Aziz Belal : un
modèle d’un intellectuel intègre et engagé.
Par Abdeslam Seddiki
Nous commémorons ce 23 mai le 39ème anniversaire
de la disparition tragique d’un grand penseur et d’un militant engagé au
service des intérêts des peuples et des causes justes. Il est difficile de
parler de Si Aziz en quelques lignes, tellement sa vie fut très
intense et chargée eu égard aux multiples responsabilités qu’il a brillamment
assumées. Une vie qui ne laissait guère de place au vide.
L’auteur de ces lignes a eu le « privilège » de
connaitre le regretté Professeur à un triple niveau : en tant qu’étudiant,
j’ai eu la chance de suivre son cours de « problèmes structurels de
développement » durant la dernière année de licence en 1974-75. Et c’est
grâce à ce cours que nous nous sommes familiarisés avec les grands problèmes de notre époque :
ceux du sous- développement, de la dépendance et de la libération. Questions
qui demeurent toujours d’actualité. Je l’ai connu en tant que collègue à la
Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales depuis janvier 1980 et à ce titre, j’ai eu la chance de bénéficier de son
expérience en travaillant à ses côtés au
niveau du département et du SNESUP. J’ai
été frappé par son comportement à l’égard de ses collègues, son ouverture d’esprit et surtout sa modestie. A aucun moment, il ne cherchait à imposer son
point de vue combien même il est
convaincu de sa justesse. Il tenait à
l’esprit d’équipe et au travail collectif.
Je l’ai connu enfin en tant
que camarade au PPS où nous nous
réunissions régulièrement soit au niveau
de la cellule des enseignants de la Faculté de Droit qui regroupait pas moins
d’une vingtaine de militants, soit au
niveau de la Commission économique du Parti
dont il était le Président. C’est
grâce à ses encouragements et à son
expérience que la cellule rayonnait sur le plan de la production
intellectuelle en constituant un véritable « think-tank » pour le
parti.
Sa disparition prématurée, à 50 ans, est une grande perte
pour son parti, pour l’université et pour le pays dans son
ensemble. Mais il nous a légué un trésor
inépuisable et un patrimoine scientifique qui demeure d’actualité.
La stratégie de développement souhaitable pour le Maroc
élaborée par l’auteur dans sa thèse d’Etat n’a rien perdu de sa pertinence et
de son actualité. De même qu’il était précurseur en matière des facteurs non économiques
dans le développement en dévoilant les limites de l’économisme et de la pensée
technocratique qui veut se mettre au-
dessus des contradictions sociales et considérer l’être humain comme un simple « homo-oeconomicus » isolé dans l’île à l’image de Robinson
Crusoé. D’ailleurs, je me souviens lors d’un colloque organisé par la
Faculté, répondant à un intervenant qui
lui a reproché de tenir un discours idéologique, il a dit en substance ce qui
suit : « Moi je ne suis pas un intellectuel qui réfléchit dans
sa tour d’ivoire. Je réfléchis aux problèmes de notre peuple et j’essaie de
leur apporter des solutions en me
plaçant modestement sur un plan scientifique ». Ce qui distingue justement Aziz Belal, en tant
qu’ « intellectuel organique »
au sens gramscien du terme, c’est ce lien dialectique entre la théorie et la
pratique. Les deux s’enrichissent
mutuellement. Belal n’a jamais séparé
les deux. C’est pour cela qu’on le trouvait sur tous les fronts : Professeur universitaire
intervenant dans plusieurs établissements, Directeur de dizaines de thèses,
Chef de département des Sciences Economiques, Président de l’AEM (Association
des Economistes Marocains), Président de l’ALFAC (Association des lauréats de
la Faculté de Droit de Casablanca), Membre du SNESUP, Membre du Bureau
Politique du PPS, Président de la Commission Economique du Parti,
Vice-Président de la Commune Ain-Diab de Casablanca, présence active dans des
colloques internationaux…Dans toutes ses responsabilités, il ne faisait pas de
la figuration ou jouer au mandarinat, mais il était actif et organisait des
rencontres scientifiques en faisant participer l’ensemble des membres et en
comptant sur le travail collégial. Seul un Homme comme Aziz Belal avec ses grandes capacités intellectuelles pouvait
s’en sortir.
Engagé
très tôt dans l’action politique et ayant vécu la phase de la lutte pour
l’indépendance, Aziz Belal a pris conscience de la nécessité d’un développement
économique qu’il qualifie d’autocentré. Pour lui, l’indépendance politique
demeure insuffisante si elle n’est pas suivie par une transformation
réelle des structures économiques et sociales, voire idéologico-culturelles.
