Une rencontre a réuni les
responsables des fondations et des centres culturels et de recherche le 24 avril
2021, il s’agit de : la Fondation Allal El Fassi, la Fondation Abderrahim
Bouabid, la Fondation Ali Yata, le Centre Mohammed Bensaid Aït Ider, la Fondation
Abou Bakr El Kadiri, le Centre Mohammed Hassan Ouazzani et la Fondation
Mohammed Abed El Jabri, sur le modèle de développement au Maroc.
Cette rencontre a été l’occasion pour ces fondations et centres culturels de se pencher et
soutenir une discussion sur le contenu modèle de développement et de donner
leur avis avant qu’il ne soit décliné en politiques publiques.
Ci-après
deux interviews accordés, respectivement à TelQuel le 24 avril 2021 et à Jeune Afrique
le 30 avril 2021, par M. Ismail ALAOUI président de la fondation Ali YATA,
ancien secrétaire général du PPS et ancien Ministre.
Interview accordée à TelQuel
L’initiative. L’initiative est dû essentiellement
à un constat de la situation générale du pays. Un constat qui me semble évident
à tous et qui a été aggravé par les effets de la pandémie dans tous les
secteurs, que ce soit au niveau de l’économie, la société, les relations
sociales, les problèmes des salariés, des sans travail et même sur le plan
culturel. Ajoutons à cela que nous avons hélas un gouvernement non homogène,
avec apparemment une absence manifeste de commandant à bord. La confiance qui
pouvait encore exister entre l'État dans toutes ses composantes et la société,
est aujourd’hui érodée, voire pratiquement inexistante.
Nous avons estimé ainsi au sein de nos
associations culturelles qu’il était temps/bon de secouer le cocotier et
d’appeler les gens à plus d’exigence au fait qu’il y a un pays qui nous
concerne et qui va falloir prendre ses responsabilités, d’autant plus que nous
représentons des fondations qui portent des noms prestigieux, des noms de
personnes qui ont participé à la construction de ce pays. Tous ces noms nous
obligent, au sens propre du terme. Pour nous, il était temps de relancer la
réflexion politique qui est aujourd’hui moribonde. De même qu’il était de
relancer la participation de tous, telle que prévue par la Constitution dans
tout ce qui concerne la vie publique.
Thématiques.
Nous
avons donc appelé à un débat général. Nous avons pris des engagements de tenir
des rencontres publiques sur des thèmes : réformes politiques indispensables,
moyens pour rendre sa crédibilité et son efficience à la démocratie dans notre
pays à tous les niveaux, national, régional, provincial et local.
Le deuxième thème concerne les mesures
politiques et juridiques à prendre pour mettre un terme à la corruption dans
toutes ses formes.
Le troisième concerne quant à lui les moyens à
même de renforcer la justice dans notre pays pour traduire son indépendance
dans le concret. Pour couronner cet aspect-là, nous plaidons également pour la
garantie des droits et libertés qui semblent aujourd’hui mal en point.
A côté de ces trois grands domaines, il y a
aussi la nécessité de faire en sorte qu’on puisse disposer d’un service public
de bon alois - pour utiliser cette expression galvaudée, mais qui convient bien
à ce service public - dans tous les domaines, aussi bien économiques que
sociaux. Dans ce segment-là, il y a tous les problèmes mis en valeur
négativement, hélas, par le Covid, à savoir l’enseignement et la santé
publique.
Objectif.
Pour
reprendre l’expression utilisée par le philosophe Abdou Filaly-Ansary, nous
devons passer de “Dawlat Al Ghalaba” - terme d’Ibn Khaldoun - à un Maroc moderne, ouvert, qui met en
pratique l’ensemble du contenu de sa Constitution, un État permettant à toutes
ses élites à participer dans le débat, chacune selon sa sensibilité. Aussi,
nous aimerions que l’on puisse véritablement avoir le sentiment qu’il y a
beaucoup qui nous unit et qu’il y a une démocratie que nous voudrions traduire
dans le concret.
