LA
DEMOCRATIE :
ENTRE LA
SPECIFICITE ET L’UNIVERSALITE
BONNES
FEUILLES N° 4
Extraits
de mon ouvrage intitulé :
CHRONIQUES
POLITIQUES
Crises,
réformes et désillusions
Abdelmoughit
Benmessaoud Tredano
Pr.de
science politique et de géopolitique.
Université
Mohamed V.Rabat
Directeur
de la Revue Marocaine de Sciences Politiques et Sociales
(Article
Publié sur Al Bayane, 20 mars 1995)
Avec
l’effondrement de l’ex-empire soviétique est apparu « un nouvel ordre
international » qui est encore en pleine gestation ; quatre grandes caractéristiques
en ressortent : on a pu, en effet, observer une prépondérance américaine à la
lumière de tous les conflits ayant marqué la société internationale durant ce
premier lustre de la décennie 90. Comme on a pu le constater une intervention
onusienne tous azimuts dans de nombreuses contrées de la planète.
L’organisation
mondiale intervient, en effet, au nom d’un nouveau principe, en l’occurrence le
devoir d’ingérence. L’objectif étant de faire respecter les droits de l’homme
et la démocratie dans toutes les situations conflictuelles caractérisées par la
déliquescence de l’Etat (Somalie, Rwanda, Haïti …) ou marquées par des régimes
dictatoriaux ou « usurpateurs » (Irak, Haïti…).
C’est
justement, cette exigence démocratique qui nous interpelle depuis le fameux
sommet – symbole, à savoir la conférence franco-africaine de la Baule tenue en
juin 1990.
Depuis,
les Etats du Tiers-Monde et tout particulièrement africains sont sollicités
pour apporter des réformes politiques et constitutionnelles à leur système de
gouvernement. Chaque pays y est allé à sa manière ; de nombreux pays africains
subsahariens ont, en effet, procédé par des conférences nationales avec des
succès, somme toute relatifs.
Au
Maghreb, la situation varie d’un pays à l’autre ; sur une toile de fond
d’instabilité régionale, chacun a pris la voie que lui dicte sa spécificité.
Au
Moyen-Orient et dans le Golfe, le vent démocratique ne semble pas avoir réussi
à secouer des régimes politiques globalement monolithiques où on cherche à
privilégier « la spécificité » sur l’universalité …
Dans
d’autres contrées de l’Asie, et avec le même argument, nombreux sont les pays
qui résistent encore à cette poussée démocratique.
L’Amérique
latine s’étant débarrassée des régimes militaires durant la décennie 80 ou
ayant mis fin aux guerres civiles, parvient avec plus ou moins de bonheur à se
frayer son bonhomme de chemin vers des régimes pluralistes.
Il reste
que durant toute cette période de nombreuses et lancinantes questions n’ont
cessé de tarauder les esprits. Quel est le système démocratique qu’on cherche à
proposer, voire à imposer à ces différents pays ?
Autrement
dit, la démocratie occidentale a-t-elle une vocation à l’universalité en
faisant fi des différences culturelles nationales ?
Peut-on
vraiment réussir la transition démocratique sans une véritable option de
développement ?
La
démocratie devrait-elle s’accompagner obligatoirement d’une mutation laïcisante
?
Enfin, en
plus de cette série de questions valables pour la quasi-totalité des Etats du
Tiers-Monde, pour le cas marocain il importe de s’interroger sur la pertinence
de la formule du consensus souvent avancée comme mode de régulation politique
du moins pendant une période transitoire devant permettre une perfectibilité de
la pratique démocratique.
LA
DÉMOCRATIE : RÉFÉRENTIEL OCCIDENTAL ?
Mais au
fait, qu’est-ce qu’un système démocratique ?
Sans
remonter à l’antiquité grecque pour le définir, il est loisible de se contenter
du référentiel occidental pour la simple raison qu’il s’agit du modèle présentement
dominant. Et sans recourir à des constructions théoriques fastidieuses sur la
question, il est possible de l’appréhender à travers ses ingrédients et ses
composantes.
Suivant
la pratique qui en est faite dans les pays occidentaux, un système politique
est dit démocratique lorsqu’il répond aux considérations et conditions
suivantes :
L’Etat de
droit constitue le cadre nécessaire pour toute pratique démocratique. Le
respect des libertés publiques individuelles et collectives, des élections
libres et honnêtes, la possibilité d’alternance au pouvoir ouvert à tout parti
ou groupement de partis, la séparation des pouvoirs devant caractériser les
rapports entre eux ; tels sont grosso modo les conditions et les éléments
constitutifs d’un régime considéré comme démocratique.
