Le Maroc est-il réformable ?[1]
Le Maroc est-il réformable ?[1]
Le système politique marocain est souvent considéré comme
sui generis.
Il est spécifique et réfractaire à toute analyse fondée
sur les canaux classiques de la science politique. Il serait difficile, en
effet, de le soumettre aux notions, concepts et critères des systèmes
politiques dits démocratique
Comment, donc, peut-on le scanner et rendre compte de
sa culture, de sa pratique et de ses attitudes erratiques ?
Nous avons toujours soutenu que les politologues, les
constitutionnalistes et sociologues marocains sont invités à élaborer un
arsenal conceptuel nouveau et adapté à un système ancré dans les entrailles de
la psychologie individuelle et collective des Marocains[2].
La notion du Makhzen a été souvent sollicitée pour
donner la clef d'accès à un système dont les coins, les recoins et les sentiers
demeurent impénétrables...
Une autre grille d’appréhension du système politique au
Maroc, c’est celle fondée sur un prisme classique mais reste toujours
pertinente, à savoir la reproduction du système politique.
Celui-ci s’exerce par le biais de six outils de
contrôle : répression physique (les années de plomb) ; contrôle de la
Charte constitutionnelle ; contrôle des partis politiques ; contrôle
des processus électoraux ; accaparement des richesses et enfin le contrôle
de l’espace symbolique, religieux, culturel et de la tradition.
La référence au modèle occidental n'a pas été pour
autant totalement abandonnée. Pour la simple raison qu'il existe et domine la
littérature politique et donc s'impose à nous et ce quelles que soient les
velléités d'autonomie conceptuelle et intellectuelle.
Pouvoir,
opposition et nouvelles formes de lutte ?
Peut-on un jour rêver d’un système politique où
l’engagement aurait un sens au Maroc ?
Cette question n’est ni saugrenue ni naïve, encore
moins iconoclaste ; la crise de l’engagement politique[3] est telle que
le désenchantement a atteint les militants les plus aguerris.
Usés, épuisés par trois décennies de combat inégal avec
la monarchie, les partis issus du mouvement national ne constituent plus
l’opposition structurée et porteuse d’un projet, comme cela était pendant des
lustres.
Par ailleurs, l’évolution sociologique de
ces partis, l’apparition de forces sociales nouvelles, représentées théoriquement
par la nébuleuse islamiste, la fracture identitaire (interne) et panarabe
(« la Nakba » depuis 1947 et « la Naksa » depuis 1967 au
Moyen-Orient), l’ampleur de la culture jihadiste ou du moins islamiste, n’est
pas de nature à conforter et entretenir l’existence d’une opposition laïque et
moderniste viable.
Ainsi , l’alternance de 1998 aidant, d’une opposition à SM le roi , les
partis d’opposition sont passés à une opposition de SM.
La conjonction de la dépolitisation, de la contestation
et de l’abstention n’augure pas une perspective d’un combat politique structuré
organisé et fondé sur des normes et des valeurs qu’on a connues dans un passé
récent.
La faillite de l’école, les difficultés de la famille,
et les carences de l’espace public, les trois principaux émetteurs de valeurs
d’engagement, de combat, de citoyenneté et de solidarité, ne remplissent plus
ce rôle.
Pour essayer de réhabiliter le politique, rétablir la
confiance et faire revenir le citoyen au champ politique et donner un sens à l’engagement
dans la chose publique, de nombreuses tentatives ont été effectuées ; le
tissu associatif, notamment celui inspiré par l’extrême gauche, s’inscrit dans
ce sillage.
En effet, face donc à la déliquescence, voire la
faillite des structures partisanes classiques, dans un contexte de crise du
politique et une défiance de la société par rapport à la chose publique, de
nouvelles formes d’organisation, d’engagement et de contestation, avec des
supports variant d’un espace à l’autre, ont commencé pendant quelques années à
prendre forme, s’installer et s’incruster ; les différentes formes de
lutte et de mouvements sociaux, initiés depuis plus de vingt-cinq ans par les
Associations des diplômés chômeurs et quelques années plus tard par
Tansikiyates (les Coordinations) et les révoltes de certaines villes et
certains villages (Bouarfa en octobre 2006, Séfrou en septembre 2007, Ifni juin
2008, Bensmim et jerada …) ont essayé de
combler le vide .
La lutte du tissu associatif a atteint ses limites. Et de nouveau, le pays
s'est installé dans une sorte d’hibernation préjudiciable à la pérennité de
l'entité marocaine, situation d'où l’on risque de ne pas sortir indemne !!
Echec d’une
greffe et de projets de société
Certains auteurs avancent quelques explications liées à
l’international et aux différents projets de société véhiculés et mis en œuvre
pars les élites ayant gouverné dans le monde arabe.
