Hicham SADOK
Professeur à
l’Université Mohammed V de Rabat
«Parce que nous sommes une entreprise
prospère et suffisamment grande, nous sommes maintenant en mesure de construire
des systèmes sans précédent ... plus sophistiqués que de nombreux gouvernements
ne l'ont fait » ;
ces mots sont ceux du PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, à la veille du
lancement du projet de monnaie virtuelle[1] Libra en 2019, et qui,
depuis décembre 2020, a changé de nom pour celui de Diem. Ces mots
capturent le potentiel que les monnaies virtuelles ont ouvert, pour que les
entreprises transnationales comme Facebook désirent transcender le monopole des
banques centrales concernant l’émission des monnaies. Par conséquent, les
gouvernements n’ont pas beaucoup traîné pour capter le signal que les propos de
Mr Zuckerberg semblent impliquer lorsqu’une entreprise titanesque comme Facebook
projetait d’exercer un degré comparable de contrôle sur l’émission et les flux
monétaires et assumer, ainsi, certains aspects du rôle
traditionnellement attribué aux banques centrales.
Durant cette dernière décennie, la
majorité des Etats ont délibérément dénié
ou régulé défavorablement
les crypto-monnaies conjecturant que c’est une bulle qui va finir par éclater, emportant
avec elle les illusions entretenues par les cypherpunks[2] sur le remplacement à
venir des monnaies nationales par les crypto-monnaies. Soulignons à ce titre
que, étymologiquement, le terme crypto, du grec « kruptos », signifie
« caché ». Or, dans ce domaine des crypto-monnaies, beaucoup de
choses demeurent encore cachées, non transparentes et opaques, parce qu’elles ne
sont pas l’émanation des institutions de régulation de l’Etat, dans un domaine
habituellement considéré comme le monopole de ce dernier, à savoir l’émission
de la monnaie. Or, l’un des devoirs de l’Etat stratège à travers des missions de réflexion
et de projection prospectiviste est de révéler, justement, la part du
fonctionnement opaque de ces innovations monétaires dans un souci d’exploitation, de régulation
autant que dans un souci intellectuel et pédagogique. Notons que l’opacité qui
entoure les crypto-monnaies repose sur un paradoxe : l’immense avantage de
la blockchain, cette technologie innovante de stockage et de diffusion
d’informations tenue dans un grand livre virtuel distribué et sécurisé pour
enregistrer les transactions et qui permet à de nombreux crypto-monnaies de
fonctionner, c’est justement qu’elle permet une transparence et une
certification autonome des opérations de paiement et de te transfert, sans
recours à un tiers de confiance comme l’Etat lui-même ou son secteur bancaire. Cette tentative de remettre en
cause les prérogatives monétaires de l’Etat et de la banque (le seigneuriage[3]), ne peut être banni ou ignoré
éternellement alors qu’une vague de dématérialisation
progressive, adossée à l'avènement d'internet et des technologies
disruptives basées sur la désintermédiation et l'accès à la digitalisation, ouvre de nouvelles perspectives économiques
avec à la fois des risques immenses et divers ( Reinhart et
Rogoff, 2009)[4] .
Désormais, depuis le début des
années 2000, la blockchain semble marquer un passage charnière pour inaugurer
une autre étape importante dans l'évolution des formes monétaires, et qui n’ont
cessé de le faire depuis l’antiquité jusqu’au temps moderne pour faire face,
soit à des besoins de progrès des sociétés, soit pour détourner certains types
de risques susceptibles de survenir. C’est ainsi que le lancement du Bitcoin en
2009 s'est produit dans une atmosphère de manque de confiance et de désillusion
envers le système bancaire à la suite de la crise des subprimes. Cette
attitude transparaît clairement dans l'article rédigé par le fondateur de bitcoin,
Satoshi Nakamoto, lors de la mise en place d’une nouvelle infrastructure de
monnaie numérique[5]. Cet
article a marqué le début d'une phase d'innovation monétaire prononcée, au
point que le nombre de projets de monnaie numérique pullule. Il existerait
aujourd’hui, selon un rapport du site Coinmarketcap.com, plus de 8700 crypto-monnaies
différentes, et dont les plus médiatisés ne sont autre que le bitcoin, ethereum,
XRP, tether, etc. La plateforme de négociation des crypto-monnaies Coinbase est
devenue le 14 avril 2021 la première plateforme à se faire coter en bourse. Sa
valorisation au premier jour de cotation a été de 100 milliards de $ alors
qu’elle se place loin derrière la première plateforme de négociation des
monnaies virtuelles, Binance. Cette dernière traite par jour, toujours selon
Coinmarketcap.com, 33,94 milliards de dollars de transactions et autorise le
négoce de plus de 1.000 crypto-monnaies différentes, tandis que Coinbase ne traite
que 2,58 milliards de $ par jour et propose uniquement 58 crypto-monnaies. Cependant,
et malgré sa petite taille par rapport à ses consœurs, Coinbase a tutoyé la
capitalisation des sociétés qui gèrent les bourses américaines comme le Nasdaq et
l'Intercontinental Exchange (ICE), qui détient le New York Stock Exchange. Ces
dernières ne valent, respectivement, que 25,72 milliards $ et 66, 27 milliards
de $ ; c’est pour dire que les crypto-monnaies ont fait une entrée
fracassante dans les marchés financiers, et mettent désormais la pression sur
les autorités monétaires et les régulateurs partout dans le monde. La performance de la crypto-monnaie bitcoin a
de quoi allécher les appétences: à plus de 60.000 dollars, la première crypto-monnaie
vaut plus de cinq fois plus qu'il y a un an, et l'ensemble
des bitcoins créés depuis son lancement en 2009 représente plus de
1.000 milliards de dollars.