Mais
comment les pays occidentaux ont pu élaborer et atteindre ce mode de gestion
politique entre gouvernants et gouvernés ?
Sans
faire un itinéraire historique long et lassant, il serait utile de rappeler
quelques événements repères/symboles devant contribuer à la compréhension de
l’art de gouvernement que connaissent actuellement les pays occidentaux
développés.
La
renaissance culturelle (XVe et XVIe) et la réforme religieuse (XVIe) et les
révolutions politiques (anglaise, française et américaine) ont permis d’abord
aux différentes monarchies européennes de se libérer de la tutelle papale,
ensuite aux peuples et aux individus de s’émanciper de toute forme de pouvoir
autoritaire et absolutiste.
La
révolution agricole, puis industrielle, la découverte de l’Amérique et des
nouvelles routes maritimes, le commerce triangulaire ont permis à l’Europe de
s’enrichir et se développer , la découverte de l’imprimerie a aidé le livre à
circuler et aux idées et courants de pensées de se répandre.
L’ensemble
de ces facteurs conjugués ont contribué à faire évoluer progressivement les
systèmes politiques à plus de liberté et de participation pour les citoyens et
moins d’autorité pour les gouvernants et cela tout en faisant de l’Europe une
puissance conquérante.
Entamée
au 15e siècle, avec des possessions et des comptoirs, la colonisation par l’Europe
d’une grande partie du monde s’est achevée au 19e siècle (à l’exception de
l’Amérique Latine qui justement venait de se libérer du joug portugais et
espagnol durant ce même siècle).
A travers
cette expansion, l’Europe a transféré certains de ses concepts (l’Etat nation
et son riche patrimoine juridique…) et ses valeurs politico-culturelles, à
savoir une certaine forme de gestion de l’Etat.
Il
ressort de ce bref rappel historique, que le monde occidental est ce qu’il est
en matière de gouvernement grâce à une longe accumulation historique.
Le
système est aussi le fruit d’une évolution interne propre à ce monde.
Aussi, la
question qui vient tout de suite à l’esprit c’est de savoir si celui-ci peut
prétendre à une quelconque universalité.
Est-il
transposable sans heurts majeurs dans des contrées où on ne l’a pas vu naître ?
LES
DIFFICULTÉS D’UNE GREFFE
Tout en
précisant qu’explication ne signifie nullement justification on tentera
d’apporter un certain éclairage sur la question démocratique du pouvoir dans la
majorité des Etats du Tiers-monde.
Tout en
sachant que la transition démocratique ne s’y pose avec les mêmes termes pour
des raisons historiques et culturelles, une chose est certaine c’est que la
question du pouvoir n’y est pas définitivement tranchée à la différence de la
quasi-totalité des Etats du Nord développés.
Elle y
est plus ou moins réglée dans la mesure où l’ensemble de leur population (à
l’exception de quelques groupuscules terroristes qui ont contesté le pouvoir et
l’Etat « bourgeois » durant les décennies 70 et 80 en Italie (brigades rouge),
en France (action directe), en Belgique ( Cellule communistes combattantes)…)
ayant accepté le système démocratique comme mode de régulation politique et
l’Etat de droit comme cadre d’organisation des rapports entre gouvernants et
gouvernés.
Sans
aller jusqu’à dire qu’il y a quasi impossibilité d’un transfert du régime
démocratique aux pays du Tiers-Monde, il faudrait, toutefois, préciser qu’il ne
pourra se faire sans une nécessaire acclimatation ; cela exige du temps pour
s’imposer et s’enraciner.
Et comme
on l’a déjà mentionné, l’art de gouvernement, en tant que mode et niveau
d’évolution politique, atteint par le Nord est le fruit d’une longue
sédimentation et une grande accumulation. Cela a contribué à donner aux
institutions une sorte de sacralité.
Le
comportement des citoyens face au droit et aux institutions exprime le décalage
qu’il y a entre le Nord et le Sud.
Au Nord,
le citoyen se comporte naturellement avec les textes c'est-à-dire le respect ;
ce comportement est rentré dans le subconscient collectif des citoyens, bref
c’est une c’est une culture.
Au Sud,
la règle c’est que le citoyen contourne la loi, chaque fois qu’il le peut, et
cela pour deux raisons essentielles: l’absence d’une accumulation
historico-institutionnelle et donc de sacralisation. C’est la cause première et
la plus déterminante. En plus, dans leur écrasante majorité, les citoyens dans
le Tiers-Monde ne se reconnaissent pas dans leurs droits et leurs institutions.
