A propos du Nouveau Modèle de Développement
des propositions au service du
capital
Je n’ai pas la prétention de
commenter l’ensemble du rapport sur le “Nouveau Modèle de Développement” (NMD),
et je concentrerai mon propos sur sa dimension économique.
Il est certain que le NMD
contient plusieurs propositions dignes d’intérêt telles que la priorité
accordée á la diversification de l’économie marocaine, l’intérêt manifesté pour
le “tiers secteur”(l’économie sociale) et l’éducation ou la santé, ou encore la
nécessité de créer une “Banque publique de développement”, etc… Toutefois, il
est difficile de relever une volonté de rupture par rapport aux choix économiques
stratégiques que l’Etat marocain n’a cessé de promouvoir, l’expertise des
cabinets internationaux aidant, depuis au moins une vingtaine d’années. Et ce,
aussi bien en ce qui concerne le diagnostic que pour ce qui est des ”alternatives
”et des propositions.
D’abord au niveau du diagnostic, l’accent
est mis sur les carences enregistrées en matière de mise en œuvre des
politiques publiques sans jamais questionner la pertinence de ces dernières. A
titre d’exemple, la logique sous-tendant les programmes de privatisation (la
croyance en l’efficacité “intrinsèque” et la supériorité du secteur privé par
rapport á la gestion publique) n’est mentionnée á aucun moment dans le rapport.
De même, les hypothèses erronées de l’économie des retombées (trickle-down
economics) – les profits d’aujourd’hui génèrent l’investissement et l’emploi de
demain, faisant ainsi ruisseler la croissance de haut en bas- sont passées sous
silence. De même, la croyance dans les supposés bienfaits de la théorie des
avantages comparatifs et des accords de libre échange est acceptée comme
postulat de départ indiscutable.
Une autre dimension du diagnostic
consiste dans la mise en exergue, á juste titre, des “logiques des rente et
d’intérêt” qui retardent “la transformation structurelle de l’économie”. En
fait, non seulement la domination du secteur privé rentier se traduit par une
faible productivité , mais elle contribue également á aggraver les inégalités économiques
et de richesse, marginaliser les très petites et moyennes entreprises
(TPME) et rogner le pouvoir d’achat des consommateurs (par exemple la rente
exceptionnelle réalisée par le secteur des carburants suite á la libéralisation
des prix á la pompe en 2016) et affaiblit le pouvoir de négociation des salariés
(notamment du fait de la flexibilisation des relations de travail) .Or, cet aspect est complétement
passé sous silence par le rapport. Plus inquiétant encore est l’absence de
toute référence aux imbrications entre le pouvoir économique et le pouvoir
politique, qui constituent pourtant les deux faces de la même médaille. À titre
d’exemple, des études récentes sur le capitalisme de connivence marocain ont
mis en relief le traitement préférentiel dont jouissent les entreprises et les groupes
politiquement connectés en matière de politique commerciale et de réglementation.
De même, le manque d’indépendance des organismes de régulation tels que le
Conseil de la Concurrence ou l’ANRT par rapport au pouvoir politique- dont le
sommet est en même temps un acteur économique dominant- limite grandement leur
efficacité.
L’accent mis par le “NMD” sur la dimension institutionnelle (notamment sous
l’angle de la conception des politiques publiques, leur mise en œuvre et leur
monitoring-évaluation) est le bienvenu, mais il est fortement biaisé par la
centralité qu’il confère á l’institution monarchique comme épine dorsale du
système institutionnel. D’abord la consécration de la centralisation du pouvoir
par la monarchie exécutive se fait aux dépens des autres pouvoirs, notamment
l’autorité du gouvernement qui devient un simple organe auxiliaire du Palais, tout
en s’exposant á des interférences et des décisions prises parfois á l’insu du
chef de gouvernement, comme l’a reconnu M. Abdelilah Benkirane lui-même dans
une de ses interviews. Ensuite, la monopolisation des décisions stratégiques par
le Palais annule toute possibilité de débat public préalable sur leur
pertinence et leur portée, or le débat public est l’essence même de tout
processus démocratique. Enfin, la suprématie de la monarchie exécutive est en
totale contradiction avec le principe de reddition des comptes, condition de
toute gouvernance saine et démocratique, car elle permet de corriger les
erreurs et d’engager les révisions nécessaires en matière de stratégies et de
politiques publiques.