Concurrence
avec la CSMD. Dans
tous ses exposés que nous allons faire, nous accordons de l’importance à la
publication du nouveau modèle de développement. Nous avons affirmé que nous
serions heureux de participer, avec nos petites possibilités, à une étude
critique, positive bien entendu, de ce document et faire en sorte que l’on
puisse véritablement passer à l’acte, en mettant en branle ce sur quoi nous
serions tous d’accord.
Il n’y a aucune concurrence avec la commission
pour le nouveau modèle de développement. On ne peut pas entrer en concurrence avec
quelque chose que nous ne connaissons pas encore. Au risque de me répéter, je
dis que nous serions heureux d’avoir un jour ce document entre les mains pour
pouvoir le décortiquer, le critiquer dans le sens noble du terme. Le
développement du Maroc que nous voulons ne peut pas être imposé ni d’en haut,
ni par un seul parti politique, ni par un complot et encore moins par
l’étranger. Seuls les citoyens et citoyennes marocains sont à même de concevoir
ce Maroc auquel nous voudrions arriver.
Crise
de confiance. Toutes les actions entamées par l’Etat, que ce soit au niveau
national, régional ou local, ne portent pas toutes leurs fruits. C’est le fait
aussi que le commun des mortels n’y voit que quelques miettes. Cela aboutit en
quelque sorte à un désaveu de la part des citoyens. S’il y a aujourd’hui un
refus de la politique et des acteurs de la politique, cela est principalement
dû à ce désaveu, à cette absence de confiance qui devrait être réciproque.
Actuellement, nous sommes à la veille des échéances électorales (législatives,
régionales et communales), et nous craignons que l’abstention n’atteigne des
records. Et c’est justement la faute à cette crise de confiance. Hormis les
personnes les plus à même de comprendre le fond du problème et celles qui obéiront
à des incitations de l’argent, de l’autorité, etc., la grande marée qui se
retrouve entre ces deux niveaux restera hélas les bras croisés lors de ce
scrutin.
Débat
et crise de confiance. Bien-sûr, elle pourra faire en sorte que les Marocains et les
Marocaines reprennent confiance en eux-mêmes et interviennent dans la vie
politique qui a été très tirée vers le bas, soit par les acteurs politiques
eux-mêmes soit par d’autres facteurs qui ont fait en sorte que l’on soit dans
cette situation.
Citoyenneté revivifiée. Il s’agit d’une
citoyenneté où tout le monde participerait en conscience et en connaissance des
réalités de ce pays à ce que nous voudrions qu’il soit et une traduction d’un
Maroc moderne, un Maroc qui permette justement à tous d’exprimer leurs avis
sans contraintes et qu’il y ait une sorte de confrontation des idées, de
concepts et de programmes pour que le meilleur gagne à la fin dans cette
course.
Interview accordée à Jeune Afrique
Ismaïl Alaoui : « La réflexion sur le Maroc
nouveau doit sortir du petit cercle de la commission sur le modèle de
développement »
L’ancien
Secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), qui est
président honoraire de la Fondation Ali Yata, estime que la réflexion autour du
modèle de développement ne doit pas se limiter au cercle de la commission
Benmoussa. Il a initié avec plusieurs autres fondations de renom un vaste
dialogue national autour du Maroc de demain.
Prévu
initialement pour juin 2020, avant d’être repoussé à la fin de l’année,
pandémie de Covid-19 oblige, le rapport de la
Commission sur le nouveau modèle de développement (CSMD) n’a
toujours pas été présenté officiellement.
Mais
pendant que le Maroc tout entier s’interroge sur les raisons de ce retard et
que les spéculations à ce sujet vont bon train, plusieurs fondations de renom
ont décidé d’unir leurs voix pour que la réflexion autour du Maroc de demain ne
se limite pas au seul cercle de la Commission dirigée par Chakib
Benmoussa, mais au contraire qu’elle soit
élargie à l’échelle nationale.
