Emergence et
lumpen-développement[1]
Samir Amin[2]
Il
faut exclure de l’examen les industries extractives (mines et combustibles) qui
peuvent à elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point de
vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans son sillage
l’ensemble des activités productives dans le pays concerné. L’exemple extrême
de ces situations « non émergentes » est celui des pays du Golfe, ou
compétitivité des activités productives dans l’économie considérée comme celle
du système productif pris dans son ensemble et non d’un certain nombre d’unités
de production envisagées par elles-mêmes. Par les biais de la délocalisation ou
de la sous-traitance, des multinationales opérant dans les pays du Sud peuvent
être à l’origine de la mise en place d’unités de production locales (filiales
des transnationales ou autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché
mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans le langage de
l’économie conventionnelle. Ce concept tronqué de compétitivité, qui procède
d’une méthode empiriste du premier degré, n’est pas le nôtre. La compétitivité
est celle du système productif. Encore faut-il que celui-ci existe, c'est-à-dire
que l’économie concernée soit constituée d’établissements productifs et de
branches de la production suffisamment interdépendants pour qu’on puisse parler
de système. La compétitivité de celui-ci dépend alors de facteurs économiques
et sociaux divers, entre autres des niveaux généraux d’éducation et de
formation des travailleurs de tous grades comme de l’efficacité de l’ensemble
des institutions qui gèrent la politique économique nationale (fiscalité, droit
des affaires, droits du travail, crédit, soutiens publics, etc.). À son tour,
le système productif en question ne se réduit pas aux seules industries de
transformation productives de biens manufacturés de production et de
consommation (mais l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système
productif digne de ce nom), mais intègre la production alimentaire et agricole
comme les services exigés pour le fonctionnement normal du système (transports
et crédit en particulier). Un système productif réellement existant peut être
néanmoins plus ou moins « avancé ». J’entends par là que l’ensemble de ses
activités industrielles doit être qualifié : s’agit-il de productions « banales
» ou de productions technologiques de pointe ? Il est important de situer le
pays émergent de ce point de vue : dans quelle mesure est-il en voie de
remonter dans l’échelle des valeurs produites ?
Le
concept d’émergence implique donc une approche politique et holistique de la question.
Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en oeuvre par le
pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie
autocentrée (fut-elle ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par là même sa
souveraineté économique nationale. Cet objectif complexe implique alors que
l’affirmation de cette souveraineté concerne tous les aspects de la vie
économique. En particulier, elle implique une politique qui permette de
renforcer sa souveraineté alimentaire, comme également sa souveraineté dans le
contrôle de ses ressources naturelles et l’accès à celles-ci hors de son
territoire. Ces objectifs, multiples et complémentaires, font contraste avec
ceux d’un pouvoir compradore qui se contente d’ajuster le modèle de croissance
mis en oeuvre dans le pays concerné aux exigences du système mondial dominant
(« libéral-mondialisé ») et aux possibilités que celui-ci offre.
La
définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien concernant la perspective
dans laquelle s’inscrit la stratégie politique de l’État et de la société
concernés : capitalisme, ou socialisme ? Néanmoins, cette question ne peut être
évacuée du débat, car le choix de cette perspective par les classes dirigeantes
produit des effets majeurs positifs ou négatifs du point de vue du succès même
de l’émergence. Et sur ce plan, je ne dirai pas que seule une option
s’inscrivant dans une perspective capitaliste, qui met en oeuvre des moyens de
nature capitaliste (le contrôle et l’exploitation de la force de travail et une
certaine liberté du marché), parce qu’elle serait « réaliste », est appelée à
être couronnée de succès. Mais je ne dirai pas non plus que seule une option socialiste
radicale qui remet en cause ces formes capitalistes (la propriété, l’organisation
du travail, le contrôle du marché) est capable de s’inscrire dans la durée et
de faire avancer la société concernée dans le système mondial.
Le
rapport entre les politiques d’émergence d’une part et les transformations
sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas exclusivement de la
cohérence interne des premières, mais également du degré de leur
complémentarité (ou de leur conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales
– luttes de classes et conflits politiques – ne viennent pas « s’ajuster » à ce
que produit la logique du déploiement du projet d’État d’émergence ; elles
constituent un déterminant de celui-ci. Les expériences en cours illustrent la
diversité et les fluctuations de ces rapports. L’émergence est souvent
accompagnée d’une aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature
exacte de celles-ci : inégalités dont ces bénéficiaires sont une minorité
infime ou une forte minorité (les classes moyennes) et qui se réalisent dans un
cadre qui produit la paupérisation des majorités de travailleurs ou qui, au
contraire, s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de ceux-ci, quand
bien même le taux de croissance de la rémunération du travail serait inférieur
à celui des revenus des bénéficiaires du système. Autrement dit, les politiques
mises en oeuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation.
L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui qualifie le pays
concerné ; elle est faite d’étapes successives, les premières préparant avec
succès les suivantes ou au contraire engageant dans l’impasse.
De
la même manière, le rapport entre l’économie émergente et l’économie mondiale
est lui-même en transformation constante et s’inscrit dans des perspectives
générales différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la
souveraineté ou au contraire l’affaiblissent, soit que celles-ci favorisent le renforcement
de la solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent.
