La CSMD prise au piège du dogme libéral
Je suis à la fin de ma deuxième lecture du rapport de la CSMD. La première
était un survol pour me familiariser avec la structure du texte et pour repérer
les passages les plus pertinents pour y revenir lle cas échéant lors de la
deuxième lecture, et ceci pour mieux m’imprégner de la philosophie d’ensemble
et des démarches intellectuelles qui fondent les conclusions.
J’avoue que je me trouve face à un document remarquable,
bien charpenté et bien structuré. Il s’apparente davantage à un
travail académique qu’aux rapports habituellement servis par des
organismes publics, privés ou ceux des institutions internationales. Des
rapports souvent indigestes car truffés de chiffres, et le laïus qui les
accompagne vise uniquement à forcer leur validation par le lecteur. Le rapport
de la CSMD rompe avec cette tradition surannée et donne l’impression de lire
une thèse de doctorat tant par la rigueur méthodologique du texte que par la
précision de la sémantique.
Mais... car il faut toujours...un mais, un mais qui surgit pour questionner
un travail, fusse-t-il parfait. Il serait présomptueux de dresser ici, en si
peu de temps, une critique complète du travail de 18 mois d’une commission
regroupant quelques uns des meilleurs cerveaux du pays. Tout esprit brillant ne
se réalise que dans le débat et la critique constructive. Ceux de la CSMD
souffriraient à l’idée que leur rapport connaisse le sort de celui du
Cinquantenaire. La meilleure manière d’enterrer un document c’est de ne pas en
parler. M. Benmoussa et consorts seront récompensés pour leurs efforts si et
seulement si le rapport ne laisse personne indifférente. Qu’il soit critiqué,
malmené, bafoué même, ce ne sera jamais une vindicte contre les auteurs, mais
l’expression de la passion que le texte aura soulevée.
La seule partie qui m’est apparue complète et ne nécessitant aucun rajout
est celle consacrée au diagnostic des maux qui
rongent le pays. C’est une compilation méthodique et exhaustive de tous les
écrits qu’on a vu circuler depuis une quinzaine d’années sur ce qui fait crise
au Maroc.
Diagnostiquer est devenu le sport national favori de nos compatriotes. On
n’a aucune peine à tendre une oreille attentive dans les rencontres familiales
ou amicales pour mesurer la concordance des diverses litanies sur les raisons
du mal-être du Marocain. Bien entendu chacun y va de sa hiérarchisation des
blocages, d’autres y vont de leurs explications des raisons de ces blocages,
mais ils sont tous d’accord sur ce qui nous a fragilisés, abîmés !
Même si le rapport de la CSMD n’apporte rien de nouveau en terme de
diagnostic, il a le mérite d’esquisser des explications à certains maux
endémiques qui plombent notre développement. Autant en prendre
acte et dire que les pouvoirs publics adhèrent enfin au diagnostic que tous les
Marocains font.
Il serait fastidieux dans cette chronique de passer en revue chacun des
obstacles qui entravent notre développement. Le rapport a réussi la gageure de
les citer tous, mais ici on se contentera de mentionner ceux qui sont perçus
comme prioritaires par l’écrasante majorité de nos compatriotes.
Il y a tout d’abord l’école. À juste titre, de
très longs développement lui ont été consacré dans le rapport qui fait de la
faillite de l’enseignement la raison principale de la faillite du
pays sur bien des plans. Croire qu’on peut inverser la tendance rien qu’en
augmentant considérablement les budgets n’est pas une solution, loin s’en faut
! Les membres de la commission savent très bien que la crise de notre système
éducatif ne résulte pas du seul manque de moyen. La dégradation du système
s’est poursuivie des décennies durant pour aboutir aujourd’hui à une
défiance généralisée qui affecte l’école et l’enseignant. Ce n’est pas
en doublant ou triplant le salaire d’un enseignant qu’on en fera du jour au
lendemain un meilleur enseignant.
Restaurer la confiance dans l’école, lever la défiance qui la frappe
n’est pas juste une question d’affectation de points du PIB supplémentaires,
mais relève d’une véritable révolution culturelle dont
le rapport à toutes les peines du monde à en donner l’esquisse
Même préconisations pour la santé : doter
généreusement son budget pour généraliser les soins au plus grand nombre tout
en améliorant la qualité de ces soins. Si la mobilisation d’importantes
ressources financières peut constituer un élément nécessaire pour
l’amélioration du système, elle reste insuffisante au regard du déficit
flagrant en personnel soignant. Quelle baguette magique allons-nous
actionner pour combler à la fois le déficit antérieures du nombre de médecins,
et les besoins futurs pour accompagner l’accroissement de la population d’une
part et pour atteindre la qualité escomptée d’autre part ? La réponse n’est pas
évidente, et comme la CSMD ne fait pas dans la magie, elle ne brandit donc pas
la baguette magique !
Cette propension à vouloir tout régler en affectant davantage de ressources
a montré ses limites dans le cas de la Justice. De
l’avis de certains justiciables les augmentations successives des salaires des
magistrats n’ont pas apporté, semble-t-il d’amélioration notable à l’appareil
judiciaire.
