Spéculations sur les nouvelles organisations
du travail post Covid
Hicham SADOK
Professeur à
l’Université Mohammed V de Rabat
Certaines années occupent une place importante
dans l’histoire. En général les années qui marquent le passage d’un chapitre à
l’autre dans la vie des sociétés sont celles qui arrivent à la fin d’une guerre
ou au début d’une révolution. L’année 2020 sera une exception : une
pandémie telle qu’on n’en voit qu’une fois par siècle a créé un terrain propice
à une remise à zéro économique et sociale, voir même existentielle, aussi
radicale que celle connu au début de l’ère du progressisme, au tournant du
siècle dernier. Dans les années post covid, la grande question sera de savoir s’il
y aura suffisamment d’imagination et d’audace pour saisir les bienfaits qui se dessinent
à l’aune de ce nouveau tournant.
Le covid-19 n’a pas seulement mis à mal
l’économie mondiale. Il a changé la trajectoire des trois grandes forces qui
façonnent le monde moderne : la mondialisation a pris du plomb dans
l’aile ; la révolution numérique s’est radicalement accélérée ; et les
rivalités politiques se sont intensifiées. Dans le même temps, la pandémie a
aggravé un des grands fléaux du monde d’aujourd’hui : les inégalités (comme
le dévoile le rapport Oxfam de 2021, « Le virus des inégalités »[1]). L’un des grands enseignements de ce rapport c’est
qu’historiquement, les grandes épidémies se traduisent toujours par une
aggravation brutale des inégalités. Cinq ans après le début d’une pandémie, le
coefficient de Gini, qui mesure la disparité des revenus, reste en moyenne
1.25% au dessus de son niveau d’avant la crise ; une variation colossale
pour un indice connu pour la lenteur de son évolution. Et, en nous montrant ainsi
le prix à payer pour ne pas s’être préparé à un désastre dont la probabilité
était aussi faible que l’impact est grand, cette crise devrait attirer davantage
notre attention sur l’autre désastre, inévitable, de ce siècle, dont l’impact
sera encore plus colossal : le changement climatique. Tout cela signifie
qu’il ne devrait, normalement, pas y avoir de retour au monde pré-covid.
Si c’est le cas, ça ne sera certainement pas
encore évident en 2021. Pris dans d’autres vagues de la pandémie, de nombreux
pays resteront focalisés sur la gestion de la crise et la campagne de
vaccination. Ce n’est qu’au fil des mois, à mesure que les populations seront vaccinées,
que l’on se rendra compte de ce qui a définitivement changé, et surtout ce qui
s’est tramé dans les organisations et les pays qui façonnent le monde. Et on
s’apercevra que ces changements sont nombreux, en particulier en occident. Le
monde post-covid sera bien plus numérique. Du télétravail au commerce en ligne,
la pandémie a comprimé en quelques mois des transformations qui auraient pu
prendre plusieurs années, tout en changeant du tout au tout la façon dont les
gens vivent, achètent et travaillent. Les gagnants de cette onde de destruction
créatrice incluent les personnes dotées d’un esprit imaginaire indispensable
pour une authentique culture entrepreneuriale, et plus généralement les
institutions qui possèdent des bases de données les plus riches et les poches
les plus pleines pour investir dans la transformation numérique. « Les
données récentes montrent que nous avons fait un bond en avant de dix ans dans
l’adoption du numérique par les consommateurs et les entreprises, et ce sur
huit semaines environ », affirmait McKinsey dans son rapport de mai
2020[2]. La
pandémie a accélérée les tendances existantes en matière d’usage des
technologies et les gens ont été brusquement propulsés dans un avenir
technophile, y compris dans les domaines historiquement réfractaires au
changement, notamment la santé et l’enseignement. L’expérience forcée des
confinements a dissipé les préjugés sur la médecine et l’enseignement en ligne,
et plus généralement le télétravail, en démontrant qu’avec de bons supports, une
bonne assistance technique, une autre méthodologie ou pédagogie, ces activités
peuvent connaitre une « techcélération ». La pandémie du covid 19 a
propulsé le monde dans un avenir très différent, et nous voyons se dérouler
sous d’autres cieux, quoique avec des signaux encore faibles, une des
conclusions majeures de la théorie des « cygnes noirs » développée
par le statisticien Nassim Nicholas
Taleb: un certain
événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler et qui, s'il
se réalise, a des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle.
C’est donc face à cette puissance de
l'imprévisible que constitue ce covid 19 que l’une des questions lancinantes
censées nous interpeler dans les années à venir consiste à questionner les
nouvelles formes de notre rapport au travail une fois la pandémie apaisée. Et
ce rapport au futur, justement, personne ne le maîtrise vraiment. Mais
peut-être que nos spéculations peuvent être éclairées par des parallèles
historiques.
