Tendances de productivité post Covid: les raisons de l’optimisme
Hicham SADOK
Professeur à
l’Université Mohammed V de Rabat
« L’homme n’a jamais
rien bâti sur de bonnes nouvelles et les désastres sont le plus souvent les
meilleurs avocats du changement »
Une brève histoire de l’avenir, par Jacques Attali.
Les perspectives de reprise de la productivité
peuvent sembler sombres en cette période. Après tout, les deux dernières
décennies ont été marquées par une baisse avérée de cette dernière dûe en
grande partie à un fatalisme technologique. Bien avant la crise du Covid-19, Robert Gordon de l'Université Northwestern a
fait écho de ce sentiment, spéculant que l'humanité ne pourrait plus jamais
inventer quelque chose d'aussi inventif que les toilettes à chasse d'eau. Tout
au long de ces deux décennies, les données ont largement soutenu ces vues « pessimistes ».
Dans «The Rise and Fall of America Growth», un livre très influent publié en
2016, Robert Gordon a fait valoir que, bien que le siècle de croissance
exceptionnelle de la productivité de 1870 à 1970 ait été causé par le changement
technologique, une telle intensité du changement ne reviendra plus jamais. Il
n'y a pas d'équivalent futur aux grandes inventions, à savoir moteurs à
combustion, électrification et canalisation, qui ont permis un passage d'une
société agraire à une société de consommation industrialisée améliorant la
condition humaine d'une manière substantielle. Passer aujourd’hui du moteur à
combustion aux moteurs électriques ou à hydrogène afin de déplacer des
véhicules est la fois impressionnant et nécessaire, mais ce n'est tout de même pas
dans le même ordre de grandeur d’utilité marginale que le passage qu’a connu
l’humanité en passant du cheval à la voiture.
De plus, certaines études sur les pandémies
passées et les analyses des effets économiques de celle-ci suggèrent que la Covid
19 pourrait aggraver les performances de productivité. Selon une étude de la
Banque mondiale[1],
les pays frappés par des épidémies pandémiques au 21e siècle (sans compter la Covid
19) ont connu une baisse marquée de la productivité du travail de 9% après trois
ans par rapport aux pays non touchés.
Et pourtant, des choses étranges se sont
produites. Les années brutales des années 1930 ont été suivies par le boom
économique le plus extraordinaire de l'histoire. La génération des économistes des trentes glorieuses avaient
presque perdu tout espoir de surpasser les performances d'après-guerre
lorsqu'une explosion de productivité assistée par ordinateur a eu lieu. Alvin
Hansen, un économiste américain réputé, a mis l'accent, comme Robert Gordon sur
les qualités particulières de certaines grandes inventions lorsqu'il a soutenu
que, bien que le chemin de fer, l'électricité et la voiture aient propulsé la
croissance dans le passé, le monde ne pouvait pas prendre pour acquis
l'émergence rapide de nouvelles industries aussi riches en productivité et en opportunités
d'investissement. Or, aujourd'hui, il y a des allusions alléchantes que les
traumatismes économiques et sociaux des deux premières décennies de ce siècle
enclenché par la crise financière des Subprime et Covid 19 pourraient bientôt donner lieu à une
nouvelle période de dynamisme économique. L’accélération de la productivité sera l'élixir magique de ce dynamisme.
L’augmentation de la taille de la main-d’œuvre ou du stock du capital peut
accroître la production certes, mais les effets de ces contributions diminuent avec
l’accumulation à moins que de meilleurs moyens ne soient trouvés pour utiliser
ces ressources. La hausse de la productivité est la source ultime de
préservation continue de la croissance et d'augmentation à long terme des
revenus de manière sereine.
Cependant, les économistes en savent moins sur
la façon de stimuler la productivité qu'ils ne le souhaiteraient. Les augmentations de la productivité du travail, à savoir plus de
production par travailleur et par heure, semblent suivre l'amélioration des
niveaux d'éducation, l'augmentation des investissements qui élèvent le niveau
de capital par travailleur, et par conséquent facilitent l'adoption de
nouvelles innovations. Une augmentation de la productivité totale des
facteurs - ou l'efficacité avec laquelle une économie utilise ses intrants
productifs - peut nécessiter la découverte de nouvelles façons de produire des
biens et des services, ou la réaffectation de ressources rares à faible
productivité vers des idées et des projets à productivité élevée. À l'échelle mondiale, la croissance de la productivité a fortement ralenti
dans les années 1970 par rapport aux taux extrêmement élevés des décennies
d'après-guerre. Une augmentation de la croissance de la productivité dans le
monde riche, menée par l'Amérique, s'est déroulée du milieu des années 1990 au
début des années 2000. Les pays émergents et du sud ont également connu une
croissance rapide de la productivité au cours de la décennie précédant la crise
financière mondiale, alimentée par des niveaux d'investissement élevés et une
expansion du commerce qui a apporté des techniques et des technologies plus
sophistiquées aux pays participant aux chaînes d'approvisionnement mondiales. Depuis
la crise de 2008, cependant, un ralentissement généralisé et obstinément
persistant de la productivité s'est installé. Selon la Banque mondiale, environ 70% des économies
du monde ont été touchées[2]. Elle estime
que le ralentissement de la croissance du commerce et la diminution des
possibilités d’adopter et d’adapter les nouvelles technologies provenant de
pays plus riches peuvent avoir freiné les progrès de la productivité dans les
pays émergents et en développement. Dans toutes les économies, la faiblesse des
investissements à la suite de la crise financière mondiale semble être la
coupable. Pourtant, bien que cet argument peut sembler valable, la plus grande
question est de savoir pourquoi les nouvelles technologies telles que la
robotique, le cloud computing et surtout l'intelligence artificielle (IA) n'ont
pas entraîné plus d'investissements et une croissance de la productivité plus
élevée ?