Le journaliste américain Thomas Friedman a dit à
propos des régimes arabes :
« Le défi que pose la réforme des régimes
politiques des vingt-deux Etats arabes se réduit à une question simple :
comment les faire évoluer d'un système absolutiste ou militaire à
l'instauration d'un gouvernement plus représentatif et ce sans aboutir à un
régime théocratique à l'iranienne ou à la guerre civile algérienne ».[4]
Le professeur Lahouari Addi, quant à lui,
estimait que « […] schématiquement, le monde
arabe a eu deux réponses politiques pour s’opposer à la domination européenne :
le nationalisme arabe radical (Michel Aflak, Nasser, Boumédiène, Saddam…) et
l’islamisme (Hassan al Banna, Qutb, Al Qaida…).
Les deux ont échoué parce qu’ils n’ont pas perçu
que l’avance de l’Occident n’est pas seulement matérielle, mais intellectuelle.
Les nationalistes pensaient rattraper le retard
en industrialisant et les islamistes en faisant respecter la morale par la
chari’a.
Les deux courants n’ont pas saisi l’importance
de la révolution intellectuelle des 17e-18e siècles qui a séparé l’Europe du
monde musulman »[5].
Quel est le rapport entre les extraits de ces
deux auteurs et le régime marocain qui n'est ni panarabe, ni communiste ni
socialiste ni dirigé par une junte militaire.
C'est justement cette particularité marocaine,
ce système sui generis qui fait qu'il est rebelle à tout prisme fondé sur les
canaux de la science politique classique.
Comment l'approcher ?
En marge d’un colloque, tenu sur
le dialogue entre les civilisations à Rabat (17-20 avril 2008), le
sociologue français, Alain Touraine disait cette phrase:
« Le Maroc est aujourd’hui un pays où il y a la
cour et l’islamisme radical. Cela n’a pas été toujours comme ça »[6].
Toutefois, depuis 2016, suite au
blocage d’un gouvernement Benkirane II, le rapport de force a changé. Le
mandat du docteur Saad Dine El Otmani a contribué, la géopolitique
internationale aidant (recul de l’Islam politique dans le monde arabe) à
éliminer pratiquement toute forme d’opposition .
La monarchie reprend, après le printemps arabe et le
premier mandat de Benkirane, son emprise sur la société.
Un analyste du système politique marocain aurait dit un jour : “Quand un
système est mûr, on l’analyse avec les outils de l’économie politique. Quand il
est en mutation, on utilise plutôt la science politique. Mais quand il s’agit
du nôtre, il faut parfois recourir à la psychanalyse”[7].
Personne ne soutient que la démocratie à l’occidentale
sera demain instaurée au Maroc. Mais la question qui se pose est ce que le cap
est pris ? Tout le problème est là.
Le Maroc : une
transition prédémocratique ?
Au-delà de cette dimension théorique sur la
quintessence du système politique marocain, on est en droit se poser la
question lancinante : comment qualifier la situation politique au Maroc et
l’étape historique que le pays connait ?
Et ce pour pouvoir déceler les soubassements
d’une telle dichotomie entre le pays réel et la fiction politique et électorale
et éventuellement les présenter comme éléments d’explication.
Une "
transition" qui dure ?
On est dans quelle situation politique ?
Ça peut paraitre incongru comme question et
pourtant elle me parait incontournable dans toute analyse du politique au
Maroc.
Sommes-nous dans une démocratie ?
Evidemment non.
Tout simplement parce que nous ne pratiquons pas
TOUS les ingrédients de la démocratie. La raison est simple ; nous n’avons
pas eu l’accumulation historique que les pays démocratiques ont connue.
Mais aussi et surtout, il n’y a pas de volonté
politique pour opérer le changement nécessaire et souhaité dans le processus de
libéralisation du système politique.
Sommes-nous dans une dictature ?
Non.
Parce qu’il y a quelques embryons d’un système
démocratique.
Enfin, sommes-nous dans une transition
démocratique ?
Encore non.
Pourquoi ? La transition suppose un cap et des
étapes.
On ne peut pas être depuis 1975 dans une sorte
de transition éternelle.
Alors dans quelle
situation historique sommes-nous sur le plan politique ?
Une situation
prédémocratique ?
Il s’agit d’un emprunt à la littérature marxiste[8].
L’intérêt de cette qualification ?
Ni académique ni scientifique.
C’est tout simplement que le Maroc, à l’instar
d’autres pays du Tiers-Monde, n’est pas encore rentré dans l’ère démocratique.
Il importe de souligner que le système politique
marocain, revêtant une certaine spécificité, dit sui generis, appelle un
arsenal /outillage conceptuel adapté.
