales sur la fiscalité au Maroc, 26-27 Novembre 1999).
La création tardive d’un service des grandes entreprises (SGE), suite aux
recommandations/pressions du FMI, devait en principe freiner l’hémorragie
fiscale. Comme il est mentionné dans trois rapports confidentiels du FMI (février
2001, mai 2004, octobre 2009), « au Maroc, la concentration de l’essentiel
du chiffre d’affaires et des bénéfices imposables sur une minorité de grandes
entreprises justifie…pleinement que des méthodes d’administration spécifiques
aient été décidées pour cette catégorie particulière de contribuables. Le maintien puis l’amélioration des
niveaux de recettes sont donc naturellement les premiers objectifs assignés au service
des grandes entreprises ». « En
mai 2000, conscient des enjeux liés à la maîtrise de la situation fiscale des
plus grands contribuables et de la technicité nécessaire à leur gestion, la
direction des impôts a créé un service des grandes entreprises à
Casablanca ». Un deuxième service a été mis en place à Rabat l’année
d’après. Les critères de sélection des grandes entreprises sont le chiffre
d’affaires réalisé (>50 MDH) et, accessoirement, l’activité et la
nationalité (entreprises du secteur financier et investisseurs étrangers). Sur la base de ces
critères, les SGE sont responsables de la gestion et du contrôle de 1.100 entreprises
à Casablanca et 140 à Rabat, ce qui représente à peine 1,7% du total des
entreprises soumises à l’IS en 2001.
Un manque de volonté politique manifeste a toutefois limité le rôle
que ce service devait jouer et, partant, son efficacité. Les recettes
relativement importantes générées essentiellement par la privatisation de deux
entreprises publiques de premier rang et rentables de surcroît (IAM, Régie des
Tabacs) semblent elles aussi avoir émoussé les velléités réformistes des
gouvernements A. Youssoufi (1998-2002)
/D. Jettou (2002-2007). L’idée d’encourager en douce les grands groupes privés
autochtones à dégager des ressources fiscales indues afin de faciliter leur
participation aux opérations de privatisation d’entreprises publiques rentables
ne doit pas également être perdue de vue. Le poste de ministre de l’économie et
des finances occupé pendant presque une décennie (14 mars 1998- 19 septembre
2007) par F. Oualalou, un illustre représentant du socialisme bourgeois, n’aura
finalement servi qu’à renvoyer aux calendes grecques une véritable réforme
fiscale. Le SGE souffre en conséquence de nombreuses faiblesses qui l’empêchent
de s’engager fermement dans la lutte contre la fraude fiscale.
Il convient d’indiquer en premier lieu un champ de compétences
restreint et un personnel en sous-effectif et insuffisamment qualifié. Le service
des grandes entreprises de la métropole économique du royaume ne comprenait au
lendemain de sa création que deux pôles de compétences : l’assiette et le
contrôle des impôts. Il emploie 44 agents répartis entre deux services
d’assiette et deux brigades de contrôle ainsi que des cellules spécialisées dans
la gestion du remboursement de la TVA, de l’IGR source (retenue à la source de
l’IGR), et des exonérations, un effectif qui reste en deçà des besoins.
« A titre indicatif, la comparaison avec d’autres pays dans une situation
voisine à celle du Maroc montre qu’un SGE responsable de la gestion de 1.000
sociétés nécessite, en phase de fonctionnement, un effectif d’environ 100 à 150
inspecteurs, dont la moitié sera affectée aux travaux de vérification ».
Suivant cette approche, la gestion des contribuables est différenciée en
fonction des enjeux qu’ils représentent en terme de potentiel fiscal et des
risques qu’ils font courir en matière de recettes (y compris les difficultés
éventuelles de recouvrement), ce qui est loin d’être le cas du SGE de
Casablanca. Les compétences de ce dernier se réduisent à l’information, le suivi
des obligations déclaratives et le contrôle. Le recouvrement des impôts se
situe par contre en dehors de son champ d’action, ce qui limite l’efficacité du
contrôle fiscal, d’autant plus qu’il s’agit d’un service dont les
contribuables relèvent d’une dizaine de perceptions éloignées les unes des
autres. La nécessité s’impose donc de doter le SGE d’une perception des impôts.