Mais, au-delà de ces annonces et les
chiffres relayés pour mettre, soit, en valeur l’arrivée fabuleuse des plateformes
et leurs crypto-monnaie par les uns, soit pour dépeindre un délire spéculatif
par les autres, il devient évident que les monnaies numériques privées ont
rendu envisageable la construction de systèmes monétaires qui fonctionnent de
manière autonome par rapport aux contrôles étatiques et des systèmes bancaires existants.
Or, rien ne garantit que les entreprises privées supportant le projet de
modernisation de la sphère monétaire puissent mieux gérer et de façon optimale
sur le moyen et long terme cet énorme levier de pouvoir qu’est la monnaie; et
ce n’est d’ailleurs pas tout à fait souhaitable que les Etats laissent échapper
ou se faire doubler sur l’une de ses compétences les plus exclusives.
Monnaies numériques : une réalité économique en
cours d’enracinement
En date du 04 février 2021, le site de
référence pour les monnaies digitales coinmarketcap.com fait figurer plus de 8700
monnaies virtuelles en circulation pour une capitalisation de près
de 264 milliards de $. A
titre de comparaison, l’agrégat monétaire M3 pour la zone euro
s'élève à un peu plus de 13 billions d’euro et 26,5 billions
de dollars pour les pays du G20[6], la valeur mondiale
de l'or est d'environ 8 billions de dollars[7] et la capitalisation boursière
mondiale des actions s'élève à 59 billions de dollars[8]. Ces chiffres révèlent
bel et bien que les crypto-monnaies ne jouent pas un rôle important dans
l'économie mondiale et pèsent peu sur les marchés financiers. A ce
stade, on peut être tenté de penser qu'ils ne présentent pas de défis
significatifs pour le système économique et financier, surtout si
l'on prend également en compte que les paiements globaux en monnaie
numérique sont estimés à 100 millions de $ par jour, représentant
moins de 1 % des paiements effectués quotidiennement par MasterCard et Visa juste
aux Etats-Unis ( respectivement 16,5 et 9,8 milliards de $ par jour ); et
que les paiements en monnaies digitales représentent moins de 0,09% du
total des paiements[9].
En conséquence, les crypto-monnaies font autant d’éloge qu'elles sont
aussi diffamées, voir même tournées en dérision. Parmi les nombreux points
d'achoppement, se dresse leur potentiel impact sur les relations sociales, l'économie,
la politique monétaire et le type de réglementation à adopter. Si les
acteurs de la crypto-sphère et certains économistes pionniers[10] sont convaincus de la
capacité de cette technologie disruptive à démocratiser la finance au
sein des espaces transnationaux et à restituer aux individus ce bien
commun qu'est la monnaie, plusieurs autres acteurs, notamment institutionnels, restent
réticents quant à leur développement même si un renversement de tendances au
cours de ces deux dernières années commence à se dessiner, comme en témoigne la
décision de l'État d'Estonie et de la Banque d’Angleterre de
travailler sur une monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Il est clair
que la réflexion est encore à ses débuts, même si certains pays ont bel
et bien pris le devant. Juste quelques mois après que la Suède
a officialisé sa monnaie numérique nationale et l'initiative de
Facebook d’émettre une crypt-monnaie, la Banque populaire de Chine a autorisé quatre
villes d'expérimenter sa monnaie numérique de banque centrale. L’e-yuan pourrait bien entrer en circulation définitivement dans
tout le territoire avant la fin de cette année[11]. Bientôt les chinois
auront la possibilité de télécharger un portefeuille numérique créé par le
gouvernement. Contrairement aux versions commerciales dont ils disposent déjà
comme WeChat Pay ou Alipay, la version chinoise officielle sera l’équivalent
d’un compte à la banque centrale, avec de l’argent aussi solide que des pièces
et des billets. Pour les millions de personnes en Chine qui utilisent déjà leur
smartphone en guise de carte de paiement, ce sera ni plus ni moins qu’utiliser
une nouvelle application.