La copie et
l’originale
Alexis de Tocqueville disait : « L’histoire est une galerie de tableaux
où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies… »[9].
Pour éviter que “l’histoire présente” ne soit
qu’une copie de la période 1956-1960, les premières années de l’indépendance,
il importe, de la part des acteurs, de gérer le politique autrement.
Comment et qui va porter la
réforme ?
Surtout pas ceux qui ont contribué d’une manière
ou d’une autre à la crise actuelle.
Que faire ?
Au temps du défunt Driss Basri, on voulait faire
un champ politique sans citoyens.
Aujourd'hui, on veut faire “une certaine forme
de développement” (modèle du développement) sans l'implication effective de ces
mêmes citoyens.
Il y a vingt ans de cela, un journaliste, fin connaisseuse
de la question politique au Maroc, disait : « c'est le politique qui a
besoin d'un programme d'ajustement structurel ! ».
Qu'en est-il en fait, et quelles sont les
perspectives pour une mutation qualitative du politique au Maroc ?
A travers les textes proposés dans cet essai[10], on n’a pas la prétention
démesurée de démêler ce système complexe et le rendre plus intelligible. Loin
s'en faut.
La ligne directrice de ce travail est de faire
le constat de son fonctionnement et proposer quelques éléments de la réforme.
Sans plus.
[1] Ce
texte constitue l’avant-propos de mon livre intitulé : Chroniques
politiques. Crise , Réforme ,
Désillusion .Il est sous presse .
[2] Deux auteurs ont essayé, tout récemment, de proposer une grille de
lecture du système politique marocain. Voir dans ce sens Mohamed Tozy et
Beatrice Hibou, « Tisser le temps politique au Maroc : imaginaire de
l’Etat à l’âge néolibéral », Ed. Karthala, 2020. Pour avoir une idée sur
cette publication, voir une interview exhaustive des deux auteurs sur le site
Médias 24.In. https://www.medias24.com/2021/03/23/lart-de-gouverner-au-maroc-discussion-avec-mohamed-tozy-et-beatrice-hibou/
[3] Sur la crise de l’engagement politique en général et la défiance
par rapport aux systèmes de représentation démocratique, on peut consulter utilement,
entre autres - même s’il s’agit d’écrits relatifs aux pays démocratiques - les
deux ouvrages suivants : « L’engagement politique. Déclin ou
mutation ? » de Pascal Pérrineau, Presse de la Fondation nationale
des Sciences politiques, 1994, 444 pages, et « La contre -démocratie. La
politique à l’âge de la défiance », de Pierre Rosanvallon, Ed. Seuil,
2006, 347 pages. Du même auteur « La légitimité démocratique : Impartialité,
réflexivité, proximité » ; Ed. Seuil, 2008, 367 pages. Sur la crise
du politique au Maroc, voir, entre autres, notre contribution « La
question politique et partisane dans la perspective d’une recomposition du
champ politique » pp. 17-31 et l’ouvrage collectif « Les
élections locales du 12 juin 2009 et la question politique et démocratique,
Publications du CRESS, 2010, 300 pages.
[4]. Propos publiés dans la semaine du 7 décembre 2003.
[5] . Suite de l’extrait : « Le nationalisme a commencé à
décliner avec la défaite face à Israël, en 1967, et l’islam politique est en
train de perdre du terrain. Les deux idéologies ont échoué parce qu’elles ont
toutes les deux ignoré la perspective historique et l’anthropologie
humaine ».
[6] Tenu le 17-20 avril 2008 ; Le Journal du 3-9 mai 2008.
[7] Tel Quel, N° 370, 25 avril-1mai 2009 ; éditorial.
[8] Incapable de qualifier les économies non-capitalistes au ??
ou du (à vérifier) XIX ème, les marxistes les avaient considérées comme
précapitalistes.Voir notre communication , « Transition prédémocratique,
société civile et articulation des pouvoirs au Maroc », Université de
Grenade, 29-30 Décembre 2004. In.
Sociedad civil,derechos humanos y democracia en Marruecos, Edition Eirene,2006,
443 pages, pp. 51-67.
[9] Cité par Ignace Dall « les trois rois ; la
monarchie marocaine de l’indépendance à nos jours », Fayard, 2004, p.195.
[10] Mon premier essai sur une approche du système
politique marocain a été publié en 2017 ; « Politique,
démocratie et symbolique, ou comment faire et défaire le politique au
Maroc », Ed. La Croisée des chemins, avril 2017, 187 pages. Certains
articles de cet ouvrage ont été publiés dans divers supports et d’autres sont
inédits publiés sur le site de notre revue durant ces trois dernières années.
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