Le dilemme de
la technologie…et si Jevons avait raison ?
Hicham SADOK
Professeur à l’Université
Mohammed V de Rabat
Le magazine de
vulgarisation scientifique Science & Vie a titré son numéro de décembre
2022 « La sixième extinction. A-t-elle commencé ? » : Dans
l'histoire de la vie sur Terre, il y a eu cinq extinctions massives ; des
épisodes où un grand nombre d'espèces ont disparu en peu de temps. Toutes les
extinctions de masse précédentes découlaient de catastrophes naturelles, telles
que les éruptions volcaniques, l'épuisement de l'oxygène dans les océans et
l'impact des météorites. La sixième extinction de masse en cours est
différente, car elle est causée par l'activité humaine. Selon un taux
d'extinction naturel et physiologique, on s'attendrait à perdre deux espèces
pour 10 000 espèces présentes tous les 100 ans. Les chiffres actuels montrent
que 477 espèces ont disparu au cours des 100 dernières années. Avec un taux
d'extinction naturel, nous nous serions attendus à n'avoir que neuf extinctions
; en d'autres termes, il y a eu 468 extinctions de plus que prévu au cours du siècle
dernier ! Ce constat est dramatique et tragique. À ce rythme, nous
pourrions perdre une grande partie des espèces qui sont essentielles pour
maintenir les écosystèmes à l’origine des avantages que nous obtenons
gratuitement du bon fonctionnement de la nature comme la qualité et la quantité
d'eau, la fertilisation des sols, la pollinisation …etc.
Le rapport des
experts climat de l'ONU (GIEC) "groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat" de cette année pointe clairement la responsabilité
humaine dans ce désastre[1]. Dans
tous les scénarios envisagés par le GIEC, du plus optimiste au plus pessimiste,
la température mondiale devrait atteindre + 1,5 °C, par rapport à
l'ère préindustrielle, autour de 2030. Soit dix ans plus tôt que la
précédente estimation de ce même GIEC il y a trois ans. Mais les températures
pourraient aussi monter beaucoup plus haut. Cinq scénarios sont
présentés : le plus catastrophique envisage un réchauffement compris entre
3,3 et 5,7 degrés. Certaines conséquences du réchauffement de la planète sont
déjà irréversibles pour des siècles ou des millénaires alertent les
experts climat de l'ONU. C'est le cas notamment de la fonte des glaces et de la
montée des eaux, quel que soit le rythme des futures émissions de gaz à effet
de serre.
Or si ces constats sont connus et difficile
aujourd’hui de les nier, beaucoup cherchent à trouver des solutions
technologiques capables de transcender les limites de notre modèle actuel. Mais
si la technologie peut réellement répondre aux enjeux écologiques, son
utilisation a toutefois un impact climatique de plus en plus important et donne
lieu à un consumérisme débridé. La technologie numérique à titre d’exemple est
marquée par un usage avant tout consumériste. La grande majorité des courriels
échangés sont en réalité des spams publicitaires, sans parler de l'utilisation
frénétique des échanges futiles sur les réseaux sociaux incitant à consommer de
l’énergie de manière compulsive et par conséquent une émission inutile de CO2. Les
technologies digitales, au-delà de leurs apports au niveau de l’accessibilité
et l’inclusion, ont, en contrepartie, un véritable impact sur l'environnement.
La consommation électrique du numérique s'accroît de 9 % par an et
représente déjà 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[2].
Les impacts négatifs du digital, à l’instar des autres technologies, sont-ils
acceptables au regard des bénéfices qu’ils apportent à l’humanité ?
La controverse
L’épuisement des
ressources et les risques écologiques sont plus que jamais au cœur des débats
sociétaux et économiques. Les technologies au service de l’environnement est un débat qui n’aboutit pas à un consensus.
Les camps en présence paraissent antagonistes, et la caricature est tentante.
Il y’aurait d’un côté les décroissants, « mode Amish », qui agitent
le spectre de l’effondrement et rejettent en bloc la technologie. Pour eux, le
capitalisme qui pourrait demain mettre sa puissance d’innovation technologique au
service d’une économie soutenable n’est qu’une grande illusion. Tant que le
débat sur la croissance n’aura pas été sérieusement engagé, le fond du problème
demeurera occulté. En dépit des accords signés par la quasi-totalité des pays
pour la protection du climat et de l’environnement, qui ne sont d’ailleurs
assorti d’aucune mesure coercitive pour les pays signataires, le monde continue
de vivre dans son paradigme ancien, celui de la croissance. Ceux qui espéraient
que la pandémie du Covid allait éveiller le sens profond, un sentiment de
priorisation immédiat, direct et personnel ont vite déchanté.