Cet
handicap historique et la perversion des systèmes politiques post coloniaux
sont l’expression édifiante de l’échec d’une greffe.
Qu’on en
juge. L’Amérique Latine a une moyenne d’indépendance de 120 ans et pourtant des
régimes démocratiques n’ont pas pu s’installer d’une manière définitive. La
proximité américaine est en partie pour quelque chose dans ce retard mais elle
n’explique pas tout.
Bref, la
question du pouvoir dans la quasi-totalité des Etats du Tiers-Monde, certes
avec une acuité différenciée, demeure donc encore posée.
DÉMOCRATIE
ET ET DÉVELOPPEMENT
Autre
question liée à la démocratie, et ce à la faveur d’une actualité récente c’est
la problématique du développement.
Peut-on y
arriver sans développement ?
D’aucuns
estiment qu’il faut d’abord produire pour pouvoir répartir les richesses et
cela ne peut se faire que sous un régime autoritaire ; la preuve est donnée par
l’Espagne et les quatre dragons. Ces deux exemples ne peuvent constituer des
références valables en tout temps et tout lieu et cela pour de nombreuses
raisons.
D’abord
l’Espagne est le deuxième pays en Europe à avoir unifié et constitué un
territoire national bien avant la France. Ce n’est donc pas un pays qui sort du
néant. Ensuite, le régime franquiste a permis l’éclosion d’une classe moyenne
qui est une des illustrations de la mobilité sociale. Ce qui n’est pas le cas
de la majorité des régimes dictatoriaux.
D’autre
part, si les quatre dragons sont ce qu’ils sont actuellement, ce n’est pas
seulement grâce à un régime autoritaire mais surtout et aussi pour d’autres
facteurs (culture du travail, un taux d’épargne élevé et une géopolitique
internationale favorable et un système éducatif performant).
Il est
donc difficile de vouloir faire de ces expériences des modèles, surtout, qu’en
plus de leur spécificité, ils ont eu lieu dans un contexte politique
particulier (rivalité Est/ Ouest). Bref, aucune expérience n’est exportable et
ne peut constituer un modèle à imiter, on ne peut qu’en tirer des leçons. Rien
de plus.
DÉMOCRATIE
ET MUTATION LAÏCISANTE
Eu égard
à l’ébullition qui caractérise actuellement le monde arabo-musulman, cet aspect
du champ politique y revêt une acuité toute particulière. D’ores et déjà, on
peut dire qu’il est encore prématuré de prétendre apporter des réponses
arrêtées sur une question aussi sensible que complexe.
Mais il
est loisible de se poser les questions qui peuvent constituer autant de pistes
d’investigation dans un domaine qui appelle à être défriché.
La
démocratie peut-elle être réduite à une simple opération laïcisante ?
Celle-ci
est –elle un préalable incontournable à toute forme de gouvernement
démocratique ?
Et comme
on peut le deviner, cette question est d’une actualité brulante dans le monde
arabo-musulman.
Autant il
est permis d’être réservé sur un transfert rapide et mimétique du schéma
occidental autant on est enclin à penser que le religieux devrait, d’une
manière ou d’une autre, connaître une forme de mutation permettant une
modernisation politico-institutionnelle. Et cela dans la perspective de
permettre d’enclencher un processus d’autonomisation de l’individu et de la
société par rapport à toutes les sources et formes de pouvoir.
ISLAME ET
DÉMOCRATIE
Le
chroniqueur de l’hebdomadaire Le Point, Jean François Revel (regain
démocratique) affirme que « l’islam est une réalité politique religieuse
jusqu’à présent foncièrement totalitaire. » pour enfin se demander si « […] La
résistance à la démocratie et au développement ne serait pas une maladie arabe
au moins en tant qu’islamique » .
Plus
nuancé et sans a priori est le propos d’Edgar Morin : « la laïcisation qui est
le recul de la religion par rapport à l’Etat et à la vie permet seule la
démocratisation. Mais dans les pays arabo-musulmans où il y eut de mouvements
laïcisateurs puissants, la démocratie a semblé une solution faible par rapport
à la révolution, qui permettait l’émancipation à la fois à l’égard du passé
religieux et à l’égard de l’occident dominateur. Or la promesse de la
révolution nationaliste comme celle de la révolution communiste était l’une et
l’autre des promesses religieuses, l’une apportant la religion de l’Etat
–Nation, l’autre du salut terrestre » .