Cheville
ouvrière de cette alliance composée des Fondations Allal El Fassi, de
Abderrahim Bouabid, de Ali Yata, de Abou bakr El Kadiri, de Abed Al-Jabri, de
Abdelhadi Boutaleb ainsi que de l’Académie Mehdi Ben Barka et des Centres
Bensaid Ait Idder et de Mohammed Hassan Ouazzani, l’ancien ministre et
ex-secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS) Ismaïl Alaoui
(président honoraire de la Fondation Ali Yata) confie à Jeune Afrique les
mobiles de cette initiative, qui se veut intellectuelle et détachée de tout
agenda politique.
Jeune
Afrique :
Vous avez constitué une alliance de plusieurs fondations pour lancer un grand
débat autour du nouveau modèle de développement. Pourquoi ?
Ismaïl
Alaoui : Notre pays vit une
situation inquiétante depuis plusieurs années. Et la
pandémie de coronavirus et le confinement n’ont
fait qu’accentuer les failles de notre système, qui a misé essentiellement sur
le développement des infrastructures au détriment de l’éducation,
de la santé, du social, etc.
Aujourd’hui,
il y a urgence : selon les chiffres présentés par le ministre des Finances dans
les discussions autour de la Loi de Finances 2021, près de 6 millions de foyers
marocains seraient en situation de précarité. 6 millions de foyers, cela
représente entre 25 et 30 millions de Marocains. Cela signifie que seuls 8 à 10
millions de Marocains ne sont pas dans le besoin.
La crise sanitaire a amplifié les
inégalités sociales, montrant
les limites de notre modèle de développement. Il faut donc préparer les conditions
d’une nouvelle émergence. Cela passe d’abord par recréer la confiance entre les
citoyens et les institutions… Et on ne peut recréer cette confiance sans
dialogue national autour de la construction d’un nouveau contrat social.
Dans
la mesure où il y a déjà une commission qui réfléchit à ce modèle et qui a
remis son rapport… votre démarche n’est-elle pas une manière de montrer que
vous refusez ce rapport ?
Pas
du tout. Nous ne sommes absolument pas dans une démarche d’opposition. Comment
pourrait-on s’opposer à un rapport dont la teneur n’est même pas encore connue
?
Avec
les membres des différentes fondations dont la démarche est avant tout
intellectuelle, on ne vient pas pour contrer qui que ce soit, mais pour créer
un élan qui permettrait aux citoyens et à toutes les forces vives de ce pays de
s’approprier ce débat autour du modèle de développement. Car l’émergence d’un
Maroc nouveau, égalitaire, solidaire, démocratique, qui garantit aux citoyens
toutes les libertés et où seule la loi prime, nous tient tous à cœur. Un pays
prospère où tout le monde, dans sa diversité, ses sensibilités, se retrouve.
Et
ce Maroc ne peut venir d’une décision d’en haut, de manœuvres politiques ou
partisanes, encore moins d’une intervention étrangère. Mais par un débat national
qui mettrait à contribution toutes les forces vives de notre pays pour
réfléchir ensemble à notre situation actuelle, et aux moyens de transformer nos
failles du passé en forces pour l’avenir. Se donner les moyens de voir émerger
ce Maroc nouveau : c’est ce qui motive notre initiative, qui est ouverte à
toute la société.
Pourtant,
à la suite de votre première conférence introductive de ce débat national, la
Commission a déclaré dans un journal marocain en ligne (Médias24) que
toutes les couches de la société ont d’ores et déjà été consultées en amont de
la rédaction de ce rapport. Ce qui laisse entendre que le dialogue que vous
prônez n’a pas lieu d’être…
Le
travail effectué par cette commission, qui a effectivement consulté certains
représentants de la société, est une première étape, que nous ne remettons pas
en cause. Mais cette réflexion sur un Maroc nouveau doit pouvoir sortir du
petit cercle de cette commission — constituée
au demeurant de nombreux cadres et personnalités du royaume dont la compétence
et la sincérité sont connus de tous —
pour s’ouvrir à un cercle plus grand.
Élargir
le débat à l’échelle nationale est essentiel pour que les citoyens adhèrent à
ce nouveau contrat social, et se mobilisent pour sa mise en place. D’autant que
la confiance entre les citoyens et les institutions a été mise à mal ces
dernières années par toute une série de facteurs.