Ainsi, estime-t-il, les peuples sont confrontés à « quatre types de problèmes
fondamentaux : libération nationale, révolution sociale, développement et
civilisation » Et de préciser : « il s’agit de quatre composantes essentielles
d’un mouvement socio-historique d’ensemble, à saisir dans sa globalité, et que
certains ont réduit jusqu’ici, fort abusivement, au seul problème de
‘‘développement’’ ». Cette manière de poser les problèmes a été déjà présente
dans sa thèse d’Etat, mais elle a été affinée à la lumière de l’expérience
vécue par les pays nouvellement « indépendants ». La raison de ce revers réside
justement dans l’ignorance des réalités sociales dans leur complexité et leur
contradiction.
Aux pays qui ont opté pour la voie capitaliste dépendante, en
voulant importer des modèles surfaits de l’extérieur, sans remettre en cause
les rapports de domination qui les lie au capital international, Aziz Belal
répond en ces termes : « les faits actuels, confortés par l’expérience de la
dernière période, sont entrain de confirmer une réalité d’importance capitale,
pour qui veut se donner la peine de la saisir : il s’agit de l’impossibilité de
reproduire à une vaste échelle dans les ‘’pays sous-développés ‘’ et sur la
base d’un mouvement socio-économique et socio-culturel englobant l’ensemble de
la société, le ‘’modèle’’ de capitalisme développé qui caractérise actuellement l’évolution sociale du monde
occidental ». Dans le même ordre d’idées, il critiqua avec véhémence
l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. Car le Socialisme, ou le
communisme, ne s’introduit pas par les chars, mais il doit être l’œuvre d’une
construction consciente et une option
librement choisie par les peuples. Le résultat de cette atteinte aux lois
d’évolution historique est connu : une faillite quasi-totale de ces expériences. Ici, les pays restent à la merci
du capital international en reproduisant le ‘’sous-développement’’ ; Là, les talibans se sont substitués aux
communistes avec la bénédiction des forces impérialistes évidemment. Ne parlons
pas de l’effondrement du Mur de Berlin et des régimes dits ‘’socialistes’’.
« Les blocages dont souffrent nos sociétés, écrit-il, ne sont
pas seulement des blocages de nature socio-économique (…) mais aussi au niveau
superstructurel des blocages de type politique et idéologico-culturel qui
renforcent les premiers ».
Le changement et le progrès passent nécessairement par
l’élimination de ces blocages pour libérer les initiatives. Une partie
importante du terrain idéologico-culturel continue d’être occupée par des
courants d’essence négative que l’auteur ramène à trois : le courant
‘’passéiste ‘’ qui prône un retour aux ‘’sources’’ ; le courant ‘’technocratique-
moderniste’’ qui prétend singer le monde capitaliste ; le courant ‘’nihiliste
‘’qui excelle dans un verbiage ronronnant. Malheureusement, force est de
constater que les courants rétrogrades
et passéistes, profitant de la crise capitaliste, de l’échec du système
éducatif et du ‘’printemps arabe’’, ont
gagné plus de terrain sur le plan idéologique. Ce qui pose une lourde
responsabilité aux forces éclairées de la société.
La tâche de réaliser un véritable développement au service de
l’homme, le développement tel qu’il a
été défini par Aziz Belal, devient urgente. Aziz Belal nous a servi à la fois
une théorie et une pratique révolutionnaires. A nous d’être à la hauteur pour réaliser les grands
desseins qui l’animaient.
On déplore cependant
que ses publications demeurent inconnues pour les nouvelles générations
d’étudiants en sciences économiques. Car
nos facultés de sciences économiques se sont transformées en facultés de
gestion sans laisser la moindre place à l’étude des théories de développement,
ni à l’histoire de la pensée économique et encore moins à l’histoire des faits
économiques et à l’épistémologie. Et si
réforme de l’enseignement supérieur il y aura, elle devra nécessairement
commencer par la réhabilitation de ces matières bannies des programmes
universitaires faisant ainsi le lit des idéologies obscurantistes et
réactionnaires !! Cela s’est répercuté sur la qualité de formation des lauréats
qui sont pour l’essentiel déconnectés de
leur réalité socio- économique et socio- politique.
Notre Université gagnerait beaucoup à faire connaitre l’œuvre
de Aziz Belal et à enseigner aux jeunes étudiants non seulement son apport
scientifique mais également son engagement patriotique en tant qu’intellectuel
au service de notre pays et de notre
peuple. N’est-il pas opportun, en ces temps d’incertitudes et de perte
de repères, de réhabiliter nos penseurs et de puiser dans leur force
intellectuelle pour poursuivre la voie qu’ils ont tracée et enrichir cette
expérience collective d’envergure. Outre
Aziz Belal, d’éminents intellectuels engagés et penseurs talentueux dans
diverses disciplines nous viennent à l’esprit. Ces illustres personnalités
scientifiques et académiques ne méritent-elles pas au moins qu’on mette leur
nom sur des plaques à la rentrée des amphithéâtres, salles d’études ou centres
de recherche, comme il est de coutume dans des pays qui respectent leurs
scientifiques ? Nous n’avons pas le droit à l’oubli. Car c’est de la mémoire
collective de notre peuple qu’il s’agit !!
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