Lutte contre la fraude et la corruption: Et si la blockchain était
la solution ?
Hicham SADOK
Professeur à l’Université Mohammed V
de Rabat
Les
nouvelles technologies disruptent nos vies et transforment les actions
publiques des gouvernements. Ces
derniers envisagent de s’approprier davantage le digital, adoptent les
innovations numériques afin de moderniser la bureaucratie et refondre la
relation avec les citoyens, dont les attentes sont en croissance en termes de
qualité, de rapidité et d'intégrité. A ce jour, une bulle d'attentes se forme et
les gouvernements peinent à rattraper le retard. Les citoyens avertis en
matière de digital sont beaucoup moins tolérants à l'égard de la bureaucratie, le
favoritisme, la fraude et la corruption dans ses formes actives comme passives.
De ce fait, il existe des attentes accrues et même exagérées quant au potentiel
du digital pour améliorer la prestation des services publics et renforcer l'efficacité
et l’intégrité au sein de l’action publique. Les projets pilotes et les preuves
de concept basées sur la technologie se multiplient et un battage médiatique
autour du digital se fait de plus en plus sentir, tandis que la réalité semble
encore très différente. Il est alors important de penser à la fois aux
promesses et aux pièges de cette révolution en marche, en réfléchissant, plus
particulièrement, à ce que la technologie blockchain peut et ne peut faire. S’en
tenir plus précisément à l’implémentation de cette dernière dans le secteur
public est dû, d’abord, à la réussite de cette technologie dans l'industrie
financière en appuyant la sécurité et la transparence dans les transactions des
crypto-monnaies, ensuite, au développement de multiples initiatives qui
examinent si et comment la blockchain peut être exploitée pour le changement
social[1]. Les
principaux enjeux consistent à être plus clair sur les problèmes que la
blockchain est censée résoudre, ses avantages par rapport aux solutions
numériques alternatives, son adéquation à différents contextes institutionnels
et, en fin de compte, la valeur qu'il pourrait ajouter aux institutions
existantes.
Blockchain :
un potentiel prometteur à débloquer
Une
blockchain est essentiellement un registre numérique de transactions en ligne
liées et sécurisées par cryptographie, et stockées sur un réseau informatique
peer-to-peer. C'est une technologie qui permet d'enregistrer des actifs, de
transférer de la valeur et de suivre les transactions de manière décentralisée,
garantissant la transparence, l'intégrité et la traçabilité des données sans
autorité centrale pour authentifier les informations. Il s'agit essentiellement
d'un système de cryptage des informations et d'une base de données partagée qui
repose sur un mécanisme de consensus entre parties de confiance pour certifier
les informations et valider les transactions. Les mises à jour se produisent en
temps réel, par blocs de transactions, sans interférence ou contrôle par une
autorité centrale. Une blockchain ne permet pas aux utilisateurs de modifier
les transactions terminées, et tous les utilisateurs peuvent voir l'historique
des transactions. Cette technologie est passionnante, car la sécurité des
données stockées dans une blockchain facilite, d'une manière sans précédent, la
sécurité, la transparence, la confiance et l'efficacité entre les utilisateurs.
Bien que de nombreuses personnes associent la technologie
blockchain uniquement aux transactions de crypto-monnaie, elle peut être
utilisée pour enregistrer tout type d'échange, par exemple, les ventes
immobilières, les démarches administratives, l'identification des identités ou
la chaîne d'approvisionnement. En termes de développement, la blockchain n’est encore
qu’à ses débuts. Selon la revue Forbes, et en 2017 déjà, seule 0,5 % de la
population mondiale utilisait la blockchain, tandis que plus de 50 % de la
population avait accès à Internet[2]. Et tout
comme Internet, il est quasi certain qu’il va y avoir une explosion des
utilisateurs et des usages au fil du temps ; « Rien n'est plus fort
qu'une idée dont l'heure est venue ».
La
blockchain a deux caractéristiques distinctes qui en font un outil puissant
contre la fraude et la corruption. Tout d'abord, il assure un niveau de
sécurité sans précédent des informations et l'intégrité des enregistrements
qu'il gère, garantissant leur authenticité. Il élimine les opportunités de falsification
et les risques associés aux défaillances morales ou de circonstances lors de la
gestion des données ou de la responsabilité en charge. Cela aide également à
surmonter les silos de données dans les bureaucraties traditionnelles dans
lesquelles les entités publiques hésitent à partager les informations entre
elles.