La
conclusion qu’on peut tirer de ces deux propos et de la pensée de ces deux
auteurs c’est que la séparation du domaine religieux du champ politique est
incontournable.
Comme
pour le développement, le monde et les institutions démocratiques ne
s’exportent pas.
Pour
arriver à Rome, on peut emprunter plusieurs chemins. Chaque Etat peut pratiquer
et acclimater le mode démocratique en fonction de sa spécificité. Mais on ne
peut justifier l’immobilisme et l’absence de réformes sous prétexte de la
spécificité.
En plus,
la diversité des systèmes démocratiques occidentaux, du moins au niveau de
l’application, montre - si besoin est- que le modèle ne pourrait et ne devrait
être uniforme.
Dans un
compte rendu d’un ouvrage récent on peut lire un paragraphe édifiant et cela
tout en relativisant les termes et les conditions de la comparaison : «
Pourquoi ce que les Anglais, au XVIIe siècle ont réussi, à savoir instaurer à
l’issue d’une double révolution une monarchie parlementaire, les français, au
XIXe siècle, au terme d’un processus analogue, ne l’ont pas pu ? Alors que tous
les pays européens sont entrés dans la modernité institutionnelle et politique
par la voie naturelle de la monarchie ... » .
Toutefois,
il importe de préciser que la démocratie ne peut être réduite à la seule
séparation entre instances religieuses et temporelles quand bien même on ne
saurait nier le caractère incontournable d’une telle transition historique.
Le cas
français ne peut constituer l’exemple à suivre parce qu’il est unique et
d’ailleurs la séparation n’est intervenue qu’en 1905, alors qu’un profond et
long mouvement, visant l’autonomisation des individus et des groupes par
rapport à toutes les sources du pouvoir, consacrant l’individu et lui
reconnaissant des droits, a joué un rôle déterminant dans la démocratisation
des institutions politiques en Europe occidentale.
DÉMOCRATIE
ET CONSENSUS
Après ces
quelques développements sur des notions aussi diverses que complexes dont la
nécessité de les rendre intelligibles est impérative, il importe de
s’interroger sur une autre notion en l’occurrence le consensus. Eu égard à la
spécificité marocaine mais aussi à l’obligation de changer, cette formule de
consensus est souvent sollicitée pour une meilleure approche du politique et de
son évolution dans notre pays.
Qu’en
est-il ? Est–elle pertinente ?
Constituerait-
elle un mode de régulation politique permanent ou sera –t-elle uniquement
l’instrument d’une étape de transition vers une articulation optimale entre
l’évolution sociologique du pays et ses Institutions politiques ?
Le
professeur George Burdeau précise: « Pour que la notion de consensus soit
valable il convient de l’accepter dans son ambigüité parce qu’il procède à la
fois d’habitude et d’accoutumance au milieu d’une acceptation réfléchie du
style des relations sociales » et à l’auteur de « l’Etat » d’ajouter
opportunément d’ailleurs que l’ « on ne peut cependant fonder le consensus sur
une multitude de passivité, car l’ordre établi n’est pas accepté seulement pour
ce qu’il est mais aussi à raison de ce dont il est promesse » .
Au Maroc,
du moins jusqu’à présent et cela sans sous-estimer l’importance des réformes
politiques, constitutionnelles et institutionnelles intervenues depuis quelques
temps, le consensus est conçu et perçu à sens unique: autrement dit si au
niveau formel, la notion du consensus est de plus en plus sollicitée, voire
pratiquée pour certaines questions sacrées et sensibles, au niveau du vécu
réel, le changement n’est pas encore très perceptible car il est inoculé à
doses homéopathiques.
On peut
résumer cette situation par le biais de cette série de corrélations et/ou
d’oppositions : tradition/modernité ; immobilisme/ changement, conservatisme/audace.
En somme, l’évolution du politique au Maroc dépendrait largement de la manière
dont serait approchée et résolue cette série d’équations.
Un
observateur des questions marocaines disait qu’au Maroc c’est le politique qui
a besoin d’un programme d’ajustement structurel.
Si cette
formule lapidaire résume un tant soit peu la problématique politique marocaine,
il importe de préciser que la réforme devrait concerner l’ensemble des acteurs
politiques et devrait se traduire par un décloisonnement du débat, un
dépoussiérage des mentalités et une véritable mutation au niveau du
comportement politique; bref seule une nouvelle culture politique est à même
d’instaurer la tradition de l’exemple, de décrisper le climat, de dissiper la
suspicion et de recréer la confiance, conditions et préalable dont le pays a
fortement besoin.
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