L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des exportations et montée en
puissance du pays concerné mesuré de cette manière. Car cette croissance des
exportations s’articule sur celle du marché interne à préciser (populaire, des
classes moyennes) et la première peut devenir un soutien ou un obstacle à la
seconde. La croissance des exportations peut donc affaiblir ou renforcer
l’autonomie relative de l’économie émergente concernée dans ses rapports au
système mondial. On ne peut donc pas parler d’émergence en général, ni même de
modèles (chinois, indien, brésilien, coréen) également en général. On doit
examiner concrètement, pour chaque cas, les étapes successives de l’évolution
émergente concernée, identifier leurs points forts et leurs faiblesses,
analyser la dynamique du déploiement de leurs contradictions.
L’émergence
est un projet politique et pas seulement économique. La mesure de son succès
est donc donnée par sa capacité à réduire les moyens par lesquels les centres
capitalistes dominants en place perpétuent leur domination, en dépit des succès
économiques des pays émergents mesurés dans les termes de l’économie
conventionnelle. J’ai pour ma part défini ces moyens en termes de contrôle par
les puissances dominantes du développement technologique, de l’accès aux
ressources naturelles, dusystème financier et monétaire global, des moyens
d’information, de la disposition d’armes
de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de l’existence d’un
impérialisme collectif de la triade (États-Unis, Europe, Japon) qui entend
conserver par tous les moyens ses positions privilégiées dans la
domination
de la planète et interdire aux pays émergents de remettre en question cette
domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays émergents entrent en
conflit avec les objectifs stratégiques de la triade impérialiste, et que la
mesure de la violence de ce conflit était donnée par le degré de radicalité des
remises en cause par chacun par des pays émergents des privilèges du centre
énumérés plus haut. L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la
politique internationale des pays concernés.
S’alignent-ils
sur la coalition politico-militaire de la triade ? Acceptent-ils de ce fait les
stratégies mises en oeuvre par l’OTAN ? Ou au contraire tentent-ils de les
contrer ?
Émergence et lumpen-développement
Il
n’y a pas d’émergence sans une politique d’État, assise sur un bloc social confortable
qui lui donne légitimité, capable de mettre en oeuvre avec cohérence un projet
de construction d’un système productif national autocentré et d’en renforcer
l’efficacité par des politiques systématiques assurant à la grande majorité des
classes populaires la participation aux bénéfices de la croissance. Aux
antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence
authentique de cette qualité, la soumission unilatérale aux exigences du
déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que
ce que j’appellerai un « lumpen-développement ».
J’emprunte
ici librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank avait
analysé une évolution analogue, mais dans d’autres conditions de temps et de
lieu. Aujourd’hui le lumpen-développement est le produit de la désintégration
sociale accélérée associée au modèle de « développement » (qui de ce fait ne
mérite pas son nom) imposé par les monopoles des centres impérialistes aux
sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se manifeste par la croissance
vertigineuse des activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit
par la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de l’accumulation du
capital.
On
remarquera que je n’ai pas qualifié l’émergence de « capitaliste » ou de «
socialiste ». Car l’émergence est un processus qui associe dans la complémentarité,
mais également la conflictualité, des logiques de gestion capitaliste de
l’économie et des logiques « non capitalistes » (donc potentiellement
socialistes) de gestion de la société et de la politique. Parmi ces expériences
d’émergence, certaines paraissent pleinement mériter la qualification, parce
qu’elles ne sont pas associées à des processus de lumpen développement ; il n’y
a pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au contraire une
progression de leurs conditions de vie, modeste ou plus affirmée. Deux de ces
expériences sont visiblement intégralement capitalistes– celles de la Corée et
de Taïwan (je ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières qui
ont permis le succès du déploiement du projet dans ces deux pays). Deux autres
héritent du legs des aspirations de révolutions conduites au nom du socialisme
– la Chine et le Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à
maîtriser les contradictions qu’il traverse actuellement. Mais on connaît
d’autres cas d’émergence qui sont associés au déploiement de processus de
lumpen-développement d’une ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur
exemple. Il y a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce
qu’exige et produit l’émergence.
Il
y a une politique d’État qui favorise le renforcement d’un système productif industriel
conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui est associée, il
y a une progression des capacités technologiques et de l’éducation, il y a une
politique internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial. Mais il y
a également pour la grande majorité – les deux tiers de la société –
paupérisation accélérée. Nous avons donc affaire à un système hybride qui
associe émergence et lumpen-développement. On peut même mettre en relief le
rapport de complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois, sans
suggérer ici une généralisation abusive, que tous les autres cas de pays
considérés comme émergents appartiennent à cette famille hybride, qu’il
s’agisse du Brésil, de l’Afrique du Sud ou d’autres. Mais il y a aussi – et
c’est le cas de beaucoup d’autres pays du Sud – des situations dans lesquelles
des éléments d’émergence ne se dessinent guère tandis que les processus de
lumpen-développement occupent à peu près seuls toute la scènede la réalité.
[1] Ce texte est la préface du
livre « Les pays du Sud dans le système mondial : polarisation ,
démocratisation , intégration polycentrique » de Ahmed Zoubdi , Editions l’Harmattan (289 p.) , Collection Forum du
Tiers-Monde, 2013.
[2] Samir Amin (1931-2018), penseur égyptien en économie
politique, connu pour ses théories des centre-périphérie , de l’échange inégal
et de la déconnexion.
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