Deuxièmement,
la blockchain fournit un système transparent et décentralisé pour enregistrer
une séquence de transactions. Elle crée une trace immuable permettant une
traçabilité complète de chaque transaction. Elle fournit ainsi un support
d’audit indéfectible pour identifier les activités suspectes ou les
malversations en laissant suffisamment d'indices numériques pour identifier les
mauvais acteurs. A cet égard, trois propositions d’applications pour la
blockchain dans la lutte contre la fraude et la corruption gouvernementale
peuvent être avancées. Il s’agit du suivi des transactions faites pour
l’exécution des marchés publics, de l’enregistrement et les transactions des
actifs, et lors de la vérification de l’identité :
-. Les systèmes actuels de paiement gouvernementaux et les
transferts monétaires lors des processus de passation des marchés publics sont
particulièrement vulnérables à la corruption. Ils disposent de multiples points
de discrétion humaine qui les rendent ébranlable à la fraude et à la
falsification et créent, par conséquent, des opportunités de corruption.
Limiter l'interaction physique entre les citoyens et les fonctionnaires,
l’entreprise et le responsable réduira les possibilités de recherche de rente
de position. Chaque année, selon l'OCDE, environ 9,5 billions de dollars sont
dépensés pour des contrats du secteur public et de grands projets
d'investissement public. On estime que la corruption représente 10 % du coût
total des affaires à l'échelle mondiale et jusqu'à 25 % des coûts des contrats
d'approvisionnement dans les pays en développement. La Banque mondiale estime
que les entreprises et les particuliers paient 1500 milliards de dollars en
pots-de-vin chaque année, ce qui correspond à 2 % du PIB mondial. Ainsi, les
solutions axées sur la technologie blockchain offrent désormais une
moralisation et une transparence de bout en bout dans les contrats publics,
permettant de détecter les ententes, le truquage des offres et les fournisseurs
fantômes. La blockchain pourrait ajouter une valeur critique aux marchés
publics jusqu'à la livraison des biens et services, en verrouillant des informations
critiques à chaque étape de la chaîne d'approvisionnement qui peut être
surveillées, suivies et auditées. De plus, ces « contrats intelligents », qui
sont encore au stade expérimental, permettraient de programmer l'échange
automatique d'actifs réels dans une blockchain inaltérable, qui s'exécuterait
de manière autonome en fonction de conditions programmées. Cela réduirait les
possibilités de manipuler le processus et augmentera la vitesse des
transactions ;
- L’enregistrement des actifs et la chaîne de possession, en
particulier le registre foncier et les titres fonciers pourrait éradiquer la
fraude, mais aussi encourager les gens à enregistrer des biens non immatriclués
au cadastre. Ainsi, les banques peuvent financer les projets en garantie de ces
biens et libérer ainsi le capital « mort »[3]. La
Suède teste un registre foncier basé sur la blockchain pour rendre les détails
des transactions immobilières visibles pour toutes les parties intéressées. La
Géorgie a commencé à enregistrer les titres fonciers à l'aide de la blockchain.
Cette technologie est également testée pour créer des registres d'entreprises
et fournir des informations fiables sur la propriété effective ultime. Elle
permet ainsi une surveillance efficace pour les régulateurs financiers, les
forces de l'ordre et les administrations fiscales. Aux États-Unis, l’Etat de
Delaware a lancé une initiative qui permettra aux entreprises d'utiliser la
blockchain pour l'enregistrement et le transfert de propriété des
actions ;
- La vérification de l'identité sous forme de registre unique permettant
le ciblage et de gérer l’affectation des ressources publiques pour combattre la
pauvreté et la vulnérabilité dans un double souci d’intégrité dans les
déclarations et d’équité lors de la perception des subventions. L'Inde fournit
déjà une identité numérique unique à ses citoyens en utilisant la technologie
biométrique dans le cadre Du programme Aadhaar. L'Estonie gère un système
national d'identité numérique, où les informations personnelles sont stockées
sur un registre distribué que les individus contrôlent.-
Cependant,
les premières expériences suggèrent également que les solutions basées sur la
blockchain ne fonctionneront pas dans tous les contextes institutionnels et
qu'un certain nombre de conditions préalables doivent être remplies. Celles-ci
incluent le fait que les données existantes doivent être exactes, les registres
doivent être numérisés et le système d'identité numérique doit être fiable. Il
doit également exister une connectivité suffisante, une population sensibilisée
à la technologie et des services de support technique existants. Ce n'est pas encore
de cette situation idoine dont il s’agit dans de nombreux pays en
développement, où ces derniers doivent souvent se concentrer sur
"l'essentiel". C'est pourquoi, pour paraphraser l’article de Allen
Schick[4], « la
plupart des pays en développement ne devraient pas essayer les réformes de la
Nouvelle-Zélande » d'emblée, en sautant des étapes critiques du
développement institutionnel.