Pourquoi,
selon vous, le rapport de cette commission tarde tant à être rendu publique ?
Je
ne suis pas dans le secret des dieux, vous savez. Mais il est certain qu’il
nous tarde à tous de connaître la teneur du rapport de la commission Benmoussa
pour qu’on puisse l’étudier et en débattre.
Comment
ce débat national que vous avez initié se traduira-t-il concrètement ?
Nous
allons entamer une série de rencontres, sur les points qui nous semblent les
plus urgents et que nous souhaitons voir évoluer. D’abord, les nécessaires
réformes politiques. Nous voulons rendre sa crédibilité, son efficience à la
démocratie dans notre pays et faire en sorte que tout le monde participe à la
vie politique.
Car
nous avons constaté une défiance de plus en plus prégnante de la part de notre
peuple par rapport à la politique et aux politiciens. En témoigne les taux
d’abstention aux dernières élections. Mais cette défiance existe également
entre les citoyens et l’État, ses institutions et tout ce qui structure ce
pays.
Ensuite,
la mise en place de réformes juridiques pour mettre un terme à toutes formes de
corruption est fondamentale, car c’est un pré-requis au rétablissement de la
confiance.
Enfin,
nous voulons aborder l’implication du secteur public, que nous souhaitons voir
croître principalement dans des secteurs qui comptent des déficiences
importantes comme l’enseignement et la santé publique. Ces conférences et
débats sont ouvertes à tous, sans ostracisme.
Alors
que beaucoup voient dans le nouveau modèle de développement de nouveaux axes de
politique économique, vous semblez donner la priorité au volet politique et
sociétal. Pourquoi ?
Il
ne faut pas confondre développement et essor économique. Le développement d’un
pays est bien plus complexe, et va au-delà de l’économique. C’est même sans
doute en partie l’erreur qui a été faite jusque-là au Maroc.
Penser
le développement implique d’avoir une démarche totale, holistique. Car aucun
développement ne peut se faire sans démocratie, sans éducation, sans libertés,
sans une répartition juste des richesses… à moins de vouloir tendre vers des
modèles comme on voit en Chine, en Turquie ou en Russie.
Bien
que ces manières de faire semblent avoir le vent en poupe auprès de certains,
nous voulons croire qu’il est possible de trouver une voie marocaine, un cadre
juste et démocratique qui tient compte des spécificités de notre pays.
Quand
vous parlez de réformes politiques, cela revient-il à dire que la
Constitution de 2011 est dépassée ?
Absolument
pas. Bien au contraire, c’est une belle avancée qui n’est pas suffisamment mise
en pratique. C’est justement là que le bât blesse. Par ailleurs, à mon sens,
elle aurait besoin, sur certains aspects, d’être approfondie.
Nous
craignons d’ailleurs que les élections à venir soient à l’image de cette
défiance vis-à-vis des politiciens, avec un taux d’abstention record. Beaucoup
d’élus ont trahi malheureusement la confiance qu’ont placée en eux les
citoyens, que ce soit au niveau national ou régional, provincial ou local.
Avec
votre initiative regroupant plusieurs fondations intellectuelles, vous semblez
jouer le rôle des partis politiques…
Il
y a un peu de ça, même si nous ne souhaitons pas du tout nous substituer aux
partis. Mais il est certain que si les formations politiques n’assument pas
leur rôle comme il se doit, la démocratie risque d’en pâtir. Ce que nous ne
voulons pas. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de prendre sur
nous et de poser le problème du développement tel quel, d’en débattre de
manière ouverte, décomplexée et désintéressée car nous n’avons aucun agenda
politique.
À
quoi ce dialogue national que vous avez initié va-t-il aboutir ? Un rapport ?
Un manifeste ?
Certainement
un manifeste qui sera rendu public, et que nous serons très honorés de
présenter à Sa Majesté, s’il le souhaite, comme contribution à la réflexion
nationale sur le Maroc de demain.
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