Aux Etats-Unis, le coronavirus aura
vraisemblablement des impacts profonds pour la digitalisation de l’économie avec
l’idée de création d'un dollar numérique lors de la discussion des mesures de
relance qui seront prises pour relancer l'économie en difficulté du pays. Un
projet de loi que portait le Parti démocrate le 23 mars 2020 proposait entre
autres la création de wallets numériques pour les citoyens
américains, qui seraient conservés par la Réserve fédérale dans une section
intitulée « Direct Stimulus Payments for Families ». Les membres du
parti démocrate suggèrent alors que l'aide économique attribuée aux citoyens
non bancarisés soit fournie par le biais de dollars numériques[12]. Or, certaines voix
autorisées de la géopolitique estiment que les USA n’ont pas un intérêt
politique à mettre en place une crypto-monnaie et faire valoir ses avantages,
alors que, dans son hégémonie monétaire, le monde entier dépend dans ses
transactions internationales d’un système de paiement sous son influence, le
SWIFT[13]. L’embargo américain de l’Iran, à titre
d’exemple, se met en place techniquement par la suspension les banques
iraniennes du réseau de ce fournisseur mondial de services de messagerie
financière sécurisés qui connectent toutes les organisations bancaires,
infrastructures de marché dans plus de 200 pays.
En Europe, les 3 autorités monétaires et
financières, à savoir l’Autorité bancaire européenne (ABE), l'Autorité
européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP),
l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) ont mis en place un
think tanks ayant abouti, le 30 mai 2018, à une révision
des orientations réglementaires pour les acteurs proposant des services adossés
aux crypto-monnaies. L'idée d'un euro numérique gagne du terrain, et la
Commission européenne souhaiterait que la Banque centrale européenne (BCE)
travaille à la création de sa propre monnaie virtuelle[14].
Au Japon, le gouvernement a officiellement reconnu le bitcoin comme
système de paiement officiel depuis avril 2017, suscitant l'enthousiasme
des acteurs financiers pour ce marché. Ainsi, en décembre 2017, il
est estimé que plus de 30% des transactions mondiales sur les bitcoins étaient
libellées en yens[15]. En conséquence, le
Japon a introduit l'obligation d'enregistrer les acteurs échangeant les
monnaies digitales dans l'Agence des services financiers du Japon (JFSA).
Au Brésil, la Banque nationale pour le développement
économique, banque détenue par l'État, a lancé en 2019 un projet de stablecoin
sur la blockchain Ethereum adossé au réal, la monnaie locale[16].
Les institutions financières
internationales commencent également à se concentrer sur la percée
des monnaies numériques. Une enquête réalisée en 2018 par la banque
des règlements internationaux (BRI, 2018)[17] montre que les banques
centrales commencent à enquêter sur le potentiel de développement de
versions centralisées et souveraines de la monnaie. L'enquête BRI, en se basant
sur les réponses de 63 banques centrales, montre que 70% de celles-ci avaient
commencé des travaux exploratoires autour de la monnaie
numérique de la banque centrale (MNBC), ou se préparaient à le faire.
Cependant, seules trois banques centrales suggèrent qu'elles pourraient être en
mesure de créer une MNBC dans un avenir proche. Egalement, la BRI a créé en
2020 un groupe de travail composé de représentants de la banque centrale
européenne, de la banque centrale de Suède, du Canada, du Japon et de Suisse,
dédié aux monnaies numériques des banques centrales pour évaluer leurs aspects
réglementaires[18]. Le
Fond monétaire international (FMI), quant à lui, a prédit que les MNBC deviendraient
bientôt être une réalité qui se mettra progressivement en place dans les
systèmes financiers de ses 189 pays membres[19]. En outre, le FMI et la
Banque mondiale (BM) ont lancé conjointement une blockchain privée et
un jeton numérique interne appelé «Learning Coin» pour
mieux comprendre la technologie blockchain et aider leur personnel à se
familiariser avec les différents cas d'utilisation existantes[20].