Tout régenter par l’argent obéit à la logique libérale, une logique dont la
perversité est de plus en plus décriée par de nombreux économistes. Les rédacteurs
du NMD sont piégés par l’axiomatique libérale, tellement prégnante que nul ne
songe à la remettre en cause. Déjà dans une de mes chroniques ( https://bit.ly/2LKCw23) datée du 26 juillet 2019 j’attirais l’attention sur
ce risque et j’ai écrit : «Il est notoire qu’aucune réflexion sur le
développement économique ne se conçoit aujourd’hui en dehors de l’axiomatique
libérale. Cette approche castratrice réduit le champ de la réflexion. (...) Le
mariage incestueux entre démocratie et libéralisme ne semble déranger personne
alors qu’il gangrène les fondements même de nos sociétés et constitue une
menace permanente à leur cohésion. (...) J’ose espérer que personne ne songe à
reproduire chez nous le modèle occidental, car notre société fragilisée par la
misère et abîmée par l’ignorance, n’en survivra pas. S’affranchir de
l’axiomatique libérale, ne signifie pas pour autant qu’il faille ressusciter
les modèles socialistes de tristes mémoires. Du socialisme, il s’agit de ne
retenir aujourd’hui que les idées humanistes et particulièrement son principe
fondateur : la justice sociale ».
J’ai été assez séduit par l’insistance des rédacteurs du rapport sur le
rôle et la place centrale de l’homme dans le NMD. Cette
profession de foi est martelée fréquemment et il me plait de croire à la
sincérité de ladite profession de foi, et à la sincérité de la plupart des
membres de l’équipe de M. Benmoussa. Faire de l’homme la finalité du projet de
société qui nous est proposé, est tout à leur honneur.
Mais une fois de plus, le piège du libéralisme se referme sur eux. Dans
certains développements du texte, j’ai relevé que l’homme apparaît plus comme
un simple acteur dans le mécanisme de production des richesses, ou il est réduit
à une ressource utile pour booster les richesses qui sont censées devoir
améliorer au passage son quotidien. On revient à la perception
mercantile du travail ce qui suppose la
marchandisation non avouée de...l’homme, ce qui est en
contradiction avec le rôle qui lui est prétendument dévolu.
L’assignation de l’homme au rôle de ressource dans le système productif a
de moins en moins d’adeptes parmi les économistes qui estiment que le
creusement des inégalités provient de ce malsain jeu de rôle. Dans une autre
chronique (https://bit.ly/3lYbN0H) publiée l’année dernière, j’ai alerté sur la
question en écrivant ceci :
«Dans le schéma actuel le capital perçoit le travail comme une simple
ressource, au même titre que l’énergie, les matériaux ou les équipements dont
il a besoin. Une marchandise comme une autre ! La marchandisation du
travail est une forme insupportable de l’avilissement de l’Homme.
(...). Avec le personnel soignant la marchandisation de leur travail s’inscrit
dans la rentabilisation forcenée de la Santé. La société va-t-elle leur
permettre de recouvrir enfin leur dignité d’êtres humains, ou bien
resteront-ils à jamais les prestataires de services au travail
tarifé ? (...) .
Apparemment l’individu ne peut s’épanouir que dans un environnement
démocratique. La démocratie dans l’entreprise passe nécessairement par la «démarchandisation» du
travail ! Condition sine qua none pour changer le regard sur le travailleur
qui, du coup va intégrer le statut de partenaire et pourvoir ainsi décider du
devenir de son entreprise. (...). Pour y parvenir il est non moins nécessaire de
ne plus relier la législation du travail aux lois du marché. Ce
sont ces dernières qui, impitoyablement imposent une perception mercantile du
travail, sans le moindre souci ou considération pour celui-là même qui fournit
ce travail.
La logique de rentabilité qui régit toutes les lois du marché est à
l’origine de la déstructuration des sociétés qui peinent à concilier capital et
travail. L’antagonisme entre ces deux composantes de la production est exacerbé
par la concurrence, qui nourrit le risque de conflagration sociales à tout
moment. Renoncer à la marchandisation de la valeur travail va dissoudre
l’antagonisme et partant, désamorcer les risques de conflits».
Impossible que tout cela ait pu échapper à la sagacité des membres de la
CSMD. Mais impossible pour eux de s’affranchir du dogme
libéral qui impose à l’homme d’être au service du marché alors que
du point de vue de leur éthique ça devait l’inverse, c’est l’homme
qui doit être la finalité du marché.
Mission de taille, normal que l’accouchement du NMD se fasse dans la
douleur. Il faut cependant rendre hommage à M. Benmoussa et consorts pour cette
belle construction intellectuelle qui ne donnera certainement pas satisfaction
à tout le monde, mais qui réussit la gageure de concilier parfois
l’inconciliable.
La mise en œuvre sera d’une toute autre difficulté, mais on aura la
chance de disposer au moins d’un canevas offrant bien des cohérences.
Abdelahad Idrissi Kaitouni
Le 31 mai 2021
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