L'économie devrait-elle être une science plus évolutive ?
Hicham SADOK
Professeur à l’Université Mohammed V
de Rabat
Ce n'est pas la première fois au cours de ce siècle que l'économie
mondiale connaît une crise. La nouvelle normalité cette fois sera différente de
l'ancienne : la pandémie a déplacé les ressources, détruit peu
d’entreprises et a ajusté subtilement les habitudes. Les perspectives de cette
sortie de crise ne dépendent pas seulement de l'issue de la course entre le
virus et les vaccins, mais aussi de l'efficacité avec laquelle les mesures
économiques ont été mises en œuvre dans différents pays pour limiter les
séquelles causées par cette crise sans précédent. La croissance mondiale
devrait s'établir à 6 % en 2021, puis ralentir à 4,4 % en 2022, et les
projections pour 2021 et 2022 sont plus favorables que dans l'édition de
l’après crise de 2007/2008, et celle de l’après crise technologique de 2000. En
d'autres termes, le rapport à l'économie a évolué, ses paradigmes ont mutés,
permettant une sortie de crise post covid rapide, avec peu de perte d’activité,
vue la gravité et la forte incertitude du cataclysme vécu, et, surtout, une
nette amélioration du marché du travail (FMI, 2021)[1].
Or, curieusement, la plupart des modèles économiques ne traitent
pas l'économie comme une chose en évolution, en constante évolution. Ils la décrivent
plutôt en termes d'équilibre : un état stable dans lequel les prix équilibrent
l'offre et la demande, et où le chemin suivi par l'économie consiste à la faire
revenir à la stabilité lorsqu'un choc vient la perturber. Une approche qui
reconnaît que le passé informe le présent : des choix économiques faits et
informés par des contextes historiques indépendamment des contextes sociologiques,
culturels et institutionnels. Bien que
de telles perceptions se soient parfois avérées utiles, la pensée économique demeure
anémique quand elle néglige la nature évolutive de la société pour ne pas expliquer
les phénomènes économiques du monde réel comme le résultat d'un processus de
changement continu.
Ces habitudes de la pensée dominante
de la profession économique semblent dorénavant évoluer par l’avènement de deux
faits marqueurs épistémiques au sein de la fine fleur de cette profession :
d’abord, par l’attribution du prix Nobel d’économie de 2019 à Esther Duflo,
Abijit Banerjee et Michael Kremer pour leur travail consistant à adapter la
méthode des « essais cliniques » aux interventions en matière de
développement. Ce principe des essais cliniques (qu’on désigne couramment par
leur acronyme anglais RCT, randomized control trials) consiste à
tirer au sort deux groupes au sein d’une population homogène. Le premier reçoit
une « intervention » (médicament, subvention, crédit, formation, etc.),
le second un placebo, une intervention différente ou tout simplement rien.
Cette méthode d’approche a été transposée de la biologie et de la médecine, où elle suscite de
nombreux débats, à l’évaluation des politiques
publiques dans les domaines de l’éducation, de la criminalité, de la fiscalité,
etc ;
Ensuite, et dans ce même élan évolutif, le jury Nobel a jugé à
nouveau utile de décerner le prix de cette année à David Card, Joshua D.
Angrist et Guido W. Imbens pour leurs travaux de recherche pour la « révolution de la crédibilité ». Cette
autre nouvelle méthode de recherche consiste en un changement évolutif dans la
façon dont les économistes utilisent les données pour évaluer les théories. L'exemple
le plus célèbre de cette recherche c’est ce que Card a mené avec feu Alan
Krueger sur les effets du salaire minimum : la plupart des économistes
pensaient que l'augmentation du salaire minimum réduisait l'emploi. Mais en
1992, l'État du New Jersey a augmenté son salaire minimum, contrairement à la
Pennsylvanie voisine. Card et Krueger ont réalisé qu'ils pouvaient évaluer
l'effet de ce changement de politique en comparant la croissance de l'emploi
dans les deux États après la hausse des salaires, en utilisant essentiellement
la Pennsylvanie comme contrôle pour l'expérience du New Jersey. Ce qu'ils ont
découvert, c'est que l'augmentation du salaire minimum avait très peu ou pas
d'effet négatif sur le nombre d'emplois, un résultat confirmé depuis en
examinant de nombreux autres cas. Ces résultats plaident en faveur non
seulement d'un salaire minimum plus élevé, contrairement à ce que prédit la
pensée dominante qui considère que le marché du travail, comme tous les autres
marchés d’ailleurs, est soumis à un équilibre par la règle de l'offre et de la demande.