Les raisons de l’optimisme
D’une manière générale, trois hypothèses rivalisent
pour expliquer le marasme de la productivité lors des deux dernières décennies. L'une, exprimé par les « technopessimistes », insiste sur le fait
que malgré tout l'enthousiasme suscité par les récentes technologies qui sont
supposés changer le monde, ces dernières ne sont tout simplement pas aussi
transformatrices que laisse espérer les plus optimistes il y a cinq ou dix ans.
Mais, bien que le potentiel du Web pour soutenir une économie dans laquelle les
contraintes de distance n’est plus censée être un obstacle a longtemps déçu les
technophiles, le cloud computing et la vidéoconférence ont prouvé leur valeur
économique au cours de l'année écoulée, permettant à de vastes quantités
d'activités productives de se poursuivre. Les nouvelles technologies sont
manifestement capables de faire plus que ce qui leur a généralement été demandé
ces dernières années. La crise a forcé le changement des perceptions et des
comportements, et l'économie s’en est
finalement bien adaptée, trop bien même au point que la majorité des indices
boursiers phares des places financières majeures ont battu des records
historiques en ce début d’année. Pour ces marchés financiers, ce ne sont pas
les découvertes scientifiques ou les innovations à la fine pointe de la
technologie qui comptent, mais les choses qui améliorent de manière
omniprésente le quotidien et, ce faisant, génèrent une activité économique
durable.
Cela renforce les arguments en faveur d'une
deuxième explication de la faible croissance de la productivité lors des deux
dernières décennies: il s’agit de la demande chroniquement faible. Ce point de
vue exprimé avec véhémence par Larry Summers de l’Université de Harvard, consiste
à blâmer l’incapacité des gouvernements à alimenter suffisamment les
investissements productifs. Davantage d’investissements publics est
nécessaire pour libérer le potentiel de l’économie. Des taux d’intérêt et
d’inflation historiquement très bas, des investissements privés limités et une
croissance médiocre des salaires depuis le début du millénaire indiquent
clairement que la demande a été insuffisante pendant la majeure partie des deux
dernières décennies. Il est difficile de dire si cela réduit
considérablement la croissance de la productivité. Mais dans les années précédant la pandémie, alors que le chômage diminuait
et que la croissance des salaires s'accélérait, la croissance de la
productivité du travail dans les pays de l’OCDE semblait s'accélérer, passant
d'une augmentation annuelle de seulement 0,3% en 2016 à 1,7% en 2019.
Mais une troisième explication semble être le
meilleur argument en faveur de l'optimisme : il faut tout simplement du
temps pour trouver comment utiliser efficacement les nouvelles technologies.
L'IA est un exemple de ce que les économistes appellent une «technologie à
usage général», comme l'électricité, qui a le potentiel de stimuler la
productivité dans de nombreuses industries. Mais tirer le meilleur parti de
cette technologie demande du temps et de l'expérimentation. Cette accumulation
de savoir nécessite en réalité un investissement que les gouvernements doivent
accélérer pour mûrir les retombés de ces technologies, ce qui rejoint
l’argumentaire de Larry Summers.
Des travaux récents d'Erik Brynjolfsson et
Daniel Rock du MIT, et de Chad Syverson de l'Université de Chicago, font valoir
que cette explication conduit à un phénomène récurrent qu'ils appellent la
«courbe de productivité en J». À mesure que les nouvelles technologies sont
adoptées pour la première fois, les entreprises déplacent leurs ressources et
la production souffre temporairement ce qui est donc interprétée comme une
baisse de la productivité et de la croissance en général. Plus tard, alors que
les investissements immatériels portent leurs fruits, la productivité mesurée
augmente parce que la production monte d'une manière inexpliquée par les
entrées de nouvelles quantités de facteur travail et de capital corporel.