De l’autre, les
partisans de la croissance couplée au green tech, confiants dans le rôle des
technologies à relever le défi du changement climatique, et chantres optimistes
de l’innovation et de la disruption, promettent la technologie comme levier efficace
dans la lutte contre les conséquences néfastes sur l’environnement. L’idée de
convergence entre transition écologique et transition technologique a du sens au
point d’apparaître comme une évidence. Il ne fait aucun doute que sans la
révolution numérique, par exemple, la collecte des données, leur traitement, la
modélisation et la simulation au service de la recherche et de l’aide à la
décision seraient difficiles, y compris pour la compréhension du changement
climatique lui même. Force est de constater que sans cette explosion que permet
la technologie, sans « la Grande Accélération »[3]
que permet le numérique, il ne serait pas possible de lutter contre les dégâts
environnementaux induits.
Devant ce dilemme
que posent aujourd’hui ces deux temporalités qui pensent les vocations de la
technologie face aux besoins de l’économie, d’une part, et la contrainte
environnementale, d’autre part, il devient peut être utile d’extrapoler de la
pensée économique des éléments éclairants. Sans prétendre que l’histoire se
répète, certaines situations du passé ressemblent à s’y méprendre à celles que
nous vivons aujourd’hui, et nous incitent à réfléchir à la fois à leurs causes
et aux évènements qui en ont découlé pour remettre ainsi en perspective les problématiques
actuelles. A cet effet, le livre de 1865, « Sur la question du charbon », de William Stanley
Jevons, dans lequel il étudie les conséquences de la
dépendance vis-à-vis du charbon, peut être plus qu’inspirant.
Le paradoxe de
Jevons
L’économiste
britannique William Stanley Jevons (1835-1882) a été qualifié par Schumpeter,
dans sa monumentale Histoire de l’analyse économique, comme étant un des
économistes les plus authentiquement originaux qui aient existé. Jevons
observait en 1865 déjà que la consommation du charbon a fortement augmenté
après que James
Watt a introduit sa machine
à vapeur, qui était bien plus efficace que celle de Thomas Newcomen. Cette
efficacité énergétique de l’innovation de Watt a fait du charbon une source
d'énergie plus efficace, ce qui a conduit à généraliser l'utilisation de sa
machine à vapeur au sein des manufactures. Les améliorations techniques entre
1830 et 1863 ont permis de diminuer de deux-tiers la consommation du charbon,
mais en même temps ont conduit à une multiplication par dix de la quantité du
charbon consommé : plutôt que de réduire la consommation totale du
charbon, les améliorations technologiques et les gains de rentabilité ont
conduit à accroître la consommation totale du charbon. La description de ce paradoxe
par Jevons constitue un apport important à l'économie en général, et plus
particulièrement au concept récent de l’économie durable. Soulignant la
fragilité de l'économie qui repose sur la technologie, Jevons estime qu'il faut
diminuer l'activité économique et réduire la consommation, car ce n'est pas
soutenable sur le long terme : « nous devons choisir entre une grandeur brève et
une médiocrité continuée plus longtemps ».
Jevons arrive à
la conclusion qu'à mesure que les améliorations technologiques augmentent
l'efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale
de cette ressource ne fait qu’augmenter au lieu de diminuer. En particulier, ce
paradoxe implique que l'introduction de technologies plus efficaces peut, dans
l'agrégat, augmenter la consommation totale de l'énergie, et par conséquent,
des externalités négatives sur l’environnement.
Cette idée selon
lequel les améliorations technologiques économiquement et socialement justifiées
augmenteront la consommation plutôt que de la réduire ont été à nouveaux
étudiés après le choc pétrolier de 1973 par Brookes et Khazzoom. Ces derniers notent, eux aussi, qu'en dépit des
améliorations de l'efficacité technologique, la consommation globale d'énergie
n'a pas diminué. Si le postulat de Khazzoom-Brooke s’avère vrai, il
ne serait du tout étonnant de constater de nos jours les profondes implications
de l’économie technologique sur la durabilité : encourager l’efficacité technologique
comme moyen pour sauver l’environnement serait non seulement futile mais
positivement contre-productive.
Dans cet état
d’esprit, la transition numérique en cours est certes reconnue quasi
unanimement comme un levier de développement économique et social pour
l’ensemble des pays et des entreprises. Elle est en outre souvent considérée
comme un moyen de réduire la consommation d’énergie dans un grand nombre de
secteurs. Pourtant, les impacts environnementaux directs et indirects (effets
rebond) liés aux usages croissants du numérique sont systématiquement
sous-estimés. Si internet était un pays, il serait le troisième consommateur
mondial d’électricité, derrière la Chine et les États-Unis. La part du
numérique dans les émissions de gaz à effet de serre a augmenté depuis 2013
pour passer de 2,5 % à 4%, soit
davantage que le transport aérien civil, selon le groupe de réflexion The Shift
Project[4].
L’explosion des usages insignifiants d’échange sur internet et la
multiplication des périphériques numériques fréquemment renouvelés sont les
principaux facteurs de cette inflation énergétique. Cependant, l’impact
environnemental de la transition numérique peut être encore gérable si l’humanité
passera de l’intempérance numérique à la sobriété dans notre relation au
numérique. Autrement, le dogme de la gratuité du web serait à revoir pour
éviter les conséquences les plus tragiques de la sixième extinction de masse :
« Si l'abeille disparaissait du globe, l'homme n'aurait plus que quatre
années à vivre ».
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