Il s'avère cependant que la reconnaissance de la méthode des essais
cliniques et de la révolution de la crédibilité est extrêmement pertinente
dans les débats économiques et politiques actuels. De telles méthodes de
recherche plaident, dorénavant, en faveur de l'initiative publique pour mettre l'accent
sur l'investissement humain autant que dans les infrastructures
conventionnelles.
En effet, les études utilisant ces nouvelles méthodes ont, dans de
nombreux cas, renforcé l'argument en faveur d'un rôle plus actif de l’Etat en
économie, contrairement à que ce que laisse présager les modèles de l’équilibre
forgée par le marché. Dans l'ensemble, l'économie évolutive fondée sur les
données longues analysées sur le terrain a tendance à soutenir des politiques
économiques plus militantes pour augmenter les salaires, investir dans
l’éducation et la santé des enfants, accompagner les chômeurs…etc. Ces
politiques semblent devenir de meilleures idées que de nombreux technocrates et
politiciens semblent le croire, de même qu’une grande frange des économistes
néoclassiques influents qui n’avaient pas l’habitude de mener des travaux par
les « expériences contrôlées » dont vient de dévoiler l’intérêt apporté
par la méthode des « expériences naturelles ». Avant la validation scientifiques
de ces méthodes par le jury Nobel, les économistes essayaient essentiellement
d'isoler les effets de politiques particulières ou d'autres changements en
utilisant des modèles statistiques élaborées pour contrôler d'autres facteurs
et de ce fait, il y a généralement une place infinie pour la controverse sur
les résultats. Le statisticien George Box disait depuis 1976 d’une manière
provocante « tous les modèles sont faux, mais certains sont
utiles » : si certains modèles, en particulier dans les
sciences "dures", ne sont qu'un peu faux en ignorant certaines choses
comme la friction ou l’effet gravitationnel de corps minuscules. En sciences
sociales, les modèles sont très faux car ils ignorent des choses plus
importantes et ignorent beaucoup d’autres variables.
Mais pourquoi malgré ces faits avérés depuis une belle lurette, les
économistes semblaient-ils soutenir un programme de pensée peu évolutif ?
La pensée économique d'aujourd'hui
ne peuvent être comprises qu'en examinant la propre histoire du domaine. Au
XIXe siècle, la discipline qui allait devenir l'économie était une science
évolutive à plusieurs égards. Des penseurs d'horizons divers rivalisaient pour
proposer les théories qui expliquaient le mieux l'activité économique alors
qu’ils considéraient l'objet de leur étude comme une extension de la science
biologique. En effet, la pensée de certains de ces auteurs a même inspiré les
points de vue de naturalistes tels que Charles Darwin. Le révérend Thomas
Malthus, qui a expliqué comment la croissance démographique doit conduire à une
compétition de vie et de mort pour les ressources, a influencé Darwin en
esquissant comment la sélection naturelle pourrait conduire à l'émergence de
nouvelles espèces. Et tandis qu'Alfred Marshall, parmi les figures les plus
chargées d'inscrire l'économie dans son cours mathématisé, analysait le
comportement économique à l'aide de systèmes d'équations pouvant être résolus
pour un « équilibre », a proposé de dédoubler cette dernière approche d’une
démarche biologique dès que la première s’avérait stérile. Cette dichotomie
dans le rôle respectif des deux approches s’inscrit dans une problématique
relative au découpage formel entre une analyse statique et dynamique. Si dans
les premières étapes du raisonnement économique, le modèle mécanique s’avère
très utile pour établir des solutions simples et statiques en terme
d’équilibre, il devient obsolète, voire périlleux, de le conserver dès lors que
l’économiste se place dans une optique dynamique. Marshall n’a jamais écrit le
second volume des Principles qui devait être entièrement
consacré au développement de son optique évolutionniste fondée sur un complexe
métaphorique issu de la biologie. La postérité a vite oublié toute la richesse
conceptuelle qui se dissimulait derrière l’emploi de certains aphorismes au ton