Le Forum économique mondial, quant à lui, décrit dans son
rapport de 2019[21]
les recherches, les expériences et les projets menés à travers le monde par les
banques centrales autour des technologies de registres distribués. Selon
ce rapport, au moins 40 banques centrales effectuaient des recherches sur les
monnaies numériques des banques centrales (MNBC).
Au Maroc, les crypto-monnaies ne sont pas encore les bienvenues. Le cadre
légal déconnecte le pays de ce marché. En 2017, un communiqué conjoint de l’Autorité Marocaine des
Marchés des Capitaux (AMMC), Bank Al-Maghrib et le Ministère de l’Economie et
des Finances rappelait uniquement les risques associés aux monnaies virtuelles
en faisant l’impasse sur les opportunités qu’elles pouvaient receler. L’Office
des changes qualifiait dans un communiqué publié en novembre 2017, les
transactions effectuées via les monnaies virtuelles d’infraction à la réglementation des changes passible de sanctions et d’amendes.
Cependant, une légère ouverture s'était amorcée en novembre 2019 lorsque Bank
Al-Maghrib avait annoncé porter une attention au projet d’une monnaie virtuelle
basée sur la technologie blockchain. En février 2021, la MAP rapporte que Bank
Al-Maghrib a créé un nouveau comité institutionnel sur le sujet des monnaies
virtuelles. L'objectif étant d'identifier et analyser les apports d'une monnaie
numérique de la banque centrale pour l'économie nationale. L’État, à travers Bank
Al-Maghrib, réfléchit à sa propre modernisation monétaire. Il devient donc
intéressant de penser ce à quoi le projet de l’e-dirham, en tant que
monnaie hybride entre crypto-monnaie et monnaie souveraine, pourrait ressembler
et comment fonctionnerait. Cet horizon de réflexion doit soulever des questions
telles que les conditions et les motivations qui pourraient justifier une telle innovation
monétaire; les modalités de mise en œuvre; les effets sur l'économie
avec une attention particulière sur la stabilité financière et ses conséquences
sur la politique monétaire.
Conditions et motivations de l’émission de l’e-dirham
L’e-dirham peut être envisagé
comme une représentation virtuelle de la monnaie fiduciaire, le
dirham actuel. C’est une sorte de monnaie numérique de la banque centrales
(MNBC) qui serait une pièce de monnaie frappée, non pas sur un
substrat matériel, mais sous la forme d'un code chiffré par un
algorithme. Comme la pièce physique, cette «pièce codée»
proviendrait de Bank Al-Maghrib, qui déterminerait sa valeur
nominale, corrélée au dirham actuel ou à des actifs réels. Comme tout argent
émis par la banque centrale, cela serait acceptable partout et pourrait
conduire à des paiements sécurisés et instantanés à l'aide d'un smartphone ou
d'un virement par code ayant pour support un message ou une carte. La technologie
blockchain peut être utilisée, ou pas, pour fournir le registre pour l'enregistrement
des transactions.
La mise en place de
l’e-dirham contribuerait notoirement à des mutations sociétales majeures. Elle
permettrait de solutionner les maux qui rongent la société depuis des décennies
et pour lesquelles les gouvernements successifs se sont sentis impuissants. La
virtualisation traçable et instantané du paiement et du transfert monétaire
permet une moralisation sociétale et une transparence économique exemplaire, si
Bank Al-Maghrib donne envie aux gens d’utiliser ce support numérique en instaurant une confiance et en garantissant
que ce système ne sera utilisé que pour des fins économiques. Il ne serait aucunement
devenir un autre outil de contrôle politique. Ce n’est qu’en matérialisant ce
défi par la levée de cette crainte à travers une législation lucide et sans
équivoque pour préserver ce projet contre les interférences des différents
pouvoirs que l’idée de l’e-dirham serait un levier inestimable
pour le développement. Il contribuerait concrètement
à mettre fin à la fraude fiscale, d’élargir l’assiette des assujettis en
imposant les nantis opérant dans informel. La crise du Covid-19 a
révélé l'importance du secteur informel dans l'économie marocaine: 81% des
TPME et 60% de l'emploi du secteur privé. Sur la base de ce constat, la
cohabitation avec l’informel s’impose tout en faisant participer à l’effort économique
national ceux qui s’y sont bien installés et développés des rentes et des
privilèges. La généralisation de la monnaie numérique peut être un outil efficace
de traçabilité des flux générés par chaque acteur économique, y compris ceux
qui ont choisi d’opérer dans l’informalité. L’e-dirham serait également une
mécanique efficace contre la corruption, l’économie souterraine, et permettrait
aussi le suivi des revenus et dépenses pour estimer les ayants droits pouvant
bénéficier des prestations sociales, subventions et compensations, de même que
la diminution du nombre de crimes et délits dont le mobile est l’argent papier.