En 2009 encore, les experts du FMI
n’ont pas manqué de rappeler que « l’urgence d’un renforcement des
effectifs du SGE de Casablanca avait été soulignée par la précédente mission
d’assistance technique. L’expérience montre en effet qu’un responsable de la
gestion de 800-1.000 grands contribuables devrait comprendre un effectif d’environ 120-150
agents (dont 60-70 vérificateurs). Ce renforcement est indispensable pour
développer les missions fondamentales du SGE., en particulier l’information des
contribuables, le contrôle fiscal, et l’action en recouvrement ». En
2003-2004, le personnel du SGE de Casablanca ne dépassait pas 51 agents ainsi
répartis : travaux d’assiette : 31; responsables d’unités : 6,
chef de service : 1. Au total donc,
seuls 13 vérificateurs sont affectés au SGE de Casablanca pour 1100 grandes
entreprises, ce qui explique que « moins de 5% d’entre elles font l’objet
d’un contrôle fiscal chaque année ».Cette proportion descend même à 3% étant donné qu’un nombre
non négligeable de contrôles ne sont pas menés à terme ou de dossiers ne sont
pas traités. « Compte tenu du potentiel fiscal de ces contribuables,
ajoutent les experts du FMI, une meilleure couverture du contrôle est
manifestement indispensable. Cette amélioration passe par un accroissement du
nombre de vérificateurs du SGE et un renforcement de l’encadrement de leurs
travaux ». Dans le même ordre d’idées, « la maîtrise de la mission de
recouvrement de la TVA implique la définition de nouvelles méthodes de travail
et une formation des agents affectées au nouveau service de recouvrement. A cet
égard, des efforts importants sont manifestement indispensables, notamment au
sein des SGE ». « A cette date, la prise en charge de la mission de
recouvrement de la TVA a été pour l’essentiel réduite à la mise en place de
services d’encaissement. S’agissant par exemple du SGE de Casablanca, la
précédente mission avait évalué à 15-20 le nombre des agents nécessaires au
recouvrement et aux poursuites. Actuellement, 12 agents seulement ont été
affectés au service de recouvrement, dont 4 pour la mise en œuvre des
poursuites ». Dans ces conditions, il devient impératif de recruter sans
tarder « un nombre suffisant d’agents de poursuite aux SGE et organiser la
formation nécessaire à l’exercice de cette mission ». Le gonflement mal
contrôlé du stock des restes à recouvrer devient un véritable problème.
L’organisation et les méthodes de travail peu appropriées des SGE
figurent elles aussi parmi les principaux facteurs à l’origine de l’efficacité mitigée
de la lutte contre la fraude fiscale. Selon le constat dressé par une équipe du
FMI au début de la décennie 2.000, « le SGE de Casablanca fonctionne
suivant les procédures et méthodes de travail préexistantes, et la gestion des
grandes entreprises est assurée dans les mêmes conditions que celles retenues
pour la gestion des entreprises de moindre importance. Dans ce contexte, le SGE
est encore surchargé par des tâches manuelles répétitives et improductives tels
l’enrôlement et la constatation d’impôts déjà recouvrés ». En revanche, « dans la
plupart des pays où un service des grandes entreprises a été créé, outre le
maintien puis l’amélioration des recettes fiscales, un autre objectif majeur de
ce service est généralement la modernisation de l’organisation et des
procédures, notamment celle concernant l’immatriculation, le recouvrement, et
le contrôle fiscal ». Ce n’est que depuis le 4 mai 2004 que
le SGE de Casablanca s’occupe aussi du recouvrement de la TVA. Mis à part cette nouvelle tâche,
« l’organisation interne des SGE n’a pas été modifiée depuis leur
création ». Elle s’articule toujours autour de trois pôles de compétences:
assiette et contentieux ; contrôle fiscal; recouvrement de la TVA. Elle ne
repose donc pas sur une base fonctionnelle, ce qui nécessiterait, d’une part, le
regroupement des missions fondamentales
de gestion, contrôle et recouvrement des impôts au sein d’une même structure,
d’autre part, la modernisation les procédures et méthodes fiscales et, in
fine, la mise en place d’une direction centrale des GE chargée de garantir
« l’homogénéité de traitement » des dossiers au niveau national, donc
« d’assurer la cohérence » de leurs opérations et un traitement
équitable de cette catégorie de contribuables. Cette structure
organisationnelle est de nature à permettre « d’appréhender de manière
plus efficace la situation fiscale des grandes entreprises ». Or, «la gestion des
retenues à la source sur salaires est assurée distinctement de celle des autres
impôts des GE. Par ailleurs, la fonction assiette et celle du contrôle sont
supervisées par plusieurs responsables. Cette situation ne facilite pas
l’homogénéité de traitement des dossiers d’opérateurs sensibles aux divergences
d’interprétation. Enfin, l’information des GE relève d’un simple guichet
et un seul agent est affecté à cette mission ».