Ce modèle s'est déjà produit par le passé. En
1987, Rober Sollow, un lauréat du prix Nobel, a fait remarquer que les
ordinateurs pouvaient être vus partout sauf dans les statistiques de
productivité. Neuf ans plus tard, la croissance de la productivité américaine a
commencé à s'accélérer évoquant l'âge d'or des années 50 et 60. La courbe en J
offre un moyen de concilier l'optimisme technologique et l'adoption de
nouvelles technologies avec des statistiques de productivité médiocres. Le rôle
des investissements immatériels dans la libération du potentiel des nouvelles
technologies peut également signifier que la pandémie de Covid 19, malgré ses
dommages économiques, va susciter une augmentation de la productivité. Les
fermetures ont contraint les organisations à investir dans la numérisation et
l'automatisation, ou à mieux utiliser les investissements existants. Les
vieilles habitudes analogiques ne pouvaient plus être tolérées. Bien que cela
n'apparaisse dans aucune statistique économique en 2020, les précurseurs ont
investi dans les remaniements organisationnels nécessaires pour que les
nouvelles technologies fonctionnent efficacement. Tous ces efforts n’auront pas
permis d’améliorer la productivité immédiatement. Mais à mesure que la Covid-19
recule, les organisations qui ont transformé leurs activités conserveront et
développeront leurs nouvelles façons de faire augmentant ainsi leur performance.
La crise a forcé le changement
Les premières preuves suggèrent que certaines
transformations sont très susceptibles de durer et que la pandémie a accéléré
le rythme de l'adoption de la technologie. Une enquête auprès des entreprises
mondiales menée par le Forum économique mondial de cette année a révélé que
plus de 80% des entreprises ont l'intention d'accélérer les plans de
numérisation de leurs processus et d'offrir plus d'opportunités de travail à
distance, tandis que 50% prévoient d'accélérer l'automatisation des tâches de
production[3]. Environ
43% s'attendent à ce que des changements comme ceux-ci génèrent une réduction
nette de leurs effectifs: une évolution qui pourrait poser des défis sur le
marché du travail mais qui implique presque par définition des améliorations de
la productivité permettant d’accélérer le processus Schumpétérien de
« destruction créative ». Mais rien de ce processus Schumpéterien ne
peut être tenu pour acquis si le meilleur parti des nouveaux
investissements dans la technologie n’était pas tiré par l’Etat pour assurer
une création de valeur lorsque le moment de la destruction arrive. Les
gouvernements entreprenants organisent une reprise rapide de la demande, font
des investissements productifs dans des biens publics comme le haut débit, la
culture, l’éducation et d’autres investissements complémentaires en Recherche
et développement (R&D). Les travaux effectués par Kenneth Arrow dans les
années 1960 ont convaincu les libéraux que le secteur privé ne fournirait pas à
lui seul la quantité d'innovations dont les économies ont besoin pour maximiser
la productivité. En 2018, cependant, les chiffres des pays de l'OCDE ont montré
que les dépenses publiques de R&D augmentaient de 3% en termes réels après
une période particulièrement maigre depuis la crise financière. En 2020, le
gouvernement français a promis d'augmenter son budget de recherche de 30% sur
dix ans dans le cadre d'une nouvelle stratégie de recherche. L’enthousiasme des
pays développés n'est pas simplement motivé par la conviction que de telles dépenses
augmenteront la croissance. C'est peut être aussi une peur de la Chine qui a
dépensé massivement en R&D avec un effet évident. Une étude publiée en 2019
par Elsevier, un éditeur scientifique, a révélé que la Chine a publié plus
d'articles de recherche à fort impact que les Etats-Unis dans 23 des 30
domaines de recherche les plus prometteurs comme l’IA, la biologie,
l’informatique quantique et le transhumanisme.
Aujourd'hui, beaucoup de gens estiment que les
gouvernements doivent aider à débloquer de nouvelles inventions. Dans leur
livre «Jump - starting America», Jonathan Gruber et Simon Johnson, deux
économistes du MIT, soulignent que la biologie synthétique, l'hydrogène et
l'exploitation minière en haute mer sont des leviers de productivité et de
croissance remarquable. De ces trois champs de recherche, c'est la biologie
synthétique qui offre de nouvelles potentialités dans tout les domaines, de la
pétrochimie et de l'agriculture à la médecine et aux mémoires informatiques.
Elle est la mieux placée pour le statut de «grande invention» qui viendra
améliorer les conditions matérielles de milliards de vies.
Ainsi, les matières premières d'un nouveau
boom de la productivité semblent se mettre en place d'une manière inédite
depuis au moins le début de ce millénaire. La productivité certes n'est pas
tout, comme l'a bien noté Paul Krugman, autre lauréat du prix Nobel d'économie,
mais à long terme, elle est presque tout.
L’obscurité de l’année 2020 peut en fait
signifier que l’aube se profile juste à l’horizon.
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