L'un des autres domaines qui devraient
être examinés pour la mise en place de l’e-dirham concerne précisément
la forme technique que cette MNBC devrait prendre. L'option la plus
probable serait d'émettre un compte courant hébergé directement
par la banque centrale. L'émission par Bank
Al-Maghrib signifie que le grand livre nécessaire pour enregistrer et valider
les transactions pourrait tout aussi bien être tenu par Bank Al-Maghrib
(registre centralisé, dans ce cas on parlera d’une ``pièce e-dirham’’) adossé
à l’infrastructure macroéconomique du pays, ou d'utiliser la technologie du
registre distribué (DLT), c'est-à-dire la blockchain, telle qu'utilisée par le
bitcoin par exemple, et dans ce cas on sera en présence d’un ``jeton e-dirham''
corrélés à des actifs réels. L'avantage de ce dernier système est qu'il
crypterait les informations relatives à une transaction donnée, et
contournerait ainsi le risque de divulguer ces informations à une tierce
personne quelque que soit son pouvoir. Cependant, les performances de ce type
de grand livre distribué sont lentes par rapport à la plupart des
infrastructures de paiement modernes, et il est également coûteux en énergie
nécessaire à son entretien. En revanche, dans le cas des grands
livres privés ou réglementés, les transactions sont consignées dans
un registre privé conservé par un nombre
réduit d'institutions qui peuvent y accéder, et qui sont en dernier lieu
responsables de la validation des transactions (et avec lesquelles les
informations de transaction doivent être partagées). Ces registres privés combinent
un fonctionnement plus rapide avec des coûts moindres, tout en conservant
un degré acceptable de confidentialité sur les informations de
transaction.
Indépendamment de la forme technique
spécifique, une première question concernant une probable mise en place de l’e-dirham
serait de savoir qui serait envisagé comme utilisateur : serait-il exploitable
par toute personne ou seulement les institutions bancaires. À cet égard,
il semble qu’une tendance générale est en train d’émerger dans le rapport
de 2020 de la banque centrale européenne. Cette dernière suggère que
les MNBC pourraient prendre deux formes: monnaie numérique de banque
centrale de détail (MNBC-D) et monnaie numérique de banque centrale de gros
(MNBC-G). Les monnaies virtuelles de gros seraient réservées aux
intermédiaires financiers (banques), tandis que les monnaies virtuelles de
détail seraient destinées à un usage général par les entreprises et les
ménages. Les États pourraient donc choisir de développer l'une, les
deux ou aucune de ces deux variantes de monnaie numérique.
Dans l'ensemble, l'utilisation des MNBC-G
devrait permettre aux institutions financières de réaliser des gains
d'efficacité, en particulier une réduction des coûts de règlements
interbancaires, transferts de monnaie et devises et les activités
post-négociation, car elle contribuerait à réduire les besoins et les
frais de liquidité. La création de « jeton » entièrement adossées à
des actifs bancaires, comme le « jeton JPM»
émise par la banque JP Morgan, pourrait être un moyen possible de
faciliter le processus de règlement des transactions entre banques en
monnaie numérique[22].
Concernant les motifs d’adoption d’un e-dirham
sous forme de MNBC-D, ils pouvaient facilement être trouvés dans des
avantages tels que la dématérialisation de la monnaie, sa facilité d'accès et
sa robustesse dans la résolution des problèmes de non déclaration fiscale, de
lutte contre l’informel, la criminalité et l’inclusion financière. Sur ce
dernier point, une MNBC-D équivaudrait à une injection d'actifs financiers
liquides, démocratisant effectivement la capacité de disposer d'un compte
détenu directement auprès de la banque centrale, option actuellement réservée
aux seules banques, permettant de payer et de recevoir des transferts de tout
le monde, de partout et à n’importe quel moment. L’e-dirham utilisé par
toutes les personnes permettrait d'améliorer aussi bien la transparence que le
bien-être social en sortant de l'impasse actuelle d'incompatibilité entre
l'accès universel aux moyens de paiement, la sécurité des actifs utilisés sous
forme de monnaie liquide et la dématérialisation de ces actifs. L’e-dirham-D
serait une innovation permettant pour la première fois à Bank Al-Maghrib de
gérer à distance une relation directe avec le public permettant de créer une
concurrence aux dépôts bancaires et stimuler ainsi la concurrence dans un
secteur supposé, au vu des ressemblances du niveau des taux et tarifs appliqués
pour des structures ayant des tailles différentes, être en situation d’entente.