La faible performance des SGE s’explique aussi, du moins
jusqu’en 2005, par la limitation à 6 mois de la durée d’un contrôle fiscal.
Cela se devine aisément, cette mesure joue en faveur des grandes entreprises
mais dessert en même temps les intérêts du Trésor. Effectivement, jusqu’en
2005, les dispositions des lois relatives à l’IS, l’IGR et la TVA prévoyaient « qu’en
cas de contrôle fiscal, la période de vérification ne peut durer que 6 mois. Cette période s’avère
insuffisante lorsqu’il s’agit de dossiers importants ou si le nombre
d’exercices à vérifier dépasse les quatre années notamment en cas de déficit
provenant d’exercices prescrits. … Le vérificateur se trouve dans l’obligation de contrôler en sus de la
période non prescrite, les exercices déficitaires relatifs à la période
prescrite ». En 2006, il a été décidé d’adapter « la durée de
vérification à la taille de l’entreprise 6 mois ou 12 mois selon que le chiffre
d’affaires est inférieur, égal ou supérieur à 50 MDH ». Pour les
entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 50 MDH hors TVA, la durée de
vérification fiscale a été étendue de 6 à 12 mois, donc doublé. Sur un autre
plan, l’administration fiscale a donné le feu vert au recours, d’une part,
« à la procédure normale de vérification à l’issue d’un contrôle fiscal
sur place » et, d’autre part, à la « procédure accélérée de
rectification en cas de départ du Maroc, de décès ou de cession de biens ou
droits réels immobiliers » (note de présentation projet loi de finances 2006,
p.159).
Les développements qui précèdent montrent à
l’évidence que la lutte contre la grande fraude reste le principal talon
d’Achille de l’administration des impôts.
Toutefois, il n’en demeure pas moins que le comportement des
représentants de l’Etat au sein des organes de gouvernance des grandes
entreprises complique la tâche de cette dernière.
8. Des organes de gouvernance qui font bon
marché des règles d’éthique (conseil d’administration, conseil de surveillance,
comité d’audit, etc.).
Qu’il s’agisse de sociétés
publiques ou privées à participation publique, les représentants de l’Etat
actionnaire, à commencer
par les ministres, se comportent en sleeping partners. Les conseils
d’administration des établissements et entreprises publics (EEP) regorgent de
représentants ministériels de haut rang. Ceux-ci ont toutefois tendance à faire
grand cas de la devise « prends les jetons de présence et
tais-toi ! », soucieux avant tout d’empocher de coquettes sommes.
Leur attitude reste inchangée en siégeant au conseil d’administration des
entreprises dans lesquelles l’Etat détient des participations sans être
majoritaire. Souvent, la présence de hauts dignitaires dans les organes de
gouvernance n’est pas un gage de civisme fiscal des entreprises dans lesquelles
l’Etat est actionnaire. La propension à frauder le fisc demeure dans les deux
cas une constante. L’exemple de deux grandes sociétés, l’une opérant dans le
secteur des télécommunications et l’autre dans le secteur des assurances, est
instructif à cet égard.
Maroc Télécom
Le contrôle fiscal de Maroc-Télécom a porté sur plusieurs années, à
savoir 2005, 2006, 2007 et 2008. Il s’est soldé en 2013 par un redressement
d’un montant sans précédent certes de 1,5 MMDH mais nettement moins élevé que
le montant du redressement figurant dans la première notification. Comment
expliquer un pareil dérapage fiscal? La
responsabilité des représentants de l’Etat n’est pas à écarter. Durant la décennie
2000, le taux de
participation de l’Etat dans Maroc Télécom oscillait entre 30 et 35%. De ce
fait, l’Etat était bien représenté dans les organes de gouvernance de ce grand
opérateur téléphonique public, devenu depuis 2001 une filiale de la
multinationale française Vivendi (2001-2013). Deux ministres, celui des finances (F.