L'espoir
au-delà du battage médiatique
Potentiellement,
la technologie blockchain peut apporter une contribution essentielle à la lutte
contre la fraude, la corruption et à l'ancrage de la moralité dans le secteur
public. Mais il faut tout de même être conscient de ses exigences et de ses
limites. Le système de gouvernance de toute blockchain dans le secteur public
nécessitera des règles, des réglementations et une surveillance.
En
tant que système décentralisé, il existe, en effet, deux principaux types de
blockchains, celles qui sont complètement ouvertes (ou sans autorisation) et
celles qui sont privées (ou autorisées) avec une entité centrale agissant en
tant que régulateur pour certifier que les informations téléchargées sur une
blockchain sont exactes. Pour cette raison, les plates-formes de blockchain dans
le secteur public peuvent être à la fois autorisées et privées. Elles seraient
ainsi supervisées par un ensemble de validateurs et distribuées de manière
contrôlée, où une seule agence gouvernementale contrôle le grand livre
principal et la saisie des données. Cela signifie que la fiabilité des
enregistrements qui y sont stockés dépend entièrement de leur origine. Si cette
condition n’est pas remplie, il est plus important de corriger le processus de
saisie des données avant d'envisager une blockchain. C'est pourquoi les
gouvernements qui déploient la blockchain pour protéger les données publiques
et les bureaux d'enregistrement doivent d'abord remédier aux faiblesses des process
et des institutions sous-jacentes.
En
fait, dans le cas des registres fonciers cité précédemment, la technologie blockchain
fonctionne mieux là où les systèmes existants d'enregistrement des titres fonciers
sont déjà affermis, comme en Géorgie par exemple. Selon l'indice Doing Business
de la Banque mondiale, après plusieurs décennies de réformes ardues, la Géorgie
dispose du quatrième meilleur système d'enregistrement de propriété. Par
conséquent, et assez paradoxalement, les pays qui ont le plus à gagner des
solutions basées sur les technologies pour réparer les systèmes existants
auront également le plus de mal à l'utiliser efficacement. L’enseignement à
distance en est un parfait exemple : s’il existe un presque consensus sur
le fait que les résultats des cours en mode virtuel lors du confinement n’étaient
pas satisfaisant, les causes ne sont pas exclusivement dues au manque
d’accessibilité, mais essentiellement au manque d’adaptabilité des contenus et
de la pédagogie à ce nouveau canal de transmission.
Enfin,
il y a le défi des coûts et de l'évolutivité de la blockchain. Les applications
des solutions basées sur la blockchain dans le secteur public sont restées
limitées dans leur portée, et leur évolutivité reste une question ouverte,
compte tenu des défis de la gouvernance et de la quantité d'énergie qu'elles
consomment. La question est alors de savoir si les avantages potentiels
l'emportent sur les coûts, qui seront particulièrement élevés pour les
gouvernements qui n'ont pas encore numérisé leurs données et leurs archives.
Dans
un monde marqué par des scandales de corruption récurrents, le potentiel de la
blockchain est énorme et la promesse qu'elle contient d'éliminer la fraude est
tout simplement trop importante pour être ignorée. Elle peut apporter une
contribution essentielle en renforçant la moralité de la société et en
restaurant la confiance dans l’action publique. A cela, la blockchain pourrait
ajouter une couche de sécurité aux enregistrements et aux transactions qui sont
particulièrement exposés à la fraude et la corruption. Le moment est sans doute
venu pour commencer à expérimenter ; car comme disait Voltaire, si « On
résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées ».
[1] blockchange.ge
[2]https://www.forbes.com/sites/bernardmarr/2017/09/21/14-things-everyone-should-know-about-blockchains/#343a03b9252a
[3] Voir à ce
propos la thèse de l’économiste Péruvien du développement Hernando De Soto dans
son ouvrage Le Mystère du capital.
[4]https://documents1.worldbank.org/curated/en/597171468289000828/pdf/766180JRN0WBRO00Box374385B00PUBLIC0.pdf
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