Cependant, cette diminution des dépôts bancaires consécutive à
l'introduction de l’e-dirham pourrait être compensée de deux manières:
soit par un recours accru à un financement de la banque centrale
(comme cela pourrait se produire en présence de déficits structurels de
liquidité) avec un taux d’intérêt bas susceptible d’être répercuté sur le coût
de financement de l’économie; ou par une réduction du taux de réserve
fractionnaire que les banques seraient tenues de conserver par rapport à
leur portefeuille de prêts.
La probable mise en place de l’e-dirham
permettrait aussi de compenser la diminution future de la demande en monnaie fiduciaire (espèces),
ce qui est de nature à remettre en cause le seigneuriage étatique au profit du
seigneuriage des banques de second rang : en Suède, la demande de la
monnaie fiduciaire a diminué de moitié entre 2008 et 2018, au profit
de la monnaie émise par les banques. En réponse à cela, et depuis 2016, la
banque centrale suédoise explore sérieusement la question d'une MNBC-D,
sous le nom d' e-krona[23].
L'émission d'une MNBC-D pourrait
également contribuer à réduire les coûts sociaux liés à l’infrastructure de
paiement de détail (par exemple, les coûts de production, d'émission, de
distribution, de stockage, de gestion, de sécurité et de destruction des
espèces). Ceux-ci ont été estimés à près de 1% du PIB dans la zone euro,
et la moitié de ce montant est spécifiquement imputable à l’exécution des
paiements en espèces. Une réduction de ces coûts profiterait
particulièrement aux couches de la société qui, en raison de leur
vulnérabilité, sont confrontées aux coûts les plus élevés pour accéder aux services
de paiement gérés par les banques[24]. S'agissant
spécifiquement de la Suède, pays pionnier dans ce projet de digitalisation de
la monnaie, il est estimé que la généralisation des MNBC pourrait réduire les
coûts de financement de 0,22%[25].
Une autre raison majeure pour l'adoption d'une MNBC-D est que, au milieu
des tendances à l’augmentation des paiements en monnaie scripturale, ces
systèmes de monnaie numérique contribueraient à préserver les conditions optimales
d'une gouvernance monétaire efficace par les autorités monétaires.
Conséquences de l’e-dirham sur la politique
monétaire et la stabilité financière.
À moyen et long terme, l'apparition
de MNBC entraînerait des changements importants dans le fonctionnement du
système monétaire et financier. D'une part, une MNBC catalyserait une plus
grande concurrence et des gains de productivité dans le secteur des services de
paiement, avec des retombées sur toutes les activités commerciales. Contrairement
à la monnaie scripturale, la circulation d'une MNBC ne serait pas
liée à une exigence compensatrice de détenir des réserves fractionnaires au
niveau de la banque centrale : cela réduirait le manque à gagner pour l'économie
qui vient de l’immobilisation des ressources pour garantir la liquidité
des banques. Un e-dirham utilisable par le grand public stimulerait
la demande excédentaire en permettant des transactions qui ne se
produisent pas pour le moment pour des raisons de sécurité, de confidentialité,
des barrières non monétaires comme cette différence caduque entre les
dates de valeurs et les dates d’opérations bancaires, les jours ouvrables, les horaires d’ouverture, la distance physique
d'une banque ou un guichet automatique, ou des coûts de transaction liés aux
achats en ligne ou au point de vente. Un e-dirham accessible instantanément
et 24 heures sur 24, signifie que les
utilisateurs pourraient effectuer des transactions instantanées en dehors des
heures d'ouverture normales du marché monétaire et de la banque
centrale. Cela pourrait devenir une option intéressante pour le ‘trading
intra-journalier’ permettant de suivre immédiatement l'évolution des
paiements et le volume des transactions[26]. En outre, la banque
centrale en tirerait, en théorie, trois avantages : elle pourrait sans
grande difficulté baisser le taux d’intérêt directeur à des niveaux très bas,
voir même en dessous de zéro si elle veut contribuer à la relance économique en
encourageant les dépenses ; elle permettrait au gouvernement de verser de
l’argent directement à ceux qui ont en le plus besoin pour permettre une bonne
allocation des ressources, voir même une bonne politique de redistribution au
cas où les aides indirectes et les compensations venaient à disparaitre ; et
surtout elle saurait exactement qui génèrent des flux et comment ils sont
dépensés, ce qui, par conséquent, donnera à la politique fiscale une base de
données fiable pour concilier les trois impératifs : efficience économique,
équité et applicabilité. Ainsi, Bank Al-Maghrib pourrait, dans le moyen et long
terme, contribuer à réinventer grandement la politique économique du pays.