Oualalou) et celui de l’intérieur (M. Sahel auquel a succédé C. Benmoussa),
sans compter le directeur des établissements et entreprises publics (A. Talbi) étaient
membres du conseil de surveillance de MT. Le comité d’audit comprenait également
parmi ses membres trois hauts fonctionnaires issus des finances (A. Talbi), des
affaires économiques (M. Mestassi) et de
l’intérieur (N. Boutayeb). En tant que tels, ils avaient tous droit à de
substantielles rémunérations. A part tirer profit de ses avantages, rien ne
prouve qu’ils aient réussi à s’acquitter convenablement de leurs tâches, à
s’assurer de la fiabilité des informations financières fournies par MT
concernant les exercices 2005-2008. Bien au contraire, MT a trouvé moyen de
maquiller ses comptes et de payer moins d’impôts que nécessaire.
Atlanta
Atlanta fait partie du groupe Holmarcom. Elle est classée dans le top 5
des sociétés d’assurances au Maroc. Tel qu’il ressort d’un rapport des
commissaires aux comptes datant de 2014 : « Comme mentionné dans l’Etat
B15 de l’ETIC, la Cie d’assurance et de réassurance ATLANTA fait l’objet,
depuis avril 2012, d’un contrôle fiscal au titre de la TVA, de l’IS, de l’IR et
des droits d’enregistrement et de timbres couvrant les exercices 2008 à 2011 ».
« Un protocole d’accord a été signé avec la direction générale des impôts
en octobre 2013 réglant définitivement ce dossier » mais impactant
négativement le résultat net de 2013/2012 à hauteur de 24,1% (55,7/73,4 MDH). Mis
à part ces quelques indications, on s’est toutefois gardé de préciser le
montant du redressement aussi bien initial que final, ce qui va à l’encontre
des règles de transparence financière. Les irrégularités fiscales d’Atlanta
découvertes tardivement sont d’autant plus inquiétantes que la CDG, principal
partenaire d’Holmarcom, ne s’est rendue compte de rien. Il faut savoir que la
CDG est depuis 2006 actionnaire d’Atlanta, alors en difficulté, à hauteur de
40% du capital (2006-2013), soit un taux de participation équivalent à celui du
groupe privé Holmarcom (2007-2013). De ce fait, cinq poids lourds de
l’état-major de la CDG, tous lauréats de grandes écoles d’ingénieurs
françaises, siégeaient au Conseil d’Administration d’Atlanta. Entre 2006 et
2009, la CDG était représentée par le directeur général (M. Bakkoury), le
directeur général adjoint (A. Aboudrar), le secrétaire général (H. Boubrik), le
directeur général de CDG Capital (M. A. Benhalima) et un membre du directoire
du CIH (S. Laftit). La CDG détenait en outre la présidence du comité de suivi
(M. A. Benhalima) et du comité d’audit (A. Aboudrar). L’importance de ce
dernier organe n’est plus à démontrer surtout que le Directeur Adjoint de la
CDG, A. Boudrar, est en même temps président de la commission nationale de
gouvernance d’entreprise ainsi que de la commission de lutte contre la
corruption-CGEM. Le comité d’audit est chargé en particulier
d’examiner les « comptes annuels de la compagnie avant leur
présentation au conseil d’administration », d’assurer le « suivi des règles
comptables applicables au sein de la société et de ses filiales » et
d’alerter le « conseil d’administration sur tout sujet susceptible d’avoir
un impact substantiel sur la valeur patrimoniale de la société et de ses
filiales ». On voit bien, à la lumière des résultats du contrôle fiscal tardif d’Atlanta, que les représentants
de la CDG ont laissé la famille Bensalah présider aux destinées de cette
compagnie, la gérer à sa guise. Cela ne les a pas empêchés pour autant de
réclamer leur part du gâteau. Ainsi qu’il est indiqué, pour une fois, dans une
note d’information visée par la CDVM en 2008: contrairement à « l’exercice 2004 », c’est-à-dire à
la veille de l’entrée de la CDG dans le capital de la compagnie d’assurance et
de réassurance Atlanta, où « il a été décidé de ne pas allouer de jetons
de présence », « …les membres
du conseil d’administration ont perçu au titre des exercices 2005 et 2006 des
jetons de présence d’un montant de 1,2 et 2 millions de dirhams respectivement
pour les deux exercices » (souligné
par nous). Quand on sait par ailleurs qu’ils sont grassement payés en
tant que dirigeants de la CDG, qu’ils cumulent plusieurs mandats lucratifs
d’administrateurs et qu’il n’est guère prouvé qu’ils s’acquittent
convenablement de l’impôt sur le revenu, on mesure à quel point la
technostructure chérifienne sacrifie l’intérêt général à ses intérêts
particuliers. D’ailleurs, conscients du caractère explosif des données de ce
genre, on n’en trouve nulle trace dans les documents publiés depuis lors.