Pour ce qui est des propositions économiques, on constate qu’elles
rejoignent en général celles qu’avait déjà faites le Centre de Développement de
l’OCDE dans son rapport intitulé “ Examen multidimensionnel du Maroc, analyse
approfondie et recommandations “(volume 2, 2018). Ce rapport avait insisté
notamment sur la nécessité de réaliser la transformation productive et la
diversification de l’économie marocaine á travers la montée en gamme dans les
chaînes de valeur mondiales , notamment celles á plus haute valeur ajoutée et á
plus fort contenu technologique (automobile, aéronautique, énergies
renouvelables en particulier).Cette transformation est censée être portée par
le secteur privé, notamment l’investissement direct étranger, l’Etat jouant le
rôle d’aménageur de structures (énergie, eau, transports etc….). En plus, des
incitations fiscales généreuses, notamment sous forme de “baisse substantielle
du taux de l’impôt sur les societés”, devraient être accordées aux entreprises.
Ces propositions appellent les remarques suivantes. D’abord, on constate que le
référentiel sémantique n’a pas beaucoup changé par rapport á ce qui est de mise
au Maroc depuis trois décennies. L’usage de la même “novlangue” néolibérale
faisant la part belle aux termes <<compétitivité>>, <<attractivité>>,
<<réformes structurelles>> (au profit du capital), ainsi qu’aux
expressions <<flexibilité du travail>>, <<création de la
valeur pour l’actionnaire>> est reconduit avec force. Par contre, des concepts
tels que la justice sociale, les droits des travailleurs, les rapports sociaux
de genre sont pratiquement ignorés, ce qui dénote d’un choix politique et idéologique
patent en faveur du capital et des intérêts des classes sociales dominantes. Ensuite,
le pari sur la remontée de gamme dans les chaînes de valeur mondiales est tout
sauf garanti, et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, de fortes
incertitudes planent sur les perspectives á moyen et long terme de l’économie
mondiale, suite á la pandémie sanitaire du Covid 19 et aux politiques d’austérité
qui risquent d’être rétablies, notamment par les pays capitalistes développés. De
ce fait, les pays du Sud risquent de connaître une nouvelle décennie perdue
pour le développement comme l’ont souligné les deux derniers rapports de la
Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement (Cnuced). D’autre
part, et á supposer que le Maroc arrive á améliorer son insertion dans les chaînes de valeur mondiales, les gains qu’il
pourrait en tirer seront minces du fait du monopole exercé par les grandes
firmes multinationales sur les deux segments générant la plus forte valeur
ajoutée, á savoir l’amont (la conception et l’innovation grâce aux droits de
propriété intellectuelle) et l’aval (le marketing et la stratégie de marque).Par
ailleurs, ce même monopole entrave toute véritable industrialisation sans
laquelle la diversification économique restera un vœu pieux. Enfin, la
concurrence de plus en plus vive au stade de la production (la fameuse “race to
the bottom”) réduit la part de la valeur ajoutée revenant aux travailleurs et
aux producteurs.
Au total, il s’avère que la “nouvelle” stratégie de développement proposée
par le NMD ne fait qu’approfondir les choix néolibéraux qui ont montré leurs
limites par le passé, et ce, malgré l’ajout d’une pincée de “tiers secteur ”et
de “démocratie participative ». Dans ces conditions, renoncer á l’obsession de
la croissance économique tirée par les exportations devient un impératif vital
pour enclencher un cercle vertueux entre développement économique et progrès
social. Une telle perspective exige de donner la priorité au marché intérieur á
travers notamment l’amélioration du pouvoir d’achat des classes laborieuses،(travailleurs, petits paysans,
commerçants et artisans) , la réduction
des inégalités socioéconomiques et la redistribution des richesses. De ce point
de vue, la question de la justice fiscale à travers notamment une fiscalité
fortement progressive, l’impôt sur la fortune et la lutte résolue contre l’évasion
et la fraude fiscale devrait être prioritaire. L’impulsion d’une véritable
industrialisation exige que l’Etat démocratique, souverain et développeur soit
aux postes de commande, comme l’ont montré les expériences réussies d’émergence
économique en Asie de l’Est. Il est évident que la mise en œuvre de ces
principes suppose l’existence d’un espace politique (“policy space” ou marge de
manœuvre) pour un pays comme le Maroc au niveau des relations internationales,
loin du diktat exercé par les institutions financières internationales et les
organisations multilatérales régissant le commerce mondial. Last but not least,
une telle perspective alternative ne saurait voir le jour en dehors des luttes
sociales et de la mobilisation citoyenne pour un autre Maroc solidaire et
démocratique.
Mohamed
Said Saadi
Enregistrer un commentaire