A cela, il faut ajouter que le risque
d’une crise bancaire se trouve réduit en cas d’accentuation du risque de
liquidité lié à la défaillance d'une banque ou d’un secteur d’activité
prépondérant pour les engagements bancaires, comme le cas de l’immobilier au
Maroc. Ce risque serait largement atténué en présence d'un système d’e-dirham,
puisque le principal détenteur des dépôts resterait la banque
centrale. Dans un tel cas, il est peu probable que les utilisateurs de cette
MNBC subissent des pertes sur leurs avoirs. Un autre facteur
qui suggère la pertinence de la généralisation de l’e-dirham dans
le futur est que tout mouvement inhabituel de monnaie ou de demande d’échange
avec une autre devise, viendrait immédiatement à l'attention de la banque
centrale, permettant à cette dernière une action préventive plus rapide pour
mettre un terme à la contagion et lutter contre l'instabilité financière qui se
trame. Les informations sur la circulation de l’e-dirham seraient traçables,
complètes et instantanées. Cela permettrait à Bank Al-Maghrib d'intervenir
plus rapidement en tant que prêteur de dernier recours pour stabiliser les marchés ou
pour soutenir une banque lors d'une crise de liquidité, qui devrait se faire en
parcimonie pour que la banque centrale ne devienne un assureur de l'aléa moral
chaque fois qu'une crise agite une banque.
Un tel dispositif de MNBC permettrait également d'ajuster instantanément le
taux directeur en réponse aux retours des informations collectées dans le marché
intra-journalier des transactions faites par le biais de cette monnaie. Cet
ajustement pourrait prendre en compte et influencer la demande d'autres
actifs financiers dont la rémunération est corrélée au taux de base
bancaire.
En instaurant une commission pour réfléchir
sur l’e-dirham, il est fort probable que Bank Al-Maghrib ne cherche pas
à réinventer dans le court terme sa politique monétaire, ou la politique
économique en général; pas encore en tout cas tant que l’implémentation des
MNBC dans les pays développés n’a pas encore livré tous leurs potentiels,
sachant que, contrairement à ces derniers qui ne sont pas trop pressés à le
faire vu que l’essentiel de l’économie est structurée et alignée, les pays en
développement doivent urger ce changement pour se doter d’un levier de
transparence et de développent. Les motivations les plus ou moins immédiates consistent,
vraisemblablement pour Bank Al-Maghrib, à éviter que les grandes plateformes
numériques acquièrent trop de pouvoir avec le boom du paiement digital quand
l’étape finale de la libéralisation du dirham sera franchie ; et d’une
manière trop basique, déterminer si la technologie qui peut servir de support
pour l’e-dirham fonctionne et surtout si les gens ont vraiment envie de
l’utiliser. Car le risque que les monnaies numériques des banques centrales
deviennent un outil de plus pour le contrôle politique, et non seulement économique,
n’est pas à exclure dans les pays peu matures pour une répartition équilibrée
des différents pouvoirs.
La monnaie existe depuis quelques
trois milliers d’années. Ce grand bond en avant de la digitalisation monétaire
permettant une transparence sociétale, dans une démocratie assurée, prendra sûrement
du temps.
[1] Nous utilisons les termes monnaie virtuelle,
monnaie digitale ou crypto-monnaie d’une manière indifférente sachant que les
rapports et les études des institutions officielles préfèrent le terme crypto‑monnaie pour bien marquer la différence avec les
monnaies officielles
[2] Les cypherpunks (mot-valise composé à partir des mots
anglais cipher (chiffrement) et punk sur le modèle de cyberpunk) forment un groupe informel de personnes
intéressées par la cryptographie. Leur objectif est d'assurer le respect de la vie privée par
l'utilisation proactive de la cryptographie.
[3] Le seigneuriage est l'avantage financier direct qui découle,
pour l'émetteur, de l'émission d'une monnaie. Dans le cas de la monnaie fiduciaire (espèces), émise seulement par les banques centrales ; et dans le cas de la monnaie scripturale (les comptes courants), ce sont les banques de second rang (banques commerciales) qui, ayant seules le
privilège d'émettre cette monnaie sous forme de crédits.