provocateur d’Alfred Marshall tel "la Mecque des économistes est
la biologie économique plutôt que la dynamique économique »
C’est ainsi, qu’au début du XXe siècle, un bras de fer intellectuel
a eu lieu entre des personnages plus orientés vers l'évolution et leurs pairs
axés sur l'équilibre. Thorstein Veblen s'est plaint que les économistes
souhaitaient traiter l'individu comme une particule insensée. Il pensait plutôt
que les choix des gens étaient influencés par des mouvements complexes, ainsi
que par l'histoire et les traditions des communautés qui les entouraient. « Une
économie évolutionniste doit être la théorie d'un processus de croissance culturelle
», écrivait-il. Joseph Schumpeter était peut-être le représentant le plus
célèbre d'une vision du monde évolutionniste grâce à une perspective façonnée
par ses observations de l'activité entrepreneuriale. Il décrit la destruction
créatrice comme un « processus de mutation industrielle qui révolutionne
sans cesse les structures économiques de l'intérieur ».
Dans le 2ème moitiè du 20ème siècle,
l'approche néoclassique construite autour de modèles d'équilibre l'a emporté.
De tels modèles partageaient une rigueur et une élégance mathématiques avec des
domaines de grand prestige comme la physique, et se prêtaient plus facilement à
faire les prévisions requises par les gouvernements. Milton Friedman a fait
valoir qu'il n’y avait pas d'importance si le modèle faisait des hypothèses
irréalistes sur le comportement des personnes et des institutions tant que
l'économie avait l'air, dans l'ensemble, de fonctionner.
Dans ce triomphe épistémologique, une approche évolutive s'est
glissée dans la profession. Une contribution importante s’est invitée en 1982
lorsque Richard Nelson et Sidney Winter ont publié « An Evolutionary Theory of
Economic Change ». Selon ces auteurs, les modèles néoclassiques n'ont pas
réussi à capturer les forces de l’évolution du système dynamique dans lequel
l’économie évolue, comme celle décrite,
à juste titre, par la destruction créatrice schumpétérienne qui a joué un rôle
essentiel dans la génération du changement technologique et du paradigme
économique. Les théories néoclassiques supposaient souvent que les individus
comme les dirigeants savaient et adopteraient immédiatement des stratégies de
maximisation des utilités et des profits. Mais, en réalité les pratiques
peuvent différer considérablement d'une personne à l’autre, d’un secteur à
l'autre et d’une culture à l’autre, reflétant des croyances distinctes et la
persistance des valeurs et des habitudes uniques des individus. Nelson et
Winter ont inspiré toute une littérature sur les structures évolutives des
économies, de l'entreprise et la concurrence entre les industries en reflétant
une influence des facteurs comme l'exposition des individus lors de leur
enfance à une culture forte dominé par des impératifs catégorique, à des
facteurs d’innovation, de prise de risque ou les croyances transmises par les
mentors et les professeurs, en tant que contributeurs à la production créative
des individus.
Accepter que la culture influence le comportement, c'est admettre
que les gens ne sont pas des calculateurs d'utilité prévoyants, mais plutôt des
créatures sociales qui s'appuient sur des normes et des traditions pour prendre
des décisions. Mais la culture qui change lentement et se transmet souvent à
travers les générations ne peut être comprise en dehors de l’évolution.
L'économie évolutionniste, ayant mis un pied dans la porte, peut s'avérer
difficile à repousser surtout que maintenant nous avons, à travers les « expériences
naturelles » d’autres méthodes de compréhension des phénomènes qui peuvent
être utilisées pour vérifier les arguments économiques.
Encore une fois, la recherche honorée par les Nobel de 2021, comme
celui de 2019, n’a pas que des implications économiques, mais aussi des
conséquences politiques importantes. La plupart de ces retombées favorisent un
mouvement politique vers plus d’Etat et une attitude épistémologique de l’économie entant que science vers plus
d’évolution.
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