Conclusion provisoire
Dans leur ouvrage de 263 pages
cité supra, N. Affaya, docteur en philosophie moderne, et D. Guerraoui, docteur
en économie, n’ont prêté aucune attention au comportement de « l’élite
économique marocaine » en matière de discipline fiscale. Doit-on
comprendre par là qu’on a affaire à des entrepreneurs blancs comme neige ou
s’agit-il tout simplement d’un déni de réalité? Le fait est que ces deux
auteurs, réputés « de gauche », ont délibérément choisi de laisser de
côté les sujets qui fâchent, à commencer par la fuite de « la nouvelle
génération d’entrepreneurs » devant l’impôt, ce qui lui permet de mener
grand train et de se lancer dans l’achat de « biens mal acquis » au
Maroc et à l’étranger.
De même, le comportement d’incivisme
fiscal des grandes entreprises, sans parler de ses retombées socio-économiques
négatives, a, contre toute attente, été totalement ignoré aussi bien par la
journaliste « d’investigation » S. Mhaoud que par la cour des comptes
(CDC) et la direction des établissements et entreprises publics dépendant du
ministère de l’économie et des finances. S.
Mhaoud, auteure de l’ouvrage: Les champions nationaux, l’équation du
développement au Maroc (2018), qui a fait l’objet d’une publicité tapageuse, est
passée à côté de l’essentiel. Elle n’a à aucun moment soulevé la question de la
fraude fiscale pratiquée à grande échelle par les « champions
nationaux » privés et publics. Dans le même ordre d’idées, l’étude de 2016
consacrée par la cour des comptes au secteur des établissements et entreprises
publics est, elle aussi, restée muette sur le sujet. Or, dans la mesure où l’indiscipline
fiscale des sociétés publiques revêt un caractère structurel, ce manque
de transparence n’aide en rien à améliorer l’image, déjà dégradée pour d’autres
raisons, de la CDC. D.
Jettou, qui préside aux destinée de la CDC depuis août 2012, n’est pas prêt à
jouer le jeu de la vérité budgétaire en général et fiscale en particulier. Le
rapport sur les établissements et entreprises publics accompagnant le projet de
loi de finances n’aborde pas non plus cette question capitale. Pourtant, qu’il
s’agisse de l’OCP, de la CDG, de l’ONDA, de la RAM, de l’ONCF, du CIH, du CAM, de
Marsa-Maroc, de l’ANP, d’Al Omrane, des ADM, de l’ONEE du FEC ou de la MDJS,
etc., toutes ces sociétés publiques constituent, jusqu’à preuve du contraire, autant
de foyers actifs de grande fraude fiscale.
Quelques données chiffrées
toutes relatives mais non moins significatives témoignent de l’ampleur des pertes
de recettes publiques liées à la fraude fiscale et, par conséquent, des
déficits sociaux persistants, notamment en milieu rural. Durant les deux
dernières décennies (1998-2017), on ne prenant en compte que l’impôt sur les
sociétés, l’impôt sur le revenu salarial et la taxe sur la valeur ajoutée, le
manque à gagner pour l’Etat au titre de la fraude fiscale des grandes
entreprises peut être estimé par défaut à 120 milliards de dirhams (MMDH), soit
approximativement 13 MM$ ou 12% du PIB (2017). Sur ce total, 70 MMDH sont à
mettre au passif des entreprises marocaines privées et publiques et 50 MMDH au
passif des filiales de firmes multinationales. Il faut y voir l’effet combiné,
quoiqu’à des degrés divers, de plusieurs facteurs, à savoir le laxisme de
l’administration des impôts aggravé par les multiples pressions qu’elle subit
(externalités institutionnelles-V. Tanzi) ainsi que par l’absence d’une
criminalisation proprement dite de la grande fraude fiscale. A défaut d’une
ferme volonté politique, cette principale source d’hémorragie fiscale, qui
prive l’Etat de moyens de financement nécessaires au développement économique
et social du royaume, aura encore de beaux jours devant elle.
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