[4] Reinhart, C M, et Rogoff Kenneth (2009)
“This Time is Different. Eight Centuries of Financial Folly” Princeton
University Press.
[5] Nakamoto, S. (2009), “Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System”,
Bitcoin, disponible sur: https://bitcoin.org/bitcoin.pdf.
[6]
https://www.cia.gov/LIBRARY/publications/the-world-factbook/fields/234rank.html
[7] https://www.gold.org/goldhub/data/above-ground-stocks
[8] https://data.worldbank.org/indicator/cm.mkt.lcap.cd
[9] Sodeberg, G (2019) “Are Bitcoin and other
crypto-assets money?” Economic Commentaries :https://www.riksbank.se/globalassets/media/rapporter/ekonomiska-kommentarer/engelska/2018/are-bitcoin-and-other-crypto-assets-money.pdf.
[10] Dans un livre
publié en 1990 et intitulé « La dénationalisation de
l'argent », Friedrich von Hayek écrivait: « L'économie
de marché pourrait bien mieux développer ses potentialités si le monopole
gouvernemental sur la monnaie était aboli.», il rajoute
également « dès qu'on parvient à se libérer de la croyance
acceptée universelle mais tacite qu'un pays doit être approvisionné par son
gouvernement avec ses propres monnaie distincte et exclusive, toutes sortes de
questions intéressantes apparaissent et qui n’ont jamais été examinées ".
[11]The Wall Street Journal, https://www.wsj.com/articles/china-rolls-out-pilot-test-of-digital-currency-11587385339
[12]Forbes,https://www.forbes.com/sites/jasonbrett/2020/06/23/digital-dollar-hearing-round-2-us-senate-to-examine-future-of-money/#43fa38cfff19
[13]Society
for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Le code SWIFT correspond au numéro
d'identification d'une banque sur le plan international. Il permet d'identifier
le pays, la banque et la filiale où un compte est enregistré.
[14]Reuters, https://www.reuters.com/article/us-facebook-cryptocurrency-facts-factbox/factbox-facebooks-cryptocurrency-libra-and-digital-wallet-calibra-idUSKBN1X21Y0
[15] Hileman, G & Rauchs, M (2017)
“« Global Cryptocurrency benchmark study » Cambridge Center for
alternative finance. https://www.jbs.cam.ac.uk/fileadmin/user_upload/research/centres/alternative-finance/downloads/2017-global-cryptocurrency-benchmarking-study.pdf
[17] BIS (Bank for International Settlements)
(2018), Central Bank Digital Currencies, Rapport du Committee on Payments and
Market Infrastructure et du Markets Committee, mars,
https://www.bis.org/cpmi/publ/d174.htm
[18]Reuters, https://www.reuters.com/article/us-cenbank-digital/central-banks-join-forces-to-look-at-future-digital-currency-idUSKBN1ZK1FB
[19] IMF (International Monetary Fund), “A Survey of Research on Retail
Central Bank Digital Currency” IMF Working Paper. https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2020/06/26/A-Survey-of-Research-on-Retail-Central-Bank-Digital-Currency-49517
[20] The Financial Times, https://www.ft.com/content/1cfb6d46-5d5a-11e9-939a-341f5ada9d40
[21] WEF (World Economic
Forum), “Central Banks and Distributed Ledger Technology: How are Central Banks
Exploring Blockchain Today?”
http://www3.weforum.org/docs/WEF_Central_Bank_Activity_in_Blockchain_DLT.pdf
[22] JP Morgan (2019), J.P. Morgan Creates Digital Coin for Payments, https://www.jpmorgan.com/global/news/
[23] Ingves S. (2018), « The E-Krona and the Payments of the Future », https://www.riksbank.se/globalassets/media/tal/engelska/ingves/2018/the-e-krona-and-the-payments-of-the-future.pdf
[24] Banque of
France (2018), Rapport annuel de l’Observatoire de l’inclusion bancaire 2018.
https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/oib2018_web_signets.pdf
[25] Juks
R. (2018), « When a Central Bank Digital Currency Meets Private Money »,
Sveriges Riksbank Economic Review, n° 2018-3, pp. 79-99, http://prod-upp-image-read.ft.com/c080e86a-966c-11e9-8cfb-30c211dcd229
[26] FED
(Federal Reserve System) (2019), Federal Reserve Actions to Support Interbank
Settlement of Faster Payments, https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/files/other20190805a1.pdf
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