Un parallèle historique: ce qu'Internet a introduit
dans le rapport aux livres et à la lecture.
En 1957, Isaac Asimov a publié « Face aux feux
du soleil », dont le titre original est : « The Naked Sun »,
un roman de science-fiction sur une société dans laquelle les gens vivent dans
des domaines isolés, leurs besoins sont fournis par des robots et ils
n'interagissent que par vidéo. L'intrigue dépend de la façon dont ce manque de
contact et de face à face a fait des cascades dans la société et déforme par
conséquent les métiers, les rôles, les pouvoirs et les personnalités.
A l'heure où l’avenir n'est jamais paru aussi
incertain, comme vient de le dévoiler en mars 2021 le rapport Global Trends
du National Intelligence Council américain[3], les auteurs de sciences fiction peuvent
faire figure de nouveaux prophètes. Au fil de leurs scénarios, certains
parviennent à cerner les maux les plus contemporains, quand d'autres tentent de
les résoudre avec la force de l’imaginaire nécessaire à la culture d’innovation
et d’entrepreneuriat dans son sens le plus noble ; car c’est de cette force
de l’imaginaire que se met en place progressivement les jalons du progrès et les
réalisations futures.
Après plus d’une année au cours de laquelle
ceux d'entre nous qui ont expérimenté le travail à domicile et la tyrannie des
réunions via TEAMS ou ZOOM -bien que servis par des humains moins fortunés
plutôt que par des robots- le roman d’Isaac Asimov semble prémonitoire, comme
ne savent le faire à juste titre que les auteurs de sciences fiction. Ces
derniers captent souvent l'esprit du futur avec le reflet de nos craintes, de nos
espoirs et de notre rapport aussi bien à la transcendance qu’au futur. A part les
auteurs de sciences fiction, le rapport au futur est tenté d’être aussi capté
par les prospectivistes ou les modélisateurs consacrant souvent cette
représentation linéaire de l’histoire à venir. Même lorsqu’ils s’efforcent
d’introduire de la rupture et de la discontinuité, ils ne peuvent qu’identifier
péniblement des signaux marginaux pour les accentuer, sans être certains que
ces signaux soient véritablement les moteurs du futur. Nassim Taleb dans son
essai « Le Cygne noir », stipulait implicitement que si
Socrate disait “tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien”, les
prospectivistes et les modélisateurs ne font que prévoir le point d’arrivée
d’une ligne droite : ils « ne savent pas ce qu’ils ne savent pas ».
Dans ce contexte, paradoxalement, regarder
vers l’avenir pour prévoir, prédire, ne s’apparente pas à un exercice de
spéculation sur des variables infinies, mais nécessite d’appréhender la
profondeur de l’histoire pour libérer les
capacités d’action dans le présent. Or, si l'histoire est un guide, un
parallèle historique de l’impact d’Internet sur notre rapport à la lecture
esquissera, cependant, qu’une grande partie de notre ancienne façon de travailler
et de vivre reviendra :
Il y a plus que dix ans, de nombreux
observateurs pensaient que les livres physiques et les librairies qui les
vendaient étaient au bord de l'extinction. Et certaines de leurs prédictions se
sont concrétisées: les lectures électroniques ont pris une part importante du
marché de la lecture, les librairies ont subi un coup financier important, la « diplômation »
se dispense de la lecture, les établissements universitaires nouvellement créés
se passent de bibliothèques et ceux qui en ont une inventent le concept de la
bibliothèque sans livres ! Mais, paradoxalement à ce constat général, la popularité des livres électroniques a
plafonné, sans jamais dépasser les livres physiques dans les grands pays
lecteurs. Pourquoi alors la révolution numérique de la lecture était-elle si
limitée?
S’il est vrai que la commodité du
téléchargement de livres électroniques est évidente pour de nombreuses personnes,
cette commodité est contrebalancée par des facteurs plus subtils. L'expérience
de la lecture d'un livre physique est différente et, pour beaucoup, plus
agréable que la lecture électronique. Parcourir une bibliothèque ou une librairie
est également une expérience différente de l’achat en ligne ou la consultation
dans une base numérique. En ligne, à condition d’avoir accès à une bonne base
de données, on peut trouver n'importe quel livre ou référence. Mais ce qu’on
trouve dans une bibliothèque ou une librairie, ce sont, justement, ces livres
qu’on ne cherchait pas, les disciplines qu’on ne connaissait pas, mais qu’on
finissait par chérir.
La révolution du travail à distance se
déroulera probablement de la même manière, mais à une échelle beaucoup plus
vaste : comme pour la lecture numérique, les avantages du travail à
distance sont évidents. Les trajets sont
inexistants, et on n’a plus besoin de faire face à certains types de dépenses, à
la perte de temps et à l'inconfort des tenues de travail formelles, du moins de
la taille vers le bas.
Par conséquent, s’acclimatant progressivement
avec les avantages de ce travail à distance et les joies du shopping en ligne,
les gens ne seront pas pressés de reprendre les transports pour retourner au
travail cinq jours par semaine. McKinsey rapporte que, d’ici 2022, 15% des
cadres dirigeants ayant participé à un sondage international prévoient
d’autoriser un dixième de leurs salariés à télétravailler au moins deux jours
par semaine, et 7% d’entre eux sont prêts à aller jusqu’à trois jours par
semaine. Mais ces moyennes mondiales cachent de grandes et fortes variations.
En Grande- Bretagne et en Allemagne, 20% des cadres interrogés étaient prêts à
ce qu’au moins un de leurs salariés sur dix travaillent à distance deux jours
ou plus par semaine ; au Maroc, ce chiffre n’était que de 2%.
Un autre rapport de Glassdoor[4] constate
que moins de déplacements ont amélioré la santé et le moral des employés. Le
partage de la semaine entre la maison et le bureau est également très populaire
auprès des travailleurs: 70% des personnes interrogées souhaitaient une telle
combinaison, 26% souhaitaient rester à la maison et seulement 4% souhaitaient
un retour à temps plein au bureau.
Mais les avantages du retour au travail physique
seront, en revanche, relativement subtils : les bénéfices de la sociabilité,
de la communication en face à face, le hasard qui peut provenir d'interactions
imprévues, les commodités de la vie urbaine ; sachant que ces avantages
subtils sont, en fait, ce qui motive et fait vivre les économies modernes. Et la
productivité au travail dépend de cet heureux hasard, d’une discussion fortuite
avec une personne qui ne fait pas partie de l’entourage. Les moments comme ceux
qui surviennent à l’improviste, que nous qualifions de hasard ou de destin, ont
moins de chance de survenir quand on travaille de chez soi. Ainsi, les
travailleurs à distance risquent d’entretenir des relations uniquement avec
ceux qui appartiennent à leur équipe ou à leur groupe de messagerie. Ils
comprendront mieux Louis Pasteur disant « Le hasard ne favorise que ceux
qui y sont préparés.».
Ainsi, tous les usages de 2020-2021 ne vont
pas persister. Etudiants et enseignants ont hâte de revenir en cours
présentiel. Les travailleurs regrettent la camaraderie de bureau. Certains
nouveaux usages sont là pour durer, mais pas d’autres, et le curseur va sans
doute s’arrêter vers le milieu. Et dans les secteurs où le télétravail est
possible, c’est un avenir hybride qui se profile avec un mélange de travail à
distance et sur place. Ainsi, le grand
défi managérial, à moyen terme, est l’émergence de deux cultures, comme cela
s’est produit dans l’économie de petits boulots, où les effectifs sont divisés
entre un petit nombre de salariés constituant le personnel de base et un plus
grand nombre de contractuels ou de travailleurs occasionnels. La pandémie
pourrait créer une autre division, avec d’un côté les salariés établis qui se
rendent sur les lieux physiques du travail, et de l’autre, ceux qui travaillent
à distance, ont moins d’occasion d’entrer en contact avec les collègues, de
constituer des réseaux professionnels et de grimper dans la hiérarchie.
Instaurer un esprit d’équipe sera plus difficile qu’avant, et les organisations
passeront les années post covid à essayer de rétablir l’esprit collectif pour
empêcher que l’organisation ne devienne un combat entre deux cultures de
travail « en présentiel et en distanciel ». Les organisations devront
trouver de nouveaux moyens de maintenir des liens entre tous les
collaborateurs, sinon la productivité en pâtira. Cependant, si les organisations
ont encore du mal à comprendre quels effets de la pandémie seront temporaires
et lesquels se révéleront permanents, un autre parallèle qui peut jaillir de
l’histoire des théories des organisations peut apporter autres éléments d’éclaircissement
de tendances pour imaginer l’avenir des formes d’organisation du travail.
Un autre parallèle historique : les
enseignements d’un siècle des théories managériales
Tel que nous le connaissons actuellement, le
travail est une pratique sociale forgée de toutes pièces à l’occasion des
révolutions sociétales. A défaut de revenir aux sources de ce que l’historien
américain Richard Biernacki a appelé la « fabrication du travail »,
il est notoire qu’au XXème siècle, le taylorisme a été la référence dominante
pour l’organisation du travail. A partir des années 1980, de nouveaux modèles
ont transformé la pratique productive et les modes de coopération. Trois
évolutions participent à cette recomposition :
La première est imputable à ce que l’on nomme
les industries de processus. Dans ce cas de figure, le travail ne peut
s’accommoder d’une coordination taylorienne. Pour faire face aux incertitudes
inhérentes à ce type de production, il est nécessaire d’accorder l’autonomie
aux opérateurs ;
La deuxième transformation d’importance est
l’avènement d’un système de production placé sous le sceau d’une nouvelle
révolution technologique. L’électronique, la robotique, le traitement
informatique des informations ou les systèmes experts sont les principaux
outils au service d’une activité qui, pour être efficace, exige de la
réactivité ;
La troisième évolution est celle du digital.
Elle a été accentuée par la crise du covid et transforme d’ores et déjà les
manières de travailler. Le numérique, par sa capacité à traiter massivement les
données, a ouvert la voie à d’autres façons de travailler dont nous ne faisons
qu’apercevoir les potentialités et les effets. Dans le secteur de la finance
technologique (FinTech), l’intelligence artificielle a permis le développement
de logiciels conversationnels (chatbots) capable de répondre directement aux
clients. Dans le domaine de la santé, le programme Watson d’IBM sait compiler
les masses d’informations issues de rapport et de recherches afin de faciliter
le diagnostic et la prise de décision médicale.
Bien que leur usage soit véritablement
novateur, il ne faut pas surestimer la portée de ces nouvelles technologies. En
2019, Robert Bentz, un spécialiste de l’intelligence artificielle, note qu’un
système technique, peut, grâce aux méthodes d’apprentissage automatique (deep
learning), reconnaitre un chat avec 95% de réussite, et cela après 100000
visionnages de l’animal. Un enfant de deux ans n’a besoin, lui, que de deux
photos pour en identifier un à coup sûr[5].
Il n’en reste pas moins que le numérique
change le travail. Considéré au départ avec méfiance, le digital sera peu à peu
adopté dès que sa mise en place sera soutenue par les politiques publiques.
Toutefois, si cette troisième révolution (numérique) ne rompt pas avec le
modèle de travail instauré par la deuxième révolution (technologique, après
celle qualifiée d’industrielle), les nouvelles technologies remettent en
question la structure même des emplois et l’existence de certains d’entre eux,
notamment les emplois non qualifiés, en passant soit par l’automatisation, soit
par la délocalisation facilitée par la digitalisation du travail et la
possibilité de le contrôler à distance. Et pour mieux comprendre cette mutation
en cours, il suffit de rappeler -comme l’a bien décelé l’économiste britannique
et prix Nobel d'économie Ronald Coase dans son article de référence (The Nature
of The Firm) en 1937 déjà- que la frontière du travail dans l’organisation
dépend souvent de la confrontation permanente entre le prix du marché et le
coût de faire ou de fabriquer en interne. Tout changement dans les prix ou dans
les coûts de circulation de l’information a des conséquences sur le nombre, la
taille des organisations et leur degré d’intégration verticale. C’est donc
toute la problématique de l’externalisation ou non de certaines activités et
métiers que la digitalisation va venir ressusciter et accentuer. Les nouvelles
formes de travail se dessineront en fonction, encore une fois, de
l’enseignement de l’histoire, mais cette fois celle de la théorie des
transactions. Ainsi, comme cette coexistence entre la lecture sur des livres
physiques et numériques, une culture de travail en présence ou à distance, deux
modes de coordination au travail coexisteront : celui du marché, où la
transaction se fait via un accord digital sur le prix et son cahier de charges,
et celui de l’organisation, où du temps de travail est mis à disposition du
responsable pour l’aménager convenablement en spécialisant les tâches de chacun
et en investissant dans les équipements.
On le constate à nouveau, le travail est bien
plus qu’un geste sur la matière ou sur autrui. Hier comme aujourd’hui, et
probablement encore demain, dans sa transition par les différentes formes, il
demeura toujours la résultante d’une volonté dialectique entre gagner sa vie et
s’approprier un levier de pouvoir ou bien s’épanouir dans la vie. Il demeure et
demeurera le fruit d’un rapport social mettant en tension les velléités de
contrôle des uns avec le désir d’autonomie et d’émancipation des autres. Pour
le meilleur mais aussi, parfois, pour le pire.
[1]
https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2021/01/Rapport_ Oxfam_Davos_inegalites_2021 .pdf
[2] https://www.mckinsey.com/fr/our-insights
[3] https://www.dni.gov/files/ODNI/documents/assessments/GlobalTrends_2040.pdf
[4] https://www.glassdoor.fr/employeurs/blog/teletravail-covid19-etude/#
[5] Le Monde, 